Comment créer une sécurité sociale de l’alimentation ? Dominique Paturel, chercheuse à l’Inrae de Montpellier, Jean-Claude Balbot, éleveur retraité dans le Finistère, et Bernard Friot, économiste et sociologue, ont débattu de cette idée à l’Agora.
Le système agro-industriel dysfonctionne. D’un côté, les files de l’aide alimentaire s’allongent toujours plus. Huit millions de Français y ont recours pour remplir leur assiette. De l’autre, l’agriculture surproduit et ne rémunère pas ses travailleurs. Entre les deux, le système de transformation et de distribution fait son beurre. Comment alors rendre accessible une alimentation saine à l’ensemble de la population ?
Depuis 2019, des collectifs de paysans, chercheurs et militants travaillent sur l'idée d'une sécurité sociale de l’alimentation, sur le modèle de ce qui a été construit pour la santé au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Un débat à l’Agora de la Fête de l’Humanité a permis d’en poser les enjeux et d’en envisager les contours.
Pourquoi l’aide alimentaire n’est-elle pas une réponse au droit à l’alimentation, qu’est-ce qui cloche dans les dispositifs existants ?
DOMINIQUE PATUREL La filière de l’aide alimentaire a été mise en place, en France, au milieu des années 1980. Je parle bien de filière, dans la mesure où elle s’appuie sur le système productiviste. C’est la surproduction qui approvisionne l’aide alimentaire, et celle-ci bénéficie de produits fabriqués spécifiquement pour l’industrie. C’est une vraie impasse démocratique. Penser que l’accès à l’alimentation d’environ 8 millions de personnes dépend de cette filière pose beaucoup de questions démocratiques. Cela signifie qu’une partie de la population est assignée à manger de cette façon. C’est une vision étrange de l’application du droit à l’alimentation, et c’est pour cela que nous proposons de créer un droit à l’alimentation durable, qui intègre le droit de choisir ce que l’on mange. La deuxième chose à souligner, c’est que le principe de droit à l’alimentation, reconnu à l’échelle internationale dans le cadre des droits humains, ne remet pas en cause les accords de l’Organisation mondiale du commerce, par exemple. Il permet donc de continuer à considérer l’alimentation comme une marchandise comme les autres, et cela aussi, c’est à changer.
Du côté des paysans, comment est née l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation, de quel constat êtes-vous partis ?
JEAN-CLAUDE BALBOT Le réseau Civam (Centre d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) se réclame d’une agriculture de qualité, garantie par des labels de toute sorte. Or, vers la fin des années 2000, nous avons réalisé que nous ne nourrissions que 10 % de la population, et encore les bons jours. Autrement dit, nous avons créé un système que nous ne maîtrisions pas, soit par négligence, soit, pour certains, par adhésion au fait qu’il existe une élite qui doit pouvoir bien se nourrir, soit, pour quelques autres dont je fais partie, par inattention. La question qui a immédiatement suivi ce constat a été : mais alors, où se nourrissent ceux que nous ne voyons pas, ceux qui ne fréquentent pas nos fermes, nos marchés, les coop bio ? Ces lieux leur sont interdits. C’est un grand mot mais, dans les faits, le modèle industriel de production assigne à chacun une place, au consommateur autant qu’au producteur. L’environnement est vu comme un support de la production, et la société comme un moyen de l’absorber. L’objectif, c’est de proposer à l’ensemble de la société un modèle de socialisation de l’alimentation et d’agriculture, depuis la production, jusqu’à la mise en marché. C’est comme cela que l’on pourra s’imaginer avoir suffisamment de force pour réformer profondément ce complexe agro-industriel qui nous est imposé.
Comment pourrait fonctionner cette sécurité sociale de l’alimentation ?
BERNARD FRIOT Depuis le confinement, nous sommes témoins du caractère scandaleusement bas des salaires des travailleuses – parce qu’il s’agit souvent de femmes – et des travailleurs les plus importants. Il est clair qu’il faut augmenter le Smic. Comment le faire bien ? En reprenant ce qui a été fait dans les années 1960 avec le régime général de la Sécurité sociale, c’est-à-dire cette façon qu’ont eue les communistes, en 1946, de subvertir la Sécurité sociale. Car, à la base, c’est une invention patronale, destinée à affaiblir les organisations ouvrières. En 1945, il existe plus de 1 000 caisses de sécurité sociale, et des quantités de régimes et de branches différents. En 1946, les communistes vont unifier tout cela à travers le régime général de Sécurité sociale. Des travailleurs élus sur des listes syndicales participent à sa gestion. Il est financé par un taux de cotisations interprofessionnelles unique, que les patrons sont obligés de respecter. De fait, jusque dans les années 1960, avant que les travailleurs ne soient éliminés de la gestion du régime général par de Gaulle, la socialisation du salaire échappe aux initiatives patronales. Cela a permis de créer un accès universel aux soins. Les salaires ont augmenté non pas via de l’argent versé sur le compte postal du travailleur, mais par de l’argent destiné à être dépensé auprès de professionnels de santé conventionnés. Et c’est un point capital : on a sorti le soin du marché. C’est précisément ce que nous voulons faire avec la sécurité sociale de l’alimentation. Nous pouvons aujourd’hui socialiser les salaires, augmenter le Smic de 500 euros, versés sur la carte Vitale et destinés à être dépensés auprès d’acteurs alternatifs à l’agrobusiness. Il faut sortir ces derniers de la marginalité, et cela suppose de créer une institution macroéconomique, et de lui consacrer des moyens. Nous avons calculé : cela coûterait autour de 120 milliards d’euros par an.
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