Ils partirent à quelques-uns, parmi lesquels Bernie Sanders. Ils sont désormais 95. À la Chambre, les députés progressistes sont de plus en plus puissants.
Il se trouvait bien isolé en cette rentrée parlementaire. Ses nouveaux collègues le regardaient d’un œil distant, voire méfiant : qui pouvait bien être celui qui refusait d’appartenir à l’un des deux grands groupes de la Chambre et se réclamait encore du socialisme, malgré la chute du mur de Berlin, une année plus tôt ? Son allure – costume mal taillé, cheveux en bataille, humeur grincheuse – ajoutait à la singularité du nouveau venu, dont on retrouvait presque aussitôt la signature en bas du communiqué annonçant la création d’un nouveau « caucus » (comité informel au sein d’un groupe).
Début 1991, face au rouleau compresseur de « la fin de l’Histoire », quelques élus décidaient de fonder le Congressional Progressive Caucus (CPC). Membre fondateur : Bernie Sanders, 49 ans. Trente ans plus tard, ce caucus joue un rôle central au sein de la coalition démocrate : il y a une dizaine de jours, il a transformé sa puissance numérique (95 membres sur les 220 élus démocrates) en véritable levier politique.
Infrastructures, avancées sociales : deux lois sinon rien
Tout commence comme une presque banale affaire de procédure parlementaire et se termine comme une leçon de choses politique. Deux lois sont sur le bureau des députés. La première porte sur des investissements dans les infrastructures du pays. De compromis en compromis, la proposition initiale a été rabotée pour être ramenée à un montant de 550 milliards de dollars (475 milliards d’euros). Elle a été adoptée par le Sénat, avec l’apport de 19 voix des républicains, un fait rarissime en ces temps de polarisation extrême.
Les élus progressistes de la Chambre estimaient que l’état du pays, dont les infrastructures ont été délaissées au cours de trente années de néolibéralisme, nécessitait des investissements plus massifs. Ils considèrent néanmoins qu’il s’agit d’un premier pas. Surtout, ils misent beaucoup plus sur la deuxième grande loi en discussion. Elle porte en fait deux noms : Build Back Better (Reconstruire en mieux, le slogan de campagne de Joe Biden) et Reconciliation bills, car elle utilise une procédure parlementaire (dite de réconciliation budgétaire) qui empêche les républicains de brandir la menace de l’obstruction parlementaire, sous la forme du « filibuster ». Cette dernière nécessite une majorité qualifiée de 60 voix au Sénat, ce dont ne disposent évidemment pas les démocrates (au mieux, l’égalité 50-50 y est tranchée par la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris).
Cette loi comporte des mesures qu’un Européen pourrait trouver banales, mais qui constituent aux États-Unis de véritables avancées sociales : généralisation et gratuité de l’école maternelle, gratuité des deux premières années dans les community colleges, ces universités très prisées des catégories populaires qui délivrent des diplômes bac + 2, instauration des congés parentaux et congés maladie payés, pérennisation de l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars.
La présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, avait promis aux progressistes de solidariser les deux votes. Puis, à la veille du vote, elle se dédit. Les « modérés » exultent. Les progressistes identifient le piège. Élus ou pas à l’époque, ils ont tous en mémoire la « jurisprudence Obamacare » : les progressistes ont voté un compromis bancal négocié avec des républicains, avec la promesse d’une future « option publique » (un système de santé public concurrent des assurances privées) qui ne vint jamais. Quelques mois plus tard, les démocrates prenaient une raclée lors des élections de mi-mandat avec 64 sièges perdus, et leur majorité.
Joe Biden s’aligne sur la gauche du parti
Il faudra attendre la première campagne de Bernie Sanders en 2016, pour la primaire démocrate, pour que les progressistes se convainquent qu’ils ne sont plus des « marginaux », qu’une base sociale et militante très large leur permet de peser plus dans la vie politique. Le caucus progressiste n’est encore qu’un « club de lecture de Noam Chomsky », selon la formule du député Raul Grijalva. L’arrivée de nouveaux élus, le plus souvent des femmes, plus jeunes et beaucoup plus à gauche, va changer la donne. Dès 2018, Alexandria Ocasio-Cortez évoque la création d’un sous-comité, vraiment organisé, vraiment progressiste. En 2020, le caucus renforce ses conditions d’adhésion. Auparavant, un chèque de 4 000 dollars suffisait (3 458 euros). Certains élus, dont les votes étaient alignés sur l’establishment, s’achetaient ainsi à peu de frais une assurance contre des candidatures progressistes lors des primaires. Une présidence unique en lieu et place d’une coprésidence est établie, une façon d’être plus réactif dans les moments de tension. C’est Pramila Jayapal, entrée en politique en réaction à la déferlante nationaliste post-11 Septembre, qui occupe la fonction. Quelques escarmouches au sein du groupe démocrate passent sous les radars médiatiques, mais le CPC se fait les muscles.
La démonstration de force intervient donc fin septembre 2021. Les progressistes ne cèdent pas au chantage du « mieux vaut ça que rien ». Joe Biden se range « à la réalité » et s’aligne (momentanément ?) sur la gauche du parti : les deux votes auront lieu en même temps. Sur Twitter, un utilisateur adresse ses « félicitations au caucus progressiste et aux autres démocrates qui ont insisté pour que le Congrès vote ENSEMBLE la loi sur les infrastructures et la Reconciliation bills ». Signé : Bernie Sanders.
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