L’image d’interminables queues devant une distribution alimentaire est, hélas, devenue habituelle. Si la crise sanitaire a joué un rôle, c’est avant tout la déliquescence du système d’aide sociale dans le supérieur qui est en cause. Explications et propositions.
Un « triste anniversaire » : c’est en ces termes que la Fage (Fédération des associations générales étudiantes), désormais première organisation syndicale étudiante, fêtait en octobre les dix ans de la création de son réseau d’épiceries solidaires, les AGORAé. À la fois épiceries à coût modique et lieux de vie, les AGORAé sont aujourd’hui au nombre de trente sur l’ensemble du territoire.
Et elles ne sont pas les seules : des associations locales se sont aussi créées pour remplir la même fonction, d’autres syndicats étudiants ont créé leurs propres structures et des associations de solidarité comme le Secours populaire français ont également pris l’habitude d’intervenir auprès des étudiants, soit directement sur les campus, soit en les accueillant dans leurs propres lieux.
Au point qu’on ne s’étonne plus guère, aujourd’hui, de voir ces images de dizaines de jeunes faisant la queue lors de distributions alimentaires sur les campus ; au point qu’on ne s’étonne plus du tout de voir les universités indiquer, sur leur site Internet, les horaires d’ouverture des épiceries solidaires, quand ce ne sont pas les jours et heures des distributions alimentaires.
De la précarité à la misère
Une institutionnalisation de ces dispositifs qui en dit long sur « cette précarité grandissante que l’on a laissé s’installer au fil des années » et qui est « devenue misère pour une partie de la population estudiantine », pour reprendre les mots de Paul Mayaux, le président de la Fage. Et bien entendu la pandémie de Covid et les mesures de confinement qui en ont découlé sont venues aggraver le phénomène.
Quelques chiffres permettent de mesurer à quel point : pendant la crise sanitaire, les 30 AGORAé ont distribué à elles seules plus de 275 000 paniers alimentaires – sur une population de 2,8 millions d’étudiants, dont 1,7 million à l’université.
Certes, confirme Camille Gomes, de la FSE (Fédération syndicale étudiante), « la crise sanitaire a dramatiquement aggravé les difficultés des étudiants, et la fermeture des campus a fait que les distributions alimentaires ont dû prendre le relais, voire ont désormais pris le pas sur la restauration universitaire. Mais les problèmes existaient déjà avant ».
Les Crous délibérément asphyxiés
Les problèmes ? L’état des services de restauration des Crous (centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires, qui gèrent aide sociale, logement, restauration…), déjà. On sait que le premier problème des universités est de devoir absorber un nombre d’étudiants qui ne cesse d’augmenter alors que les dotations, les postes d’enseignants-chercheurs et les locaux ne suivent pas. Or il en va de même, si ce n’est pire, pour les Crous.
Le résultat, c’est un système à bout de souffle et de forces. Il suffit de se promener devant un restaurant universitaire le midi pour le constater : si des queues interminables (une demi-heure, une heure d’attente) se forment au point que de nombreux étudiants sont obligés de sauter le repas faute de temps, c’est parce que les locaux ne sont pas adaptés, que le personnel manque, que le matériel hors d’âge entraîne des pannes incessantes… La situation est telle qu’un mouvement de grève national a été lancé le 18 octobre par le syndicat CGT des Crous pour dénoncer la surcharge de travail et « l’esclavage moderne », demander des embauches sur les postes vacants et l’augmentation du plafond d’emploi qui limite la capacité d’embauche des Crous.
La seule réponse des Crous depuis l’an dernier est de proposer quelques emplois à… des étudiants, histoire sans doute de faire d’une pierre deux coups, en ayant l’air d’apporter une solution à tous ceux qui ont perdu leurs petits jobs depuis la crise sanitaire. Sans grand succès : « À Montpellier, le Crous nous a expliqué que “les étudiants ne veulent pas travailler sous prétexte que ça ne cadre pas avec leur emploi du temps” ! » raconte Camille Gomes.
Le resto U n'est pas rentable, on le ferme
À Montreuil, la situation est encore pire. Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, se trouve un IUT qui dépend de l’université de Saint-Denis. Comme cette dernière, il a fermé ses portes en mars 2020, pour cause de confinement. Et, avec lui, le restaurant universitaire qui permettait aux 600 étudiants de se nourrir. Mais, en septembre 2020, ce dernier n’a pas rouvert. Ni depuis. Éloigné du campus de Saint-Denis, ce restaurant était confié à un prestataire privé, dont le contrat a pris fin en juin 2020. Et, depuis, aucune autre entreprise n’a souhaité prendre le relais. Motif : pas rentable. En attendant, les étudiants ont le choix entre le kebab du coin et des micro-ondes installés dans la salle de la cafétéria.
