Du parcellaire à l’agriculture paysanne, en passant par la propriété de la terre et les structures des exploitations… La ferme des 1 000 vaches n’est que la partie émergée de l’iceberg des changements qui bouleversent nos campagnes.
*MARIUS MUZAS est apprentis technicien agricole ainsi qu'étudiant en BTS agriculture.
Depuis le 1er janvier 2021, la ferme des 1 000 vaches ne produit plus de lait ; le groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) de la Somme y a été contraint. En cause, l’entreprise belge qui devait collecter son lait a choisi de recentrer ses activités sur son territoire national. C’est la fin d’une expérimentation inédite en France qui n’a pas manqué d’agiter le débat public. Symbole de l’industrialisation de l’agriculture, ce projet lancé par un patron du BTP n’est sans doute que le premier symptôme d’un processus enclenché après la Seconde Guerre mondiale : la fin du modèle agricole tel qu’on le connaissait, celui de la petite agriculture familiale. De quoi parle-t-on aujourd’hui lorsqu’on cherche à s’intéresser à notre production alimentaire ? Qu’en est-il de l’artificialisation, du foncier et de l’exploitation agricole ?
L’ÉROSION DES TERRES AGRICOLES
De bien des manières, le secteur primaire s’efface au profit des activités urbaines. Mais le plus remarquable, au sens littéral du terme, est visuel ou géographique. Sur une période relativement courte, les habitants de la périphérie des villes peuvent constater la conquête de parcelles agricoles par de nouveaux lotissements et zones industrielles. Cette expérience du quotidien traduit l’artificialisation au niveau national d’un peu plus de l’équivalent de l’île de la Réunion (276 376 ha) sur la décennie 2009-2019. Elle concerne majoritairement les terres agricoles, puisque dans le même temps la superficie dédiée aux forêts augmente (https://www.onf.fr/onf/forets-et-espaces-naturels/+/20::les-forets-de-nos-territoires.html).
De fait, nous détruisons l’outil qui permet de nourrir la population française alors même que les bouches à rassasier se font plus nombreuses chaque année. D’après les projections de l’INSEE, la population française augmenterait de 10,4 millions d’ici à 2070, par rapport à 2013((https://www.insee.fr/fr/statistiques/2496228)). Dans un contexte de changement climatique, où l’enjeu est de réduire la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre, nous supprimons des espaces qui « piègent » le dioxyde de carbone (prairies, cultures), des sols pouvant contribuer, avec leur biodiversité, à atténuer les effets des futurs épisodes climatiques violents (inondations, sécheresses, etc.).
Et qu’est-il construit à la place ? L’artificialisation est majoritairement dédiée au logement (68 %). Les activités économiques, elles, ne concernent que 25 % du phénomène. Certes la question de l’habitat, de sa qualité et de sa quantité, est primordiale, mais la surface agricole ne doit pas être une valeur d’ajustement. Additionné à la casse du service public, de l’industrie, des transports, du commerce et de la culture dans la ruralité, ce phénomène accentue encore plus la contradiction entre les villes et les campagnes.
LA TERRE… À CEUX QUI L’ONT TRAVAILLÉE
La situation du foncier agricole a profondément évolué depuis les années 1970. Le fermage représentait 48 % des surfaces agricoles utilisables à l’époque ; aujourd’hui, il en représente 62 %.
LES DIFFÉRENTS STATUTS DE L’ACTIVITÉ |
Les dernières enquêtes portant sur les propriétaires fonciers datent de 1992. « À cette date, 64 % des terres appartenaient à la famille des agriculteurs exploitants, chiffre stable par rapport à 1980. Entre 1980 et 1992, la part des surfaces en location appartenant à des retraités agricoles est passée de 34 % à 43 %, et en parallèle la part des surfaces appartenant à des bailleurs non agricoles s’est réduite d’autant.((Maurice Desriers, « Un essai de synthèse statistique sur le foncier agricole en France. Une situation de plus en plus complexe dominée par le fermage », in Pour, vol. 220, no 4, 2013, p. 77-88.)) »
Pour se garantir une retraite convenable, les exploitants en fin d’activité ont mis en location leurs terres au lieu de les vendre aux repreneurs (INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1377845?sommaire=1377863).
