Derrière un sigle aux accents caporalistes, KPI (key performance indicator), se cache la clé de voûte du management du groupe Total. Tout y est question d’indices, d’indicateurs, de cases à cocher. Le facteur humain est, lui, fiché, codifié, numérisé, analysé à l’appui d’enquêtes de satisfaction. De plus en plus souvent, les salariés sont amenés à donner leur avis, à noter leurs collègues, à juger leurs pairs, car ce serait l’individu le problème, pas l’organisation du travail…
*Jean-Marc Seige ingénieur et syndicaliste.
Le manageur conquérant de l’an 2020, dégagé des aspects métier, de la technique, ne juge plus que sur des critères administratifs, l’organisation du travail étant ramenée à ses éléments les plus impersonnels. Ce sont ces critères qu’il va utiliser pour évaluer son équipe, et ces mêmes critères seront utilisés pour sa propre évaluation. Pour envahissantes qu’elles soient, ces nouvelles règles sont surtout le signe d’un désengagement des ressources humaines dans la gestion du personnel, un pas supplémentaire vers la déshumanisation des processus de décision. Ce sont les notes, les courbes statistiques qui font tout le travail. Car elles sont forcément objectives, non ?
L’évolution récente de l’organisation du travail conduit ainsi à un conflit de norme entre le salarié et son environnement technocratique. Dans le monde idéal de la direction d’entreprise, les tâches effectuées par les subordonnés se résument au travail prescrit : Chaque salarié, chaque service, se voit assigner des objectifs, d’autant plus passés au crible qu’ils seront chiffrés, cotés. Seulement, les assistants, les techniciens, les ingénieurs techniques le savent bien : entre le travail prescrit et la réalité, il y a parfois (souvent) un monde. Nombreux sont les aléas, les imprévus, les contraintes inopinées qui vont venir impacter le plan de travail initial.
La variable d’ajustement va être le salarié et sa conscience professionnelle. C’est lui qui va s’adapter pour calquer le réel au prescrit.
Dans ce contexte normé, la variable d’ajustement va être le salarié et sa conscience professionnelle. C’est lui qui va s’adapter pour calquer le réel au prescrit, prenant sur lui pour que les délais soient tenus, les résultats délivrés avec la qualité qu’il estime nécessaire. Le problème, c’est que ce travail d’ajustement ne rentre pas dans les cases. Le salarié consciencieux rend un grand service à l’entreprise car il abat de ce fait un travail clandestin. Le déni du réel équivaut à un transfert de responsabilité du donneur d’ordre vers le salarié qui compense le décalage entre le travail prescrit et la réalité. Ce n’est pas la même chose que la responsabilisation, laquelle repose sur la reconnaissance et la valorisation du savoir et des compétences. Le salarié habité par le goût du travail bien fait devient alors le seul garant du maintien d’un haut niveau de qualité. Les contorsions qu’il aura pu faire le seront de sa propre initiative, dédouanant le donneur d’ordre.
Derrière le modèle idyllique qui nous est présenté, il n’y a qu’un modèle organisationnel qui ne vise qu’à accroître la pression sur le travail, avec le tour de passe-passe qui mène le salarié à participer à sa propre surexploitation !
Et peu importe que le système se grippe et grince par faute de moyens humains ou matériels adaptés, les chiffres ne mentiront pas : les indicateurs seront passés au vert ! L’environnement normatif participe ainsi à un nivellement par le bas du degré d’exigence technique. Pour cocher les cases, il n’est besoin que du travail nécessaire et suffisant : le good enough. D’aucuns parleront de culture du moindre effort… Tout ce qui va au-delà de la norme administrative sera qualifié de « surqualité », de travail superflu. On retrouve là des éléments du lean management.
À l’origine développé au Japon dans les années 1980, notamment dans les usines Toyota, avant d’être théorisé par les États-Uniens, le lean management est la nouvelle lubie des milieux des ressources humaines. Le mot lean peut être traduit par « maigre » ; en termes managériaux, il veut dire faire la chasse aux gaspillages, aux coûts inutiles, aux temps morts, le tout pour améliorer l’efficacité de l’entreprise. Tel que présenté dans le manuel du lean, le manageur et le salarié doivent réfléchir ensemble pour « dégager des pistes d’amélioration », à grand renfort de vocabulaire pseudoorientalisant, comme le « muda» (tâches à faible valeur ajoutée), de gimmicks éculés, tel que le DMAIC (define, measure, analyze, improve, control) de Total.
