Évacués en urgence de Kaboul, fin août, les exilés accueillis à Piriac, près de Saint-Nazaire, sont en train d’être répartis dans différentes villes. Entre soulagement et déchirement, ces familles, qui ont tout perdu, vont tenter d’y reconstruire leur vie. Reportage
Piriac-sur-Mer (Loire-Atlantique), envoyée spéciale.
À la nuit tombée, une dizaine de jeunes Afghans font les cent pas devant le centre, rivés à leur téléphone. À l’autre bout du fil, des voix féminines. Celles des épouses, fiancées ou sœurs restées en Afghanistan. « Ma femme et mon bébé sont restés à Kaboul. Moi, je travaillais pour l’Otan, j’étais justement à l’aéroport. Quand il a fermé, je suis resté à l’intérieur, avec seulement mes vêtements et mon téléphone. J’ai pu monter dans un avion, mais sans ma famille », explique A., 27 ans. Comme la plupart des 88 réfugiés accueillis fin août dans le centre de colonies de vacances de la Fédération des œuvres laïques (FOL), à Piriac, il est partagé entre le soulagement d’être en vie et le déchirement d’avoir dû « abandonner » des proches. « Je vais tout faire pour les faire venir, mais je sais que ce sera très long. Je ne verrai pas grandir mon fils », souffle-t-il, avant de rejoindre sa chambre pour une nuit qu’il sait déjà sans sommeil.
Parmi la cinquantaine de réfugiés encore présents sur le site, nombreux sont ceux qui n’arrivent pas à dormir, rongés d’inquiétude pour leur famille ou hantés par le souvenir des moments d’extrême violence vécus à l’aéroport avant leur évacuation. « Ma femme pleure toutes les nuits », confie Najibullah, un père de famille d’une cinquantaine d’années. « Je suis heureuse d’être sauvée, je remercie la France pour cela, mais je pense tout le temps à mes enfants restés là-bas. Tant qu’ils ne nous auront pas rejoints, je ne pourrai pas vivre normalement », confirme Shahpirai, son épouse.
Quand les talibans ont pris Kaboul, j’ai su que mon espérance de vie dans mon pays devenait très faible. Mon nom est sur leurs listes. Najibullah Coordinateur de plusieurs ONG étrangères à Kaboul
Trois de leurs fils, leur belle-fille et leur petite-fille n’ont pas pu partir. Originaire de Kaboul, la famille était menacée en raison de la profession du père, coordinateur de plusieurs ONG étrangères, dont MSF, qui travaillait en lien étroit avec le gouvernement afghan. « Quand les talibans ont pris Kaboul, j’ai su que mon espérance de vie dans mon pays devenait très faible. Mon nom est sur leurs listes », explique le père.
Alors la famille a tout de suite rejoint l’aéroport, où seuls les parents et les deux plus jeunes enfants ont pu embarquer après plusieurs jours d’attente, massés devant les grilles. « Une des portes était gardée par les talibans, ils nous insultaient et nous frappaient à coups de bâton. Y compris les femmes et les enfants », poursuit Najibullah. Arsclan, 14 ans, leur plus jeune fils, a bien failli périr sous leurs coups. « Quand on était là-bas, il a aperçu trois soldats américains sur le toit du bâtiment. Ils filmaient pour documenter le comportement des talibans. Mon fils, par jeu, leur a fait un signe de la main. Aussitôt, les talibans l’ont insulté, traité d’espion et tenté de l’atteindre. Il tremblait de tout son corps. On s’est faufilés à travers la foule pour leur échapper. Les nuits qui ont suivi, mon fils s’est réveillé plusieurs fois en hurlant », raconte le père.