Le Crous, lui, refuse de reprendre la gestion du restaurant en direct, comme c’était le cas jusqu’en 2016. Il explique préférer porter l’effort « sur les campus centres où la demande et la fréquentation étudiantes sont très fortes », alors qu’à Montreuil « une fréquentation insuffisante ne (lui) a pas permis de maintenir sa présence » sur le site. Autrement dit : le restaurant de Montreuil n’est pas rentable, on ferme. Et tant pis pour les étudiants concernés… Non loin de là, le Crous de Créteil s’est déclaré, sans rire, « sensible aux difficultés que peuvent rencontrer les étudiants » à Montreuil, et étudierait « la possibilité d’y implanter des distributeurs de restauration par automates »… Notons que, tout près de là, le Crous de Paris préfère vanter sur son site ses prestations traiteur, hors de portée des étudiants, mais sans aucun doute infiniment plus rentables. Pour un organisme chargé de l’aide sociale, de tels choix sont pour le moins… curieux.
Vers une restauration à deux vitesses
D’autres restaurants universitaires ont eux aussi fermé, comme à Nanterre ou à Limoges, pour des raisons similaires. « Ce n’est pas le rôle des Crous de rechercher la rentabilité, reprend Camille Gomes. Ce que nous craignons, c’est la mise en place d’une restauration à deux vitesses, avec une branche de restauration réservée à un certain type d’étudiants. Déjà, tout ce qui est aliments en vente sur place est de moins en moins fabriqué par le Crous. Et on paie 5 euros pour une salade où il n’y a rien à manger… » Tous les syndicats le disent : la fin du repas à 1 euro pour tous (désormais, ce tarif n’est plus accessible qu’aux seuls boursiers) a été un coup dur. Et, quand on n’est pas boursier, assumer un prix de 3,30 euros n’a rien d’évident quand on a déjà dû payer tous les autres frais fixes (loyer, transports…), en augmentation constante.
À Lille, la colère a d’ailleurs débordé le 20 octobre. À l’initiative de la FSE, décidément très présente sur les questions sociales, une opération « Resto U gratuit » a été menée, permettant, après négociation, à 200 étudiants de manger sans payer et surtout de faire entendre leurs principales revendications : le retour du repas à 1 euro pour tous et celui du paiement en espèces, l’exigence d’embauches supplémentaires pour résorber les files d’attente interminables – et, au passage, la lutte contre l’insalubrité des logements, autre problème qui atteint des proportions préoccupantes sur de nombreux campus où des résidences étudiantes construites dans les années 1960 ou 1970 n’offrent plus des conditions de logement décentes.
Les propositions des syndicats
Mais, au-delà de ces revendications légitimes, la solution de fond reste le réinvestissement de l’État dans l’aide sociale aux étudiants. Or, on n’en prend pas le chemin, comme en témoigne le trompe-l’œil de l’augmentation des financements des Crous dans la loi de finances 2021… essentiellement due au remboursement du coût supplémentaire du repas à 1 euro. Les syndicats étudiants, eux, y vont tous de leurs propositions, qui visent le même objectif en empruntant des chemins légèrement différents : allocation d’autonomie pour l’Unef, augmentation des bourses en montant et en nombre de bénéficiaires pour la Fage (une proposition également avancée par les autres organisations).
La FSE va un peu plus loin en proposant une garantie « logement, santé, restauration » pour tous les étudiants. « Tout ce qui augmenterait les financements de ces activités porterait le risque de créer une inflation qui en limiterait les effets », explique Camille Gomes. Un phénomène déjà observé, hors population étudiante, avec les allocations-logement. « Nous voulons un 100 % Sécu pour la santé et 100 % Crous pour le logement et la restauration », explique la syndicaliste.
L’idée de départ, c’était de permettre aux étudiants habitant dans des « zones blanches » de restauration universitaire, c’est-à-dire trop loin des services proposés par les Crous, de bénéficier de repas à un coût modique. Leur nombre était estimé à 500 000, notamment ceux qui poursuivent leurs études dans des antennes universitaires parfois éloignées et isolées des campus historiques dont elles dépendent. La proposition de loi portée par le sénateur centriste Pierre-Antoine Levi avait été adoptée en juin par la Chambre haute, non sans débat. À gauche, tout comme chez des syndicats étudiants (Unef ou FSE notamment), on estimait qu’elle faisait peser une menace sur les Crous en subventionnant de façon détournée la restauration privée et, ce faisant, en organisant une concurrence qui ne manquerait pas de mettre les Crous en difficulté. Finalement, le passage à l’Assemblée aura transformé cette proposition en une simple « aide financière » pour les étudiants concernés, sans que l’on sache précisément quels seraient les contours des « zones blanches concernées », ni quel serait le montant de cette aide. Reste qu’il ne serait pas nécessaire de chercher à combler les « trous dans la raquette » du réseau des Crous si ceux-ci avaient eux-mêmes les moyens de le faire.
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