En parallèle, le fermage est un mode d’acquisition intéressant comparé à l’achat de terres. En effet, le prix moyen à l’hectare des terres et prés libres et non bâtis a augmenté de 52 % au niveau national, entre 1995 et 2010. La pression de l’urbanisation et des autres acteurs non agriculteurs en est la cause((https://www.insee.fr/fr/statistiques/1377855?sommaire=1377863)). Quant aux prix des locations, indexées sur le revenu agricole et la hausse générale des prix, ils sont perçus comme moins contraignants qu’un prêt remboursable sur toute une carrière. De plus, le statut de fermage, conquête du Conseil national de la Résistance, est très protecteur pour les paysans vis-à-vis des propriétaires.
DÉPERISSEMENT DE L’AGRICULTURE FAMILIALE ET PAYSANNE
Au cours du siècle dernier, l’agriculture française était dominée par de petites exploitations familiales intégrées au marché capitaliste, sans toutefois avoir recours massivement au salariat et à la division du travail. En effet, il s’agissait d’une agriculture de marché, non vivrière donc, où la production agricole était destinée à la vente, où le paysan faisait affaire avec la banque, le distributeur, le concessionnaire de machines agricoles, le fournisseur de semences, etc.
De profonds changements au niveau technique, économique et foncier vont s’opérer à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le progrès technique en matière de machinerie agricole, d’engrais, de produits phytosanitaires et de sélection semencière vient bouleverser les conditions du travail agricole, son organisation et sa productivité.
Le parcellaire français était divisé en de petites surfaces, séparées par une multitude de haies. Il a fallu le réagencer pour l’adapter aux outils mécaniques, les tracteurs étant conçus pour travailler de grandes étendues. La tâche fut confiée aux sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), qui la menèrent intensivement pendant les années 1960. Ce remembrement est à l’origine du paysage rural que l’on connaît aujourd’hui. L’objectif annoncé était d’augmenter la productivité agricole en créant une agriculture d’exploitation de taille moyenne, avec comme indicateur la surface exploitable par deux personnes. Comme celle-ci grandissait d’année en année, celle des exploitations faisaient de même. L’image ci-dessous illustre cette évolution. Elle offre à la comparaison deux vues aériennes, l’une de 1956, l’autre de 2017, de Cailloux-sur-Fontaines, petite ville en périphérie de Lyon : on constate que l’espace urbain a presque doublé de taille. Les parcelles, nombreuses et relativement petites en 1956, ont été fusionnées pour former de plus grands ensembles.
En concomitance, l’Europe des Six a bâti la politique agricole commune (PAC) lors du Traité de Rome (1957) et de la conférence de Stresa (1958). Le Vieux Continent est alors dépendant des importations alimentaires. Il fallait accroître la productivité du secteur primaire pour, à la fois, garantir l’autosuffisance de la Communauté économique européenne et faire migrer une masse de travailleurs agricoles vers l’industrie. Cela passe par la préférence communautaire (les Européens mangent européen), des investissements dans la modernisation des exploitations et des prix garantis. Le succès fut tel qu’en 1984 des quotas sont appliqués pour éviter les excédents et les surcoûts liés au stockage des céréales, du beurre, du lait et de la viande.
Les critiques venant des États-Unis montrant du doigt les distorsions de concurrence et les violations du libre marché causées par la PAC ne tardèrent pas. L’OMC joua son rôle de bras armé du capital en poussant à la réforme. Les Européens ne se font pas prier ; les objectifs premiers de la PAC sont maintenant atteints. Plusieurs réformes se succèdent, celle de Mac Sharry en 1992, celle de l’Agenda 2000 en 1999. Toutes ont le même objectif : supprimer le lien existant entre production et rémunération du travail agricole en substituant les subventions à l’hectare aux prix garantis. À partir de là, l’agriculteur ne vivra plus de son labeur mais de l’aumône européenne.
