Souveraineté ou sécurité de l’alimentation? Production autocentrée ou commerce des denrées alimentaires ? Derrière les mots, des choix de société radicalement différents, c’est dire si la problématique concerne le monde tout entier.
*Julien Brugerolles est assistant parlementaire.
Avec l’arrêt momentané de certains échanges commerciaux, la crise de la covid-19 a remis pendant quelques semaines au centre des enjeux de sûreté pour notre pays la question de la production agricole et de l’approvisionnement alimentaire. Dans la foulée, de nombreux responsables politiques ou « experts » ont redécouvert et utilisé médiatiquement l’expression souveraineté alimentaire. Plus un jour ne passe sans que la recherche de cette souveraineté ne soit brandie, affichée… et surtout instrumentalisée. Car le terme, devenu « tendance », cache en réalité une intense bataille de détournement idéologique.
SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE CONTRE LA FAIM ET LA MALNUTRITION ?
En fait, on parle là d’un concept qui n’a pas surgi subitement tel un effet secondaire de la covid-19 pour esprits en mal d’éléments de langage. Il est en effet issu de la construction politique des mouvements agricoles progressistes et altermondialistes (et de Via Campesina en particulier), qui entendaient désigner par là le droit des peuples, des États ou groupes d’États régionaux de décider librement de leurs politiques agricoles et alimentaires comme des moyens publics d’assurer le développement de leur autonomie et de leurs modèles propres de production, de coopération et de distribution.
L’insécurité alimentaire, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir un accès régulier à une alimentation saine, équilibrée et nutritive, toucherait près de 2 milliards de personnes.
Les pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, mais aussi d’Amérique latine, sont les premiers concernés par le champ que recouvre ce concept, puisqu’ils concentrent l’essentiel des populations sujettes à la sous-alimentation et à la malnutrition. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) annonce ainsi dans son rapport annuel publié le 13 juillet 2020 que 690 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, un chiffre en augmentation de 10 millions en une année, et de 60 millions en cinq ans.
Les Signes de la qualité et de l’origine (SIQO) sont déclinés en différents labels.
L’insécurité alimentaire, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir un accès régulier à une alimentation saine, équilibrée et nutritive, toucherait près de 2 milliards de personnes, avec 21,3 % des enfants qui souffriraient de retards de croissance dans le monde en 2019. Avec la pandémie de covid-19, l’ONU alerte et table sur une hausse de 83 à 132 millions de personnes supplémentaires souffrant de sous-alimentation en 2020.
Mais nous aurions tort de penser que le risque de crise alimentaire ne menace que des centaines de millions de personnes dans les pays du Sud. Il concerne aussi des dizaines de millions de Français et d’Européens, dont un nombre croissant sont déjà dans l’incapacité, au regard de l’insuffisance de leurs revenus et/ou du niveau de leurs dépenses contraintes, de subvenir à leurs besoins alimentaires élémentaires.
Alors que 17,3 % des Européens, soit 87 millions de personnes, vivaient déjà sous le seuil de pauvreté en 2015, selon Eurostat, le taux de pauvreté en Europe va progresser fortement avec la crise. Dans notre pays, les demandes d’aide alimentaire ont connu une progression de 20 % à 40 % ces derniers mois selon les différentes associations caritatives.
ALIMENTATION ET LIBRE-ÉCHANGE GÉNÉRALISÉ
Face à ces chiffres, l’ambition de nourrir correctement tous les Français, et les Européens, ne peut se résumer à une simple politique de sécurité des approvisionnements alimentaires et d’ajustement par la concurrence sur les marchés agricoles mondiaux. La crise alimentaire qui vient est révélatrice de l’impasse dans laquelle nous ont conduits les choix successifs de déréglementation et de libéralisation du secteur agricole depuis les années 1990.
L’inclusion « forcée » de l’agriculture dans les accords commerciaux inter-nationaux (GATT puis OMC), puis dans les accords d’association ou de libre-échange européens, tient un rôle particulier dans l’accroissement des déséquilibres et des dépendances. Les résultats de plus de trente années de politiques néolibérales mériteraient ainsi une véritable évaluation internationale, ce non seulement sur le strict plan de la problématique alimentaire, mais également sur les effets induits par les spécialisations agricoles et la compétition internationale vis-à-vis de la capacité d’agrosystèmes profondément transformés à répondre demain aux enjeux alimentaires, climatiques, sociaux et environnementaux dans chaque pays.