Tout cela dans des réunions prétendument consensuelles. In fine, derrière ce modèle idyllique qui nous est présenté, il n’y a qu’un modèle organisationnel qui ne vise qu’à accroître la pression sur le travail, avec le tour de passe-passe qui mène le salarié à participer à sa propre surexploitation ! Il est l’héritier des théories libérales qui, depuis Adam Smith (l’offre et la demande, la division du travail [XVIIIe siècle]), le taylorisme (l’organisation scientifique du travail [fin du XIXe siècle]), puis le fordisme (la standardisation des tâches [début du XXe siècle]), tendent toutes vers le même objectif : la hausse de la production et de la productivité, la baisse du coût de revient.
Un temps considérable est passé à remplir tableurs et autres outils de suivi, à sauter d’une réunion de cadrage à une autre.
La chasse systématique aux coûts « inutiles » a comme conséquence la réduction des marges de manoeuvre des salariés et des hiérarchies. En découle un stress accru du fait de la nécessité de remplir sa tâche dans le temps imparti en redoutant le moindre accroc. Doit-on y voir un lien avec le nombre important de burn-out, de salariés déclarés en risque psychosocial (RPS) ? Études bâclées, arbitrage subi et salariés en détresse doivent-ils devenir la norme dans l’entreprise ?
L’augmentation du nombre de procédures inhérentes à la méthode lean, aux certifications (ISO…), à des accréditations et autres normes auxquelles doivent satisfaire les sociétés cotées envers les acteurs des marchés boursiers produit ses propres travers. Le décorum bureaucratique s’est au fil du temps boursouflé de tâches toujours plus envahissantes et chronophages pour le salarié, et la fluidité du travail est ralentie par les étapes additionnelles (alors que les circuits de décision sont censés avoir été simplifiés). Le serpent se mord la queue et induit son propre surcoût inutile. La situation devient alors paradoxale : le mille-feuille procédurier impacte le travail réel du salarié mais il ne quantifie que le travail prescrit ! Une kafkaïsation jusqu’à l’absurde, énergivore et mangeuse d’hommes. Qui a dit que la bureaucratie était un monopole d’État ?
Les hiérarchies sont elles-mêmes harassées de contraintes administratives. Alors que le lean préconise le temps d’échange, l’effet est inverse : un temps considérable est passé à remplir tableurs et autres outils de suivi, à sauter d’une réunion de cadrage à une autre. Leur temps social se réduit souvent à rappeler à leurs subordonnés de remplir leurs propres outils de suivi, et donc à reporter sur eux leur propre stress. Le manageur sera d’autant plus incité à pressurer ses subordonnés que son évolution de carrière en dépend (les fameux KPI).
Au final, les chiffres importent plus que l’activité elle-même, dénotant un refus de se confronter au réel. L’activité humaine est niée, tendant à être effacée, ne laissant plus qu’une machinerie à statistique tournant à vide. Une intelligence artificielle sans intelligence.
Un cas symptomatique de la dérive statisticienne chez Total est celui de l’entretien individuel annuel (EIA), devenu entretien individuel de performance (EIP). La maigre enveloppe destinée aux augmentations (« mesures salariales individuelles ») de ces dernières années n’a fait que rendre le problème plus visible, cristallisant les frustrations chez les salariés, d’autant plus fortes que les augmentations générales seules ne permettent plus de couvrir l’inflation…
Conçu comme un point d’appui à l’évolution de carrière d’un salarié, l’EIA instituait une base d’échange sur l’activité de l’année écoulée et des objectifs à venir, cela sous l’égide du manager de proximité. Peu à peu dévoyé de son principe premier, l’EIA devient indissolublement lié aux augmentations salariales. Corsetées par les négociations annuelles sur les salaires, les notes de l’EIA sont transformées en un instrument de répartition statistique des augmentations. Exit la sincérité d’une appréciation professionnelle, désormais le nombre de notes au-delà de la moyenne devra obéir au budget alloué !