Une priorité, apprendre le français
Aujourd’hui, Arsclan va mieux, lui qui n’avait encore jamais vu la mer profite de la plage tous les jours, ainsi que son grand frère de 19 ans, Eltaf. « Je ne m’inquiète pas trop pour eux. Dès que nous serons dans l’appartement qui nous a été attribué à Châlons-en-Champagne, ils vont être scolarisés. Ils vont vite apprendre le français », estime Najibullah, confiant. Le cadre humanitaire a également pour priorité d’apprendre la langue. « Ensuite, j’irai proposer mes services à des organisations humanitaires françaises. Je suis diplômé, j’ai des contacts avec d’anciens partenaires français. Je voudrais vraiment faire quelque chose de positif pour le pays qui m’accueille », confie-t-il, conscient néanmoins qu’ici, il repart de zéro : « Nous avions une vie confortable en Afghanistan. Une belle maison, une voiture, de l’argent. On est partis sans rien. Le pull que je porte aujourd’hui, c’est ici qu’on me l’a donné. »
Durant la conversation, l’homme jette ponctuellement des regards anxieux à son téléphone : « On attend un appel de mes fils aînés. Jusqu’à la semaine dernière, on était en lien permanent via les réseaux sociaux, et leur mère les appelait tous les jours. Mais nous avons appris que les talibans surveillent les conversations. Alors ils ne nous appellent que quand ils sont dans un endroit sûr. En ce moment, ils changent de maison tous les jours pour éviter de se faire repérer. »
« Les talibans ciblent surtout les jeunes »
Samir, 22 ans, évacué avec son frère de 25 ans, est plus serein. « On était tous les deux policiers en Afghanistan, du coup, c’était risqué de rester après la chute du gouvernement, les talibans sont venus nous chercher plusieurs fois, on s’est cachés. Mes parents sont toujours là-bas, mais je ne crois pas qu’ils soient en réel danger. Ils sont âgés, et les talibans ciblent surtout les jeunes », affirme-t-il. Le jeune homme voit son exil comme une opportunité : « Ici, je vais pouvoir poursuivre mes études. Je veux devenir informaticien. Ensuite, je travaillerai et je pourrai envoyer de l’argent à ma famille. Et un jour, peut-être, je rentrerai chez moi. » En attendant, il s’apprête à partir pour Bordeaux, où il partagera un appartement avec son frère. « Là-bas aussi, il y a la mer ? » interroge-t-il.
Dès l'arrivée des talibans, je n’ai plus pu mettre un pied à l’hôpital où j’étais en stage. C’est terrible, les petites filles qui grandissent là-bas n’auront jamais aucune instruction. Sumaya Étudiante en médecine
Pour Sumaya, 20 ans, et sa famille, ce sera Colmar. Mais pour elle, peu importe l’endroit pourvu qu’elle puisse y poursuivre ses études. Originaire de Maidan Wardak, une province située à l’ouest de la capitale devenue un fief des talibans, l’étudiante en troisième année de médecine témoigne : « Dès leur arrivée, je n’ai plus pu mettre un pied à l’hôpital où j’étais en stage. C’est terrible, les petites filles qui grandissent là-bas n’auront jamais aucune instruction. » Évacuée avec sa mère, professeure de biologie, son père, directeur d’un magasin, et sa grande sœur de 24 ans, qui travaillait pour l’ONU, elle revit depuis son arrivée en France : « Heureusement, la famille est réunie ici, et j’ai l’impression d’avoir quitté l’enfer. Là-bas, même s’ils ne me tuaient pas, ma vie était finie. Je n’avais plus qu’à rester cloîtrée chez moi. » Parfaitement anglophones, les deux sœurs sont impatientes de parler le français. Dès qu’elles ont su qu’un cours était proposé par des bénévoles, elles s’y sont précipitées avec leurs parents.
Absence de traducteurs professionnels
L’envie d’apprendre est la motivation commune de la vingtaine de réfugiés assis en cercle sur le terrain de sport du camping jouxtant le bâtiment. Hommes, femmes, adolescents et beaucoup de jeunes enfants sont au rendez-vous de Viviane et Emmanuelle, les professeures de français. Elles les accueillent avec un : « Bonjour ! Ça va ? Comment t’appelles-tu ? », histoire de réviser les premières phrases apprises la veille. Les deux bénévoles sont ravies : « Avec eux, c’est facile, car tous connaissent l’alphabet, donc ils progressent très vite. » C’est Sumaya qui traduit en dari les consignes données en anglais par les jeunes femmes. « Au début de la semaine, ils ne parlaient pas un mot de français. Aujourd’hui, ils connaissent tous les chiffres et quelques phrases usuelles », note Viviane. « Ma femme et mes fils révisent les cours tous les soirs », se réjouit Najibullah.
