Alors que la contre-offensive de l’armée d’Addis-Abeba a contraint la rébellion tigréenne au repli, les témoignages se multiplient sur les atrocités commises depuis un an par les deux parties. Reportage dans la région Amhara, où les femmes violées par les combattants du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) témoignent.
Nefas Mewcha, région Amhara (Éthiopie), envoyée spéciale.
Elle est prostrée dans la pénombre, sur un banc de bois vacillant, le corps enveloppé dans un gabi, une large et chaude étole de coton blanc. Elle porte sur les tempes et sur le front des tatouages et, aux oreilles, de discrets anneaux d’argent, les seuls biens qui lui restent, depuis que des hommes du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), la rébellion férocement combattue par le gouvernement d’Addis-Abeba, ont forcé la porte de sa maison, au milieu du mois d’août, pour y semer la désolation.
Le viol comme arme de guerre
« Ils nous ont tout pris, ils nous ont laissées nues, dans tous les sens du terme », souffle Agere, une femme d’une trentaine d’années, qui relève la tête pour livrer, la gorge nouée, l’atroce récit du viol qu’elle a enduré. « Ils sont arrivés le 12 août, nous entendions des tirs dans toutes les directions. Il y avait beaucoup de morts, que nous ne pouvions ni pleurer ni enterrer. Ils ont commencé à tout piller : l’hôpital, les commerces, puis les maisons une à une. Ce qu’ils ne pouvaient pas prendre, ils le démolissaient, raconte-t-elle. Quand ils sont entrés chez moi, ils se sont emparés de mon téléphone, de ma croix, des vivres, de toutes mes économies. Puis ils ont mis mes deux enfants de 4 et 12 ans dehors, en menaçant de les tuer. J’ai été violée chez moi, sous la menace d’une arme. Ils étaient deux, très jeunes, des gamins. Si je n’avais pas eu si peur de leur arme, je leur aurais administré une correction. Ils m’ont dit : si tu cries, on te tue. »
Son fils aîné a pris la fuite, il a marché seul pendant deux jours à travers la montagne pour rejoindre des parents, chez lesquels il est arrivé les pieds en sang. Les hommes du TPLF ont occupé la zone du 12 au 21 août, neuf jours de terreur pour les habitants de Nefas Mewcha, une ville du district de Gayint, dans les hautes terres de la région Amhara, perchée sur une crête à plus de 3 000 mètres d’altitude, entre deux vertigineuses falaises.
« Ils nous disaient être venus détruire les ânes, c’est ainsi qu’ils nous désignent, nous, les Amharas. Ils nous attrapaient par la gorge, par les cheveux, nous giflaient, nous battaient, menaçaient d’en finir avec nos enfants. Ils disaient qu’il ne fallait pas laisser grandir ces serpents qui finiraient par se retourner contre eux. Ils n’ont pas tué d’enfants, mais nous étions terrorisés, terrés chez nous. Ils sont finalement partis en direction de Debre Tabor, en promettant de revenir nous massacrer si l’armée les contraignait à rebrousser chemin », poursuit Agere. Dans ce cauchemar, sa seule source de soulagement est d’avoir échappé à une grossesse. Son mari, qui se trouvait alors à Bahir Dar, la capitale régionale, ignore tout de son supplice : le poids de l’opprobre social jeté sur les femmes ayant subi des violences sexuelles les réduit au silence ; le viol, comme arme de guerre, s’avance comme une atteinte à toute la communauté, pour la salir tout entière et la disloquer.
