À l’aune de ces chiffres, on comprend donc la fortune que Vincent Bolloré a empochée, puisque sur ces vingt-deux exercices pour lesquels nous avons pris connaissance des résultats de la société, les bénéfices cumulés ont atteint 184,7 millions d’euros. Et le montant des dividendes servis aux actionnaires a atteint presque la même somme, soit 175,2 millions d’euros, dont 95 % sont donc revenus au groupe Bolloré. Autrement dit, pendant les vingt-deux années sous revue, la SFDM a versé à ses actionnaires, c’est-à-dire essentiellement au groupe Bolloré, près de 94 % de ses résultats. De ce constat, on mesure mieux que les 26,6 millions d’euros demandés en 1995 au groupe Bolloré sous forme de droits d’entrée constituaient en réalité une misère.
Mais la fin de l’histoire est aussi étonnante que ses débuts. À la fin de l’année écoulée, le gouvernement actuel décide, non pas de lancer l’appel d’offres qui avait été prévu par le décret du 14 février 2020, mais de faire racheter par l’État les 95,05 % détenus par le groupe Bolloré et les 4,95 % contrôlés par le Grand Port maritime de Nantes-Saint-Nazaire. Le 14 décembre 2021, un décret est donc pris, qui annonce ce qui suit : « L’État décide de se porter acquéreur d’une participation de 9 505 actions de la Société française Donges-Metz, représentant environ 95,05 % du capital de la société, auprès de la société Bolloré Energy, entraînant le transfert de la majorité du capital de la Société française Donges-Metz au secteur public. » Ce décret est signé par le premier ministre Jean Castex, le ministre des finances Bruno Le Maire et la ministre de la transition écologique Barbara Pompili.
Quelques semaines plus tard, le 5 janvier 2022, deux arrêtés sont pris, sous la signature du directeur général de l’énergie et du climat Laurent Michel et du commissaire aux participations de l’État Martin Vial. Le premier arrêté dispose ceci : « L’État décide de se porter acquéreur de 495 actions de la Société française Donges-Metz, représentant 4,95 % du capital de la société, auprès du grand port maritime de Nantes-Saint Nazaire, pour un prix de 1 616 454 euros. » Et le second arrêté ajoute : « L’acquisition par l’État de 9 505 actions de la Société française Donges-Metz, représentant 95,05 % du capital de la société, auprès de la société Bolloré Energy s’effectue à un prix de 31 039 176 (trente et un millions trente-neuf mille cent soixante-seize) euros. »
À lire ce second arrêté, on tombe des nues. Pour au moins deux raisons. La première tient au montant de l’acquisition par l’État des parts du groupe Bolloré dans la SFDM. Car en déboursant plus de 31 millions d’euros, l’État rend à Vincent Bolloré une somme encore plus considérable que les 26,6 millions d’euros que le milliardaire a déboursés en droits d’entrée en 1995. On peut donc simplifier l’histoire en disant que l’État a offert gratuitement une concession de vingt-sept ans au groupe Bolloré, lequel a distribué au moins 175,2 millions d’euros en dividendes (sans compter les années antérieures à 1999), dont 95 % à son propre profit, soit presque 167 millions d’euros. CQFD ! Grâce pour commencer à Balladur-Sarkozy puis pour finir à Macron-Castex, Vincent Bolloré a empoché un cadeau net de près de 167 millions d’euros, non compris les dividendes éventuels qui ont été distribués avant 1999.
Selon nos sources, c’est le premier ministre qui a signé le décret donnant le feu vert au rachat, mais l’opération a été suivie de très près par l’Élysée.
Mais l’affaire est encore plus insensée que cela. Car si on lit avec attention les dispositions du décret initial, celui du 24 février 1995, et notamment l’article 41 alinéa 2 du cahier des charges placé en annexe, on découvre la disposition suivante (qui est une règle générale pour les concessions accordées par l’État) : « À l’échéance de l’exploitation ou à la date de dénonciation ou de rupture de celle-ci pour quelque cause que ce soit, le titulaire sera tenu de remettre à l’État immédiatement et gratuitement en bon état d’entretien et de fonctionnement, la totalité des ouvrages, installations, aménagements, équipements, meubles, appareils, outillages et dépendances non bâties qui ont été mis à sa disposition pour l’exécution de sa mission. »
Alors pourquoi l’État fait-il aujourd’hui l’acquisition pour 31 millions d’euros de biens qui devaient lui être remis « immédiatement et gratuitement » à la fin de la période d’exploitation ? Nous avons posé la question à Martin Vial, commissaire aux participations de l’État, qui est l’un des deux signataires des derniers arrêtés : il nous a renvoyés vers le ministère de la transition écologique, nous assurant que c’est ce dernier qui avait piloté le dossier.
En réponse à nos questions, le ministère de la transition écologique nous a fait cette réponse passablement emberlificotée : « L’État a décidé d’acquérir la Société (SFDM), dont la concession d’exploitation prenait fin au 28 février 2022. Il convient de distinguer l’oléoduc qui est depuis les années 1990 une propriété de l’État, et pour lequel l’État n’a rien eu à payer à la fin de la concession, et, de l’autre côté, la société qui l’exploite, la SFDM, que l’État vient d’acquérir. Construit par les forces armées américaines entre 1954 et 1956, l’oléoduc entre Donges et Metz représente 640 km de pipelines, 13 dépôts pétroliers et de 562 hectares de terrains associés. L’exploitation de cet oléoduc et des dépôts pétroliers qui y sont connectés permettent d’assurer l’approvisionnement en essence et Diesel de 8 millions de Français pour leurs besoins quotidiens. La transition écologique conduira à une réduction de l’usage des produits pétroliers, toutefois dans la décennie à venir, les besoins restent significatifs, et le bon fonctionnement de cet oléoduc indispensable. »
Et le ministère d’ajouter : « À la fin de la convention d’exploitation, l’État a cherché à vendre l’oléoduc et la société exploitante, au travers d’une procédure d’appel d’offres. Les conditions financières proposées par les entreprises intéressées n’étaient pas acceptables pour l’État. L’État a donc pris ses responsabilités en assurant, à la fin de la concession, la continuité de l’exploitation du bien : pour éviter tout risque de rupture d’approvisionnement tout en évitant des effets d’aubaines pour des acteurs privés. Le montant de l’opération de 33 millions d’euros fait suite à un travail technique objectif et approfondi sur la situation comptable de la société. Il traduit la bonne situation financière de la SFDM, correspondant en particulier à la trésorerie qu’elle détient. Une réflexion a été lancée afin d’orienter les investissements de l’entreprise vers la transition écologique, afin que les revenus tirés du transport de produits pétroliers financent le développement des nouvelles énergies. »
Quoi qu’il en soit, le cadeau fait à Vincent Bolloré sur fonds publics est tellement important qu’on ne peut que s’interroger sur le sous-texte de l’opération. Car les relations entre Vincent Bolloré et Emmanuel Macron ont fortement évolué au cours de ces dernières années. Il y a d’abord eu une période de proximité. Puis les relations entre les deux hommes se sont dégradées. L’un des signes a été les manœuvres souterraines de l’Élysée pour favoriser l’absorption de M6 par TF1, afin de constituer autour de Martin Bouygues un mastodonte audiovisuel de nature à faire contrepoids à l’empire audiovisuel de plus en plus menaçant de Vincent Bolloré.
Et puis, après une période de très fortes tensions, le climat s’est, semble-t-il, apaisé. Cet immense cadeau autour de la SFDM est l’un des signes qui le suggèrent.