L’homme sait l’importance de pouvoir se faire bien comprendre dans un pays étranger : « Ce que la France fait pour nous est formidable, le seul reproche que je pourrais formuler concerne les traducteurs de l’Office français de l’intégration et de l’immigration (Ofii). Quand j’ai passé l’entretien qui doit déterminer si je peux avoir le statut de réfugié, l’interprète était pakistanais. Il parlait pachto et comprenait juste à peu près le dari. Il était assez ignorant de la situation en Afghanistan. J’ai parlé plus d’une demi-heure, et le texte qu’on m’a demandé de signer tenait sur une demi-page. Cela m’a inquiété. » Après l’avoir fait vérifier par un ami français, Najibullah constate de nombreuses erreurs et imprécisions dans son récit. Il passe alors une nuit à le réécrire, en anglais. Puis son ami le traduit en français. C’est cette version qu’il a envoyée par mail à l’Ofii, « en espérant qu’ils en tiennent compte ». Un peu amer, Najibullah constate : « Je suis privilégié d’avoir pu faire cela. Mais ce n’est pas le cas de celles et ceux qui arrivent sans savoir lire et écrire. Être protégé ne devrait pas dépendre du niveau d’études ou des relations que l’on a. La France est un grand pays, elle devrait engager des traducteurs professionnels. C’est toute la vie d’exilés qui peut être remise en question à cause d’un malentendu.»
La Fédération des œuvres laïques (FOL) a une solide expérience en termes d’accueil d’étrangers. Par délégation de service public, elle gère plusieurs centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), ainsi qu’un centre d’hébergement pour les mineurs étrangers isolés.
« Certains participent aux chantiers bénévoles que nous organisons. Cela leur permet d’acquérir et de partager des savoir-faire, et de découvrir de nouvelles régions », explique Claude Chambonnet, administrateur de la FOL, venu avec sa femme Claudine prêter main-forte aux salariés du centre de Piriac-sur-Mer pour l’accueil des Afghans.
L’arrivée, pour un mois, de 88 Afghans évacués en urgence de Kaboul a suscité un élan de solidarité dans la petite ville de Loire-Atlantique.
Envoyée spéciale.
Employée au centre de vacances du Razay, Fanny se souvient avec émotion des regards de ces hommes, femmes et enfants à leur descente des bus, dans la soirée du 25 août dernier : « Les visages étaient marqués par l’épuisement, ils nous regardaient, un peu désorientés. » Prévenus de leur arrivée par la préfecture deux jours avant, la jeune femme et ses collègues de la Fédération des œuvres laïques (FOL), en charge de l’hébergement et des repas, n’ont pas ménagé leurs efforts pour les accueillir. « Les enfants de la colonie de vacances étaient partis quelques jours plus tôt. On a tout de suite refait les 110 lits, et puis on a consulté Internet pour savoir quelles étaient les habitudes alimentaires en Afghanistan, afin de leur proposer des mets qu’ils apprécient. »
Dans le même temps, le Secours populaire local lance un appel pour collecter des vêtements, sacs et produits d’hygiène, etc. La liste des besoins est aussitôt relayée sur les réseaux sociaux. « Les gens de la région ont été d’une grande générosité, poursuit Fanny. Certains nous ont même déposé des affaires directement au centre de vacances. »
Écouter, conseiller et consoler
Sixtine, une jeune architecte d’intérieur, est venue spontanément proposer son aide en tant que bénévole quand elle a appris l’arrivée des Afghans. En manque de personnel en cette fin de saison, la FOL lui a proposé un contrat de cantinière, qu’elle a accepté. Elle fait cependant beaucoup plus que servir à manger et débarrasser les tables. Elle écoute, conseille, console, trouve des contacts aux réfugiés dans les villes où ils vont habiter, et c’est même elle qui a sollicité Viviane et Emmanuelle, deux de ses amies qui viennent tous les jours proposer des cours de français.
Au fil des jours, les réfugiés et le personnel ont appris à se connaître. « Au début, on mettait des fourchettes et des couteaux, mais on a constaté qu’ils ne s’en servaient pas. Du coup, on ne met plus que des grandes cuillères. Aussi, on a compris qu’il fallait apporter tous les plats en même temps sur la table et renoncé au service à la française. Enfin, la fois où nous avons mis du poisson au menu, on a compris que c’était un plat très prisé, alors on essaie d’en prop oser le plus souvent possible. » Un habitant de Piriac a même fait un geste assez extraordinaire. Alors que les réfugiés étaient encore en période de confinement et ne pouvaient pas sortir du périmètre du centre de vacances, il a souhaité leur apporter un petit réconfort local : il a commandé à un pâtissier un kouign amann pour chacun. De quoi leur faire apprécier la Bretagne ! E. B.
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