C’est donc un nouveau lien qui s’est créé, celui entre la taille des exploitations et la rémunération. Pour faire face aux prix chutant sans cesse, il fallait s’agrandir. Le chef d’exploitation pouvait et peut encore miser sur des économies d’échelle et sur une plus grande production. Ainsi, entre 2010 et 2016, la taille moyenne d’une exploitation est passée de 56 à 63 ha. Et depuis trente ans plus de la moitié des exploitations ont disparu (1 017 milliers en 1988 ; 436 milliers en 2016). Derrière ces chiffres englobant se cache une dynamique de fond : le nombre de grosses exploitations progresse (147 000 en 1988 ; 185 000 en 2016) tandis que celui des petites chute (477 000 en 1988 ; 136 000 en 2016)((Toutes les données sont accessibles sur Agreste : https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/disaron/GraFra2020Integral/detail/)).
La taille des exploitations évolue, leur statut aussi. La forme sociétaire devient celle de la grande exploitation, car elle a l’avantage de protéger le patrimoine personnel en le séparant du patrimoine professionnel ; elle permet aussi de regrouper des moyens matériels, financiers et humains. Même si aujourd’hui l’exploitation individuelle est encore majoritaire, la tendance est à son effacement progressif au profit des grandes sociétés agricoles.
Avec elles se meurt l’agriculture familiale qui laisse la place à une agriculture de capitalistes. L’indicateur à scruter de près les prochaines années est le poids que prend le salariat permanent, soit l’exploitation capitaliste, dans le travail agricole. En 2016, il est présent dans 18 % des exploitations en France métropolitaine, contre 14 % en 2010.
QUELLE AGRICULTURE POUR LA FRANCE ?
Le processus d’industrialisation de l’agriculture française, enclenché dès la Libération, prend de l’ampleur depuis les années 1990. La petite exploitation familiale s’efface peu à peu au profit de grandes sociétés agricoles où l’exploitation capitaliste s’installe. Comprendre les dynamiques à l’œuvre est une chose, en déduire un programme agraire en est une autre. La tâche est énorme et exige que, de nouveau, une commission agraire s’en charge pour alimenter notre réflexion. Voici quelques éléments proposés en vue de structurer le nécessaire débat :
1. Vivre de son travail c’est la moindre des choses quand on nourrit la nation. L’urgence est donc de sécuriser économiquement les exploitations agricoles. Cela passe par des prix de base garantis déterminés conjointement par les agriculteurs et les consommateurs.
2. Toute production, particulièrement quand il s’agit de l’alimentaire, vient répondre à un besoin. Aujourd’hui, ce sont 10 millions de tonnes de nourriture qui sont gâchées par an. Pour produire au plus juste, des quotas par production doivent être appliqués en fonction des besoins de la population et des industries.
3. Pour nous nourrir, nous avons besoin de terres agricoles. Elles doivent être sanctuarisées pour arrêter l’artificialisation. Les loyers et les crédits à l’achat de terres pèsent lourdement sur le dos de nos paysans. Faisons-en propriété de la nation et chargeons les SAFER de leur distribution gratuite en fonction de critères économiques, sociaux et écologiques à définir.
4. Il est insupportable pour le monde paysan d’être en concurrence avec des pays ne respectant ni les mêmes réglementations sanitaires ni le même Code du travail. Pour une production nationale dont nous maîtrisons les tenants et aboutissants, il faut sortir du « libre marché » européen et établir une taxation écologique et sociale aux frontières.
5. La famille comme base de l’entreprise agricole n’est pas défendable, puisqu’aux mécanismes de domination patronaux elle superpose des mécanismes de domination patriarcaux. La promotion d’exploitations ouvrières et coopératives, de tailles suffisantes pour permettre la diversification des productions (élevage, grandes cultures, fruits et légumes), l’usage de machines agricoles et une organisation émancipatrice du travail est à l’ordre du jour.
1. https://www.onf.fr/onf/forets-et-espaces-naturels/+/20::les-forets-de-nos-territoires.html
2. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2496228
3.
4. Maurice Desriers, « Un essai de synthèse statistique sur le foncier agricole en France. Une situation de plus en plus complexe dominée par le fermage », in Pour, vol. 220, no 4, 2013, p. 77-88.
5. INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1377845?sommaire=1377863
6. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1377855?sommaire=1377863
7. Toutes les données sont accessibles sur Agreste : https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/disaron/GraFra2020Integral/detail/
Revue Progressistes | 10 Déc 2021 à 17:46 | Catégories : Environnement et Société, N° 33 | URL : https://wp.me/p3uI8L-34B
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