Des victimes cloîtrées dans leur traumatisme
À Nefas Mewcha, 73 femmes ont déclaré avoir subi des violences sexuelles. Le docteur Biniam croit ce chiffre sous-estimé. Ce médecin de 35 ans, affecté à Debre Tabor, a été réquisitionné pour venir prêter main-forte à l’hôpital local, lorsque le front mouvant de la guerre civile meurtrière qui déchire depuis un an l’Éthiopie s’est rapproché de Nefas Mewcha. Avec ses équipes, il a réussi à faire évacuer les patients en catastrophe, avant l’arrivée du TPLF. Il a vu défiler des milliers de blessés. Lorsque la position a été reprise par l’armée fédérale, il a retrouvé les lieux dévastés, matériel détruit, lits renversés, médicaments éparpillés. « J’étais effondré en retrouvant l’hôpital dans cet état, murmure-t-il . Nous soignons tout le monde, tous les belligérants, je ne fais pas de différences. S’ils avaient pris les médicaments, le matériel pour sauver des vies ailleurs, d’accord, mais tout détruire ! Tous les villages des environs dépendent de cet hôpital, de sa maternité, de ses services de pédiatrie. Ici, le paludisme, la tuberculose, le VIH font des ravages. Pour beaucoup de gens de ce district encl avé, c’est un service absolument vital. »
Les femmes victimes de viol, dans ce chaos, ont tardé à se manifester. Beaucoup, cloîtrées dans leur traumatisme, ne sont jamais venues se faire soigner. Certaines l’ont sollicité pour une IVG en découvrant qu’elles étaient tombées enceintes. D’autres craignaient d’avoir contracté le VIH. Toutes souffraient de déchirures vaginales, parfois graves, entraînant des complications. D’ecchymoses et de plaies multiples, aussi, laissées par leurs agresseurs. « Les séquelles psychologiques sont lourdes. Une victime s’est récemment suicidée. Il y a eu des cas de viols collectifs, et des femmes violées sous les yeux de leurs enfants. Dans cette communauté de chrétiens orthodoxes très croyants, le viol est vu comme un déshonneur ; il y a cette idée de pureté brisée faisant peser la honte sur les victimes, qui n’ont nulle part où aller », expose le docteur Biniam.
« Il était très jeune, il aurait pu être mon fils »
Les femmes de Nefas Mewcha, pourtant, veulent raconter leur calvaire. Une quarantaine d’entre elles affluent dans la salle commune ouverte pour nous par une responsable de la municipalité, qui les invite à livrer leur témoignage « sans un mot de trop ni de moins, sans esprit de vengeance ». Des adolescentes à l’air égaré aux femmes d’âge mûr, traits graves, les yeux noyés de détresse, elles se confient une à une. Abaye Tsegaye doit avoir une cinquantaine d’années. À l’arrivée du TPLF, elle a rejoint la forêt avec des voisins. Les trois hommes du groupe ont été abattus, avant que les assaillants ne se retournent contre les sept femmes en fuite. « Ils étaient deux, l’un m’a attrapée par la gorge, l’autre m’a écarté les jambes de force en me reprochant de soutenir le gouvernement, alors que je ne me suis jamais occupée de politique, relate-t-elle. Ils m’ont pris tout ce que j’avais sur moi. J’ai erré nue dans la forêt pendant cinq jours. » Elle se lève, soulève un pan de sa robe pour montrer la longue cicatrice qui lui balafre l’aine.
Mnalou Goshou, une femme du même âge, était à ses côtés, à la recherche désespérée d’une échappatoire. Elle aussi dévoile les stigmates d’une blessure : elle a été violée sous la menace d’un couteau qui lui a tailladé le ventre et la jambe gauche. « Il m’a dit : “Ma mère a été attaquée par l’armée érythréenne (alliée du gouvernement d’Addis-Abeba dans l’offensive contre le TPLF – NDLR), alors je te fais la même chose.” Il était très jeune. Il aurait pu être mon fils », se remémore-t-elle, la voix tremblante. Elle s’effondre en sanglots.
