Il y a cent ans, il devenait le premier auteur noir à recevoir le prestigieux prix littéraire pour son roman Batouala, qui dénonçait la colonisation.
Cela s’est joué à une voix. Celle, qui compte double, du président du jury. Le 14 décembre 1921, le nom du lauréat du prix Goncourt est proclamé chez Drouant : René Maran, l’auteur de Batouala. Fonctionnaire colonial depuis 1909, l’écrivain est alors en Oubangui-Chari, un territoire français d’Afrique centrale situé entre le Congo et le Tchad. Prévenu par radiotélégramme, il apprend la nouvelle deux jours plus tard : « Je suis fatigué, impaludé, malade de fatigue. La joie est venue m’étreindre davantage… » réagit-il.
De violents adversaires
À Paris, ce Goncourt inattendu déchaîne les passions : « C’est la première fois que les Noirs jouent et gagnent », titre le Petit Parisien. À la Chambre des députés, les adversaires de Maran l’accusent d’attaquer la politique coloniale de la France. Comme le raconte l’académicien Amin Maalouf dans la préface de la nouvelle édition de Batouala (Albin Michel), « certains orateurs exigent qu’il soit jugé pour avoir “mordu la main qui le nourrit” ». « Couronné et crucifié », Maran, qui pense que le Goncourt peut légitimer sa voix et ses positions, est surpris par la violence de la charge.
Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. (...) Nous sommes, pour eux, moins que des animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement.
Salué par la presse américaine (il sera traduit en 1931) et qualifié par Ernest Hemingway de « grand roman », Batouala porte le nom du personnage principal, un grand chef de village. Dans une langue inventive et chatoyante, Maran observe la vie quotidienne en Oubangui-Chari, une région riche en caoutchouc, s’émerveille des plantes et des animaux, noue une histoire d’amour et une rivalité entre Batouala et un milicien noir au service des colons.
Si elle n’est pas, en apparence, le sujet principal du roman, la critique de la colonisation n’en est pas moins virulente : « Nous ne sommes que des chairs à impôt. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous sommes, pour eux, moins que des animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous crèvent lentement », écrit René Maran.
« Une civilisation bâtie sur des cadavres »
Mais c’est surtout la préface, où l’écrivain décrit les colons comme stupides, brutaux et alcooliques, où il accuse la « civilisation, orgueil des Européens », d’être « bâtie sur des cadavres », qui provoque la colère des intellectuels et des politiques français.
Dix-sept ans plus tard, René Maran, amer, raconte qu’en 1922, au plus fort des polémiques, une mission d’inspection envoyée au Tchad ferme les yeux sur la réalité qu’il dénonce. Il faudra attendre 1927 pour qu’André Gide, marqué par ses écrits, publie Voyage au Congo, provoquant une prise de conscience sur « les horreurs auxquelles donnait lieu la construction de la voie ferrée Brazzaville-Océan ».
« Orphelin intermittent »
Né en 1887 sur un bateau reliant la Guyane et la Martinique, René Maran est le fils d’un fonctionnaire colonial guyanais. Il a trois ans quand son père est nommé au Gabon et il grandit en l’accompagnant dans ses tournées administratives. À 7 ans, il est envoyé à Bordeaux et se retrouve dans « un grand lycée triste, situé en pleine campagne ».
Comme il le raconte en 1948 dans Un homme pareil aux autres (éditions du Typhon), son roman le plus autobiographique, il est un enfant mélancolique et solitaire : « Qui dira le désespoir des petits des pays chauds que leurs parents implantent en France trop tôt, dans le dessein d’en faire de vrais Français ? (…) J’ai été de ces orphelins intermittents et souffrirai toute ma vie de l’avoir été. »
Un homme qui ne trouvera jamais sa place
Pur produit de l’école républicaine, lecteur de Marc Aurèle et de Rimbaud, il arrive en Afrique avec son bagage culturel français. Admirateur de Savorgnan de Brazza, il croit dans un premier temps pouvoir faire changer les choses au sein du système colonial. C’est évidemment un leurre. Écartelé entre sa fonction, qui l’assimile aux colons blancs, et sa couleur de peau, René Maran ne trouvera jamais sa place.
Dans la préface d’Un homme pareil aux autres, roman sur les atermoiements d’un fonctionnaire colonial noir amoureux d’une femme blanche, l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr (finaliste du Goncourt 2021) parle ainsi du personnage principal, Jean Veneuse, derrière lequel on devine certains déchirements intérieurs de René Maran : « Éduqué dans une société que partage et structure profondément la ligne de couleur, Veneuse se regarde et se juge avec les yeux du Blanc (…), le même Blanc qui l’infériorise, l’objectivise, le spectacularise toujours. Mais, parallèlement, son éducation, parmi ses congénères, ses “frères de race”, l’expose à la méfiance si ce n’est au rejet. Un pied d’un bord de la ligne de la race, le second de l’autre, il essuie dans les deux situations un violent mépris, qui le travaille et le déchire. »
Les attaques de Frantz Fanon
Ce dilemme, que n’a jamais vraiment résolu René Maran, lui vaudra les attaques de Frantz Fanon dans son essai Peau noire, masques blancs. « Fanon, dans une lecture psychanalytique d’Un homme pareil aux autres, fait du livre une “imposture” et de son protagoniste central, “l’homme à abattre”. » « Comprendre l’aliéné pathologique, atteint jusque dans son âme », écrit encore Mbougar Sarr. Tempérant l’analyse de Fanon, il loue l’écriture de René Maran, son subtil regard sur « l’humanité » des « peuples colonisés » et « l’inquiétante puissance de révolte dans l’histoire à venir ».
Cruel hasard, René Maran meurt en 1960, l’année où de nombreux pays africains accèdent à l’indépendance. Cent ans après son prix, les jurés Goncourt se sont-ils souvenu de lui en récompensant Mohamed Mbougar Sarr ?
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