La révolution libérale ne marche pas, elle court. Le secteur financier engrange des bénéfices record sans règle ni contrainte, tout en imposant discipline et rigueur aux états qui survivent parfois au bord du gouffre. L’« HD » a rencontré Éric et Alain Bocquet, auteurs de « Milliards en fuite ! - Manifeste pour une finance éthique », et explore les leviers d’action pour mettre à bas la domination des voleurs et reprendre notre destin en main. Entretien.
Avec « Milliards en fuite ! », les frères Bocquet avancent 10 pistes pour mettre au pas le monde de l’argent. Après le succès de « Sans domicile fisc », les Nordistes dépassent, dans ce nouvel opus, leur cheval de bataille de l’évasion fiscale pour décoder des pans entiers de la finance. Entretien avec Éric Bocquet, sénateur PCF, et Alain Bocquet, ancien député et maire de Saint-Amand-les-Eaux.
Les 10 propositions des frères Bocquet :
- Une COP fiscale plus que jamais d’actualité
- Créer une Organisation mondiale de la finance
- En finir avec la spéculation sans visage
- Déjouer l’alchimie du blanchiment
- Assécher les paradis fiscaux
- Repenser la lutte contre l’impunité fiscale
- Bâtir une fiscalité juste, démocratique
- Dissoudre en partie la dette ou la rembourser
- Pour changer la finance, d’abord changer son enseignement
- Mobilisation citoyenne : agir local, penser mondial
Vous vous êtes fait connaître avec votre combat contre l’évasion fiscale. Qu’est-ce qui vous a motivés, cette fois-ci, à vous attaquer aux « Milliards en fuite » ?
Éric Bocquet:L’idée est venue avec le Covid-19. La pandémie a tout bousculé sur le plan économique, financier et social. Très vite, nous avons commencé à élargir le propos, au-delà de l’évasion fiscale, en nous attaquant au fonctionnement global de la finance mondiale, de ses excès, de ses conséquences concrètes dans la vie des gens, mais aussi sur le financement des États.
Alain Bocquet: La tournée pour notre dernier livre nous a conduits à rencontrer plus de 10 000 personnes et à être invités dans plus de 80 débats. Toutes ces rencontres nous ont indiqué une chose importante : la compréhension de la domination de la finance mondiale n’est pas totale chez les citoyens. Et, pourtant, ce système vit sur une spéculation généralisée. Quand on sait que seulement 2,5 % des transactions financières reposent sur l’économie réelle, il y a de quoi s’inquiéter sur l’avenir de l’humanité.
Quels ont été les interlocuteurs qui vous ont le plus marqués, lors de votre tournée pour « Sans domicile fisc » ?
Alain Bocquet: Tous ! Du citoyen qui découvrait le problème de l’évasion fiscale, en passant par de nombreux syndicalistes, mais aussi des chefs d’entreprise, des militants chrétiens réunis grâce aux évêques ou encore des francs-maçons. Nous avons vu toutes les catégories de la société et toutes partagent notre inquiétude sur le monde que nous voulons demain.
« Milliards en fuite ! » fourmille d’informations, quelle est votre méthode de travail ?
Éric Bocquet: Avec Alain, et Pierre Gaumeton (journaliste –NDLR), nous nous sommes beaucoup documentés, avec le souci de la rigueur, mais aussi avec un travail de fond. Notre logiciel militant nous permet d’échapper aux rouleaux compresseurs de la pensée unique.
Alain Bocquet: Nos travaux parlementaires nous ont été très utiles. Cette expérience nous a donné l’envie d’aller creuser au plus profond de ces sujets, avec un point de vue largement ouvert aux apports des ONG et des journalistes lanceurs d’alerte. D’ailleurs, les pistes que nous mettons en avant dans notre manifeste ne sont pas à prendre ou à laisser, mais à débattre.
Entre ce livre et le précédent, le monde a changé du fait de la pandémie. Comment la finance a-t-elle tiré son épingle du jeu et pour quelles conséquences ?
Alain Bocquet: La finance a toujours un temps d’avance. Elle s’organise pour précéder les modifications législatives qui pourraient s’imposer à elle, et c’est bien là le problème. Avec la pandémie, on pourrait imaginer que, face à autant de morts et de souffrance, tous les hommes dans ce monde pourraient se donner la main. Que nenni ! Nous ne sommes plus à l’époque de Jonas Salk qui avait refusé de breveter son vaccin contre la poliomyélite. Au lieu de cela, ils ont engrangé les bénéfices.
L’exemple le plus scandaleux se déroule le jour de l’annonce des résultats prometteurs des premiers essais d’un vaccin par Pfizer. Son action a bondi de 15 % et son PDG a vendu des titres pour 5,6 millions de dollars. Mais, en plus, les grands groupes pharmaceutiques ont eux-mêmes organisé la pénurie, empêchant l’immunité vaccinale mondiale. Cela pourrait relever d’un crime contre l’humanité, mais aussi d’une non-assistance à personne en danger.