« Il m’a dit que j’étais un serpent, que je méritais de mourir »
Alem Tsehaye a moins de 30 ans, elle était enceinte au moment du viol. « J’avais chez moi un drapeau du Parti de la prospérité (le parti du premier ministre Abiy Ahmed – NDLR). Il m’a dit : même si tu es enceinte, je dois te violer car tu es l’âne d’Abiy. Il m’a violée sous le regard d’un autre », chuchote-t-elle. Helmé a dix ans de plus, un foulard noué autour de la tête, le visage déjà creusé de rides. « Un homme m’a saisie chez moi, m’a mis sa main sur les yeux. Il me demandait des informations sur les responsables de la ville. J’ai répondu que je ne les connaissais pas. Il m’a dit que j’étais un serpent, que je méritais de mourir. Il m’a dit : “Tous vos hommes vous ont abandonnées, ils sont partis, qui te sauvera ?” Puis il m’a violée. Quand il a fini, celui qui faisait la sentinelle dehors a pris son tour, balbutie-t-elle. On ne pouvait rien faire face à ces hommes armés. Nous avons des traditions de solidarité mais ils ne nous ont rien laissé, nous ne pouvons même plus nous entraider matériellement, juste se soutenir moralement. Nos corps sont blessés, mais nos consciences aussi sont touchées. »
Son récit est brutalement interrompu par le surgissement d’un fano, membre de la milice Amhara, qui nous conteste le droit de recueillir ces témoignages. Il exige des autorisations officielles, dit vouloir « protéger ces femmes ». Dehors, ses compagnons paradent partout, kalachnikov en bandoulière, avec les hommes des forces spéciales amharas, l’armée régionale. Dans le vacarme des tirs de ces miliciens, au crépuscule, les troupes fédérales, elles, remontent de Gashena, carrefour stratégique très disputé, à 70 kilomètres de là, qui a changé plusieurs fois de mains, tout juste repris au TPLF, au terme de sanglants combats. En treillis, capuche remontée sur ses cheveux nattés, fusil-mitrailleur en main, Jerry, à 25 ans, a le grade de lieutenant de l’armée fédérale. Interrogée sur les allégations de crimes de guerre et sur les atrocités commises par son propre camp contre des populations civiles du Tigré, elle veut croire que « la discipline » des siens est une digue contre les violences sexuelles. « Si je vois des soldats prêts à violer une femme tigréenne, moi aussi j’ai du feu. Je n’hésiterais pas à faire usage de mon arme », tranche-t-elle.
Dans l’hôpital de Nefas Mewcha où affluent sans trêve les ambulances, les lits des blessés et des malades sont alignés dans les couloirs ; les médecins recousent les plaies dans le patio. Chaque jour, trois ou quatre patients finissent par succomber.
Une chambre est tenue close ; pour l’ouvrir, le personnel soignant doit demander les clés à un colonel en tenue de sport bleue, tête couverte d’un bonnet noir. À l’intérieur, dans une pièce de 9 mètres carrés, six jeunes combattants tigréens blessés, faits prisonniers, gisent sur des matelas posés à même le sol, au milieu d’une saleté abjecte. Dans un recoin, des bouteilles de plastique remplies d’urine s’amoncellent. Ils ont été enregistrés auprès du Comité international de la Croix-Rouge, nous assure-t-on. Nous demandons à les interroger seuls : fin de non-recevoir. « Si nous sommes là, c’est que chaque maison devait donner un homme à la guerre », nous glisse, les yeux suppliants, l’un d’entre eux, pelotonné dans une couverture souillée. Le plus vieux dit avoir 21 ans, le plus jeune, 18 ans. Des vies à peine écloses, qui ont déjà tutoyé l’horreur et frôlé la mort. Brisées par la guerre.
Dans une résolution adoptée à l’issue d’une session spéciale du Conseil des droits de l’homme examinant « la situation grave » en Éthiopie, l’ONU a donné la semaine dernière son feu vert à un mécanisme international d’enquête sur les exactions commises, depuis un an, dans le pays. Démarche rejetée par Addis-Abeba, qui dénonce « une mentalité néocolonialiste ». Dans une enquête conjointe avec la Commission éthiopienne des droits de l’homme, créée par le gouvernement éthiopien, les Nations unies avaient déjà conclu, début novembre, à de possibles crimes contre l’humanité commis par toutes les parties. La résolution demande la création d’une « commission internationale d’experts en droits de l’homme » chargée de réunir des preuves sur les violations des droits humains. Ce conflit a fait, depuis un an, plusieurs milliers de morts, plus de 2 millions de déplacés, et poussé des centaines de milliers d’Éthiopiens au bord de la famine, selon l’ONU, qui déplore aussi les arrestations de 5 000 à 7 000 personnes, dont neuf employés onusiens, depuis l’instauration de l’état d’urgence, le 2 novembre.
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