Le débat doit se centrer sur la question de savoir si les Français, et les Européens, seront en capacité de construire démocratiquement leurs choix agricoles et alimentaires permettant d’assurer durablement l’essentiel des productions sur le territoire national et européen, tout en respectant pleinement les choix des autres pays et régions du monde.
Une telle évaluation s’avérerait sans doute fort utile pour déconstruire toute une série de mythes économiques, et nourrir un peu plus la conviction d’une urgence : celle de reconquérir des garanties démocratiques quant à la capacité des peuples à décider librement de leurs choix et de leurs politiques publiques agricoles et alimentaires. Cette bataille-là est centrale. Elle conditionne, de mon point de vue, les possibilités de chacune des régions du monde, et de chaque peuple, à sortir durablement de la sous-alimentation et de la malnutrition, en développant leurs propres capacités productives et complémentarités locales ou régionales.
QU’EST-CE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ?
La souveraineté alimentaire seraient-ils donc désormais tous convaincus par cette nécessité ? On peut en douter. Car un rapide tour d’horizon des articles de presse titrant sur la souveraineté alimentaire donne plutôt à voir toute l’étendue des contradictions qui se cachent derrière l’utilisation de la notion. En particulier, les libéraux s’empressent systématiquement de relativiser : ce qu’il nous faut, c’est bien plus une « sécurité alimentaire » qu’une « souveraineté alimentaire ».
Une tribune de l’agro-économiste Jean-Marie Séronie intitulée « Souveraineté alimentaire : de quoi es-tu vraiment le nom? », publiée le 28 avril 2020 sur le site Terre-net, résume assez bien le fond des divergences idéologiques existantes et du travail « de réaction » à l’oeuvre : « Nous importons de plus en plus mais nous exportons, en valeur, largement plus que ce que nous importons, même si cet écart diminue. Deux secteurs sont emblématiques : la viande et les fruits et légumes. Alors que nous encourageons, depuis des années, la consommation de fruits et légumes pour des enjeux de santé publique, nous importons presque 50 % des légumes et 60 % des fruits. Certaines filières ont presque totalement déserté notre territoire principalement pour des raisons de compétitivité, de coûts salariaux en particulier. Corriger cette situation demandera beaucoup d’énergies et d’investissements. Il faudra agir à la fois sur le consentement à payer un peu plus des consommateurs, différencier davantage certains produits, baisser le coût du travail mais aussi que les agriculteurs gagnent en productivité dans leurs exploitations. […] Nous n’allons pas inventer les phosphates que nous n’avons pas dans notre sous-sol ! Nous ne serons donc jamais autonomes. À l’idée de souveraineté, d’autonomie, d’autosuffisance, préférons l’idée de sécurité alimentaire. Ce concept ne présente pas d’ambiguïté d’arrière- pensée de fermeture, de repli sur soi mais ouvre plutôt sur l’anticipation, l’organisation. »
La crise alimentaire qui vient est révélatrice de l’impasse dans laquelle nous ont conduits les choix successifs de déréglementation et de libéralisation du secteur agricole depuis les années 1990.
Avec Jean-Marie Séronie, nous touchons très directement au travail de détournement intellectuel de la dimension systémique et transformatrice du concept de souveraineté alimentaire, mais aussi des notions qui lui sont étroitement liées, comme la recherche de l’autosuffisance alimentaire et le principe d’un droit à l’alimentation.
En France, les demandes d’aide alimentaire ont connu une progression de 20 % à 40 % ces derniers mois selon les différentes associations caritatives.
Car le débat n’est précisément pas seulement de savoir si la France et l’Union européenne seront en capacité d’anticiper ou de s’organiser pour s’assurer des moyens de disposer de suffisamment de nourriture pour leurs populations. Le débat, pour nous, doit se centrer sur la question de savoir si les Français, et les Européens, seront en capacité de construire démocratiquement leurs choix agricoles et alimentaires permettant d’assurer durablement l’essentiel des productions sur le territoire national et européen, tout en respectant pleinement les choix des autres pays et régions du monde. Nous changeons là radicalement de perspective politique d’avec la version « allégée » de la seule sécurité alimentaire, soluble dans l’ouverture des marchés et qui ne s’intéresse jamais vraiment aux modèles de production ni à la coopération internationale.
LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE DES RICHES
Un autre exemple de cette bataille idéologique fondamentale tient à l’absence récurrente d’interrogation sur la mesure de la balance commerciale agricole française, et européenne, et sur les effets systémiques de son évolution ces trente dernières années. L’idée d’une « montée en gamme » de nos exportations pour compenser la croissance de nos importations semble être de plus en plus largement partagée.
Mais ce « recyclage qualitatif » de la théorie des avantages comparatifs ne s’accompagne pratiquement jamais d’une réflexion sociale sur la destination de ces productions, notamment celles sous signe d’identification de la qualité et d’origine (SIQO). Faut-il se féliciter d’exporter mieux en valeur que ce que nous importons, sans s’interroger sur les effets de ces importations sur les agrosystèmes et les populations locales? Peut-on s’extraire de tout examen sur l’intérêt et la pertinence alimentaire d’une politique commerciale visant à exporter plus de produits sous SIQO (IGP, AOP, AB, label Rouge) à destination des plus riches consommateurs américains, japonais ou chinois, plutôt que de soutenir les moyens concrets des ménages et des enfants français, et européens, les plus modestes d’accéder très régulièrement à ces produits ?
La « montée en gamme », uniquement pour les plus riches du monde, est-elle une politique alimentaire acceptable ? Je reprendrai enfin un dernier exemple, extrait de la même tribune de Jean-Marie Séronie (décidément !), et qui dénote toute l’hypocrisie qui accompagne le prêt-à-penser économique qui est servi avec les analyses libérales des politiques agricoles et alimentaires. M. Séronie avance que, pour que nous consommions plus de produits français, « il faut agir à la fois sur le consentement à payer un peu plus des consommateurs » tout en faisant « baisser le coût du travail ». Typique des contradictions permanentes de la réflexion des économistes libéraux, il déclare ainsi, dans la même phrase, que le salaire des de nos importations semble être de plus en plus largement partagée. Mais ce « recyclage qualitatif » de la théorie des avantages comparatifs ne s’accompagne pratiquement jamais d’une réflexion sociale sur la destination de ces productions, notamment celles sous signe d’identification de la qualité et d’origine (SIQO).
Faut-il se féliciter d’exporter mieux en valeur que ce que nous importons, sans s’interroger sur les effets de ces importations sur les agrosystèmes et les populations locales? Peut-on s’extraire de tout examen sur l’intérêt et la pertinence alimentaire d’une politique commerciale visant à exporter plus de produits sous SIQO (IGP, AOP, AB, label Rouge) à destination des plus riches consommateurs américains, japonais ou chinois, plutôt que de soutenir les moyens concrets des ménages et des enfants français, et européens, les plus modestes d’accéder très régulièrement à ces produits ? La « montée en gamme », uniquement pour les plus riches du monde, est-elle une politique alimentaire acceptable ?
La « montée en gamme », uniquement pour les plus riches du monde, est-elle une politique alimentaire acceptable?
Je reprendrai enfin un dernier exemple, extrait de la même tribune de Jean-Marie Séronie (décidément !), et qui dénote toute l’hypocrisie qui accompagne le prêt-à-penser économique qui est servi avec les analyses libérales des politiques agricoles et alimentaires. M. Séronie avance que, pour que nous consommions plus de produits français, « il faut agir à la fois sur le consentement à payer un peu plus des consommateurs » tout en faisant « baisser le coût du travail ». Typique des contradictions permanentes de la réflexion des économistes libéraux, il déclare ainsi, dans la même phrase, que le salaire des travailleurs (notamment de l’agriculture et de l’agroalimentaire) devrait donc baisser tout en souhaitant que ces mêmes travailleurs (ils mangent eux aussi !) consentent à payer plus cher pour manger français. « Gagner moins pour manger mieux» : voilà qui pourrait servir de joli slogan de campagne électorale à certains !
Assurément, la souveraineté alimentaire est d’abord un combat politique.
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