Éric Bocquet: Aujourd’hui, les marchés financiers retrouvent leur rentabilité d’avant la pandémie. À travers la dette, ils ont accru leur emprise sur les États et les futures politiques qui vont être menées. Si les gens ne se mobilisent pas, cela nous promet des lendemains difficiles. Mais la crise a aussi fait ressurgir des inégalités insupportables. Rendez-vous compte, la France n’a jamais connu autant de millionnaires, plus de 700 000 alors que, depuis le début de la pandémie, les distributions alimentaires aux personnes à la rue ont connu une augmentation de 40 %
Parmi les éléments que la crise sanitaire a changés, vous pointez le carcan budgétaire européen. Qu’opposez-vous au gouvernement qui a décidé d’en finir avec le « quoi qu’il en coûte » pour renouer avec l’austérité inspirée des traités européens ?
Éric Bocquet: Toutes les sacro-saintes règles budgétaires ont explosé ! Avant la pandémie, on nous disait : « Attention, l’endettement de la France approche les 100 % », sous-entendu, demain, ce serait l’apocalypse. Six mois plus tard, avec la crise, on approchait les 120 % et rien ! Évidemment, le gouvernement n’avait pas d’autre choix que d’apporter de l’argent public pour éviter l’effondrement général de notre économie. Mais, aujourd’hui, on nous chante la petite musique du remboursement de la dette. D’ailleurs, les aides européennes sont toujours conditionnées à la mise en place de réformes dites « structurelles », notamment sur les retraites ou les services publics. Pour les États, ce n’est jamais gratuit, mais pour les entreprises, en revanche, les aides publiques sont délivrées par milliards sans contreparties
Pourquoi avoir choisi d’aborder cette question de la dette dans votre livre ?
Éric Bocquet: Il y a dans le discours néolibéral un paradoxe hallucinant. On nous dit que la France doit conserver la confiance de ceux qui nous financent pour éviter la catastrophe. Mais un pays comme la France obtient des prêts à taux négatifs parce que les marchés ont l’assurance d’être remboursés ! D’ailleurs, nous allons emprunter, cette année, 270 milliards d’euros et vous verrez qu’ils ne vont pas nous coûter cher. En réalité, la dette publique est utilisée comme une arme de destruction massive des aspirations du peuple.
Alain Bocquet: D’ailleurs, annuler une partie de la dette d’un État, comme nous le proposons pour la France, c’est possible. L’histoire est là pour nous le rappeler, comme en RFA, en 1953. Mais cela demande une volonté politique.
Vous n’excluez pas que la mafia puisse en détenir une partie. Comment est-il possible que des dettes souveraines, dont celle de la France, puissent se trouver aux mains de réseaux criminels ?
Éric Bocquet: L’Agence française du Trésor, chargée de lancer des appels d’offres sur les marchés financiers, ne vend des titres de la dette qu’à une quinzaine d’établissements ayant un agrément. Mais, dans un deuxième temps, ces titres sont revendus sur le marché secondaire. Et c’est à ce moment que nous n’avons plus de visibilité sur l’identité des détenteurs. Nous pouvons donc imaginer qu’une société offshore qui a son siège aux Bahamas, détenue par un narcotrafiquant colombien, puisse avoir dans ses comptes des titres de notre dette.
Alain Bocquet: Il n’existe aucune traçabilité, aucune transparence. Quand on sait que 10 % du PIB mondial est détenu par l’argent sale, il y a là plein de questions à soulever et un travail de clarté à réaliser.
« Manifeste pour une finance éthique » est le sous-titre de votre ouvrage. Les deux termes ne sont-ils pas incompatibles ? Face aux défis sociaux et environnementaux de notre siècle, mettre au pas la finance peut-il suffire ?
Éric Bocquet: Nous souhaitons faire de l’argent le nerf de la paix. Face aux enjeux de notre siècle, on nous dit partout que l’argent n’existe pas. Eh bien si, au contraire ! Mais, pour cela, les États doivent reprendre la main. C’est presque une gageure de parler de finance éthique. Mais il n’y a aucune fatalité à ce que ces pratiques d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent perdurent. On dit que l’argent n’a pas d’odeur, mais je pense que certains gouvernements n’ont pas d’odorat.
Alain Bocquet: Il faut absolument que les citoyens s’emparent du problème et reprennent le pouvoir sur l’argent. C’est d’ailleurs la dixième piste dans notre livre. Une infime minorité détient les milliards. Mais nous sommes des milliards d’êtres humains à pouvoir décider de l’utilisation de cet argent, qui, après tout, appartient à ceux qui ont créé les richesses. C’est évidemment un combat communiste et humaniste !
Justement, qui sont les bénéficiaires de ce système qui fonctionne à la fois sur l’évasion fiscale, mais aussi sur les bénéfices à tirer des dettes des États ?
Éric Bocquet; On estime que 8 % du PIB mondial est dissimulé dans les paradis fiscaux, soit plus de 6 000 milliards de dollars. Tout cela profite aux marchés financiers, aux multinationales, mais surtout aux Gafam. Ces géants ont enregistré pas moins de 27 milliards de dollars en plus durant les mois de pandémie en 2020. D’ailleurs, les Gafam ont en tête de se substituer aux États en investissant dans la santé, dans l’éducation, dans des voitures sans chauffeur… Ils ont maintenant le PIB de certains États et, à terme, ne leur manqueront plus que l’armée et la diplomatie.
Alain Bocquet: Il est urgent de remettre à plat l’organisation de la finance mondiale. Nous ne sommes plus à l’époque de la domination du dollar. C’est pourquoi nous proposons la création d’une organisation mondiale de la finance, avec des représentants de ce milieu, mais aussi des États, des Parlements, des ONG, des syndicats, pour gérer la Bourse mondiale. Vaste sujet !
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