En vertu de cette répartition statistique, il faut trouver autant de mauvais élèves que de bons. Certains sont injustement mis au ban, d’autres, qui se sont employés toute l’année, se voient rabaissés à la moyenne. Les années de vaches maigres, tout le monde est moyen, plus aucune tête ne dépasse. Certes les commentaires laissés sur le formulaire pourront encore contrebalancer la notation, mais déjà les injonctions arrivent : les avis devront correspondre aux notes. Toute cette mécanique se traduit par un nivellement par le bas, un éloge de la médiocrité pour satisfaire des décomptes d’épicier. Paradoxal alors que, dans le même temps, on sacrifie les cadres sur l’autel de l’individualisation et de la performance.
Autres mécanismes qui tendent à se généraliser, l’évaluation croisée entre collègues, services, subordonnés et hiérarchies, et autres questionnaires de satisfaction : les salariés sont de plus en plus invités à se prononcer sur le comportement et les relations avec des gens qu’ils côtoient au quotidien ou pour sanctionner la qualité d’une étude, d’un service, etc. Comparable à ce qu’on peut trouver sur les réseaux sociaux lorsque tout un chacun est invité à donner son avis sur un service, un restaurant, un spectacle…, cette évaluation est étroitement liée à la relation client/fournisseur qui s’est imposée à de multiples entités du groupe, une relation marchande bien éloignée de la notion de services centraux.
Les salariés sont de plus en plus invités à se prononcer sur le comportement et les relations avec des gens qu’ils côtoient au quotidien.
Un degré supplémentaire de perversité a été atteint lorsqu’il a été décidé d’inclure le taux de retour de ces questionnaires en tant que critère de minoration d’une part du calcul de l’intéressement du personnel concerné. Cette façon de traiter la problématique des relations au travail fait peser sa résolution sur les gens eux-mêmes, en occultant les effets de structure, ceux des choix d’organisation, des campagnes et des injonctions institutionnelles. Si un service n’est pas rendu de façon convenable, la gestion de la paie par exemple, ce n’est pas l’organisation du travail qui est pointée du doigt mais bien le salarié, à qui on le fera payer. C’est l’individu le problème, pas l’organisation du travail. Plus encore, la proximité avec ceux que vous devez évaluer vous rend-elle objectif ? Quelle valeur accorder à une appréciation forcément biaisée par les rapports interpersonnels ? Faussement participatifs, ces mécanismes n’opèrent que comme justificatifs du système, lequel reste intangible.
La structure étant de facto hors de cause, le salarié devient l’instrument de sa propre coercition : il se surveille et se punit lui-même.
Au final, la structure étant de facto hors de cause, le salarié devient l’instrument de sa propre coercition : il se surveille et se punit lui-même, pour que tout aille pour le mieux dans la meilleure des entreprises possibles… Idéal pour tout figer, pour couper court à tout élan émancipateur. Tout est lisse, convenu. Et derrière le masque de convenance, on ne voit personne grimacer !
Tous ces outils, où cohabitent arbitraire, déresponsabilisation de la structure décisionnelle et stigmatisation de l’individu, portent en eux toutes les dérives du monde actuel de l’entreprise. Il n’est plus question que d’indicateurs, de taux, de pourcentages, outrageusement audités; c’est une marche cadencée vers une déshumanisation des processus. Il n’est pas anodin que le groupe Total investisse de plus en plus dans l’IA (intelligence artificielle) : le futur des processus d’optimisation s’écrira sans le facteur humain.
Dans un tel contexte, l’épanouissement au travail pose question. Il n’est pas étonnant donc que mal-être et perte de sens soient les deux grands maux du monde du travail actuel. 30 % de notre vie active se passe sur le lieu de travail et la place du citoyen-salarié dans l’entreprise est trop systématiquement absente de ces outils qui ne voient la performance qu’à travers la lorgnette de la plus-value pour l’entreprise.
De perte de sens en déni du réel, le groupe Total, et avec lui les grands groupes du CAC 40, se fourvoie peu à peu dans une réalité virtuelle dans laquelle le facteur humain s’apparente à un artéfact, à une erreur de procédure. L’aspect psychosocial n’est plus perçu qu’en termes de risque, jamais en tant que valeur intrinsèque.
Il faut adapter le travail à l’humain et non pas l’humain au travail. Il faut faire réémerger le réel, redonner du sens au vécu et à l’expérience, à l’action managériale. L’intelligence humaine est une force et elle doit prévaloir sur tout le reste !
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