Les mutations du travail et de l’emploi reviennent sans cesse dans les discours politiques et médiatiques. Elles seraient même à l’origine d’un enjeu de modernisation des règles juridiques pour mieux s’adapter à un monde « nouveau » où la flexibilité et l’indépendance seraient des facteurs déterminants. Mais de quelles transformations est-il question? Et pour quels défis sociaux à relever ?
*Léa Bruido est membre du comité de rédaction Progressistes et responsable de la rubrique « Travail, Entreprises, Industries ».
LE CDD COMME NORME, MAIS…
L’emploi est à entendre d’abord au sens des formes juridiques stabilisées qu’il présente. Le contrat de travail, par exemple, se caractérise par un lien de subordination entre le salarié et son employeur, qui offre des droits sociaux au salarié et qui s’oppose à la liberté d’organiser son travail, liberté rattachée à l’indépendance statutaire. C’est la raison pour laquelle le contrat précise la durée de la relation d’emploi (déterminée ou indéterminée) et le temps travaillé (journalier, hebdomadaire, voire annualisé), durant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur en échange d’une rémunération.
Les caractéristiques de l’emploi sont aussi traitées en termes de catégorie socio-économique. Les récents chiffres publiés par l’INSEE1 indiquent que 27,1 millions de personnes occupent un emploi en France en 2018 et que 90 % d’entre elle sont salariées. Aujourd’hui, 75 % des emplois se trouvent dans le secteur tertiaire. La tertiarisation des économies et des emplois est évidemment une transformation notable du marché du travail, mais ce n’est pas une donnée nouvelle ; elle s’établit sur plus de quarante années et reflète également le déclin des emplois du secteur industriel (secondaire) et du secteur agricole (primaire).
La norme est toujours l’emploi à durée indéterminée (85 % des personnes en emploi selon l’INSEE2). Mais la tendance est au morcellement des parcours professionnels3, avec des emplois plus nombreux et plus divers au cours d’une même carrière pour un salarié donné que ce que l’on a pu observer pour la génération précédente, accompagnés de changements de statuts, de périodes de non-emploi plus ou moins longues et de pluriactivités de plus en plus récurrentes. Notons par exemple que, selon la DARES3, près du tiers des CDI sont rompus avant le terme de la première année. Du point de vue des défis sociaux à relever, ces éléments renforceraient l’enjeu d’une sécurisation des parcours professionnels comme socle central de la modernisation des règles juridiques.
LA « PLATEFORMISATION » DES ÉCONOMIES ET DES EMPLOIS
Abordons maintenant une autre évolution, plus récente, en lien avec la « plateformisation » des emplois et l’usage massif des outils numériques mobiles. La plateformisation (que l’on nomme parfois ubérisation) est une tendance mondialisée et souvent associée aux services de livraison de proximité et de transport de tourisme de proximité. Mais, plus largement, les plates-formes « collaboratives » proposent des biens, des services ou des contenus produits soumis à disposition par des contributeurs professionnels ou particuliers à destination de clients utilisateurs des services électroniques. Cette définition, large, montre l’étendue de ce modèle socio-économique, puisque l’on distingue les services nécessitant une réalisation physique et localisée (c’est le cas pour la livraison et le transport, par exemple), et les services fournis en ligne.Ce modèle socio-économique de plateformisation des emplois et du travail se développe en France dans un contexte de chômage structurel et de facilitation juridique de l’entreprenariat individuel, qui a connu une augmentation de 184 % entre 2006 et 2013. Mais il reste très minoritaire : il représente moins de 3 % des personnes déclarant un revenu d’activité4, et son effet, aujourd’hui très limité, sur le marché du travail contraste avec certains discours qui le présentent comme le modèle de l’avenir pour l’ensemble des secteurs et des travailleurs, notamment au regard du pouvoir de disruption qu’on lui confère. Cela dit, la plateformisation de l’économie est aussi révélatrice d’une tendance bien plus ancrée5, celle de la réorganisation des chaînes de valeur dans les entreprises,de leur recentrage progressif et continu sur les activités considérées comme les plus lucratives et d’un développement de la sous-traitance interne ou externe, voire une délocalisation des activités considérées comme périphériques ou moins lucratives. Cette réorganisation de la chaîne de valeur inscrit le remplacement des relations salariales au profit des relations marchandes.
Une enquête socio-démographique très complète sur les « microtravailleurs du clic »6, proposée par l’équipe du projet DiPLab (Digital Platform Labor) indique que ces travailleurs, dont on estime qu’ils représentent 240000 actifs, sont souvent invisibles et précaires. Ils réalisent des tâches considérées comme de faible niveau de qualification telles qu’annoter et enrichir les données nécessaires au fonctionnement et au développement de l’intelligence artificielle (IA) ; en ce sens, leur travail rend possible l’automatisation et l’IA. Les rémunérations « à la pièce » sont faibles, entre quelques centimes et quelques euros, selon les auteurs.
S’il reste difficile de quantifier précisément les travailleurs concernés et le volume d’emploi associé en équivalent temps plein, d’autres éléments viennent fortement interroger ces modèles socio-économiques reposant sur l’indépendance statutaire des travailleurs. L’indépendance juridique des travailleurs de la plateformisation cache une dépendance économique le plus souvent vis-à-vis d’une plate-forme principale, ce qui fait que si le contrat commercial prend fin le travailleur n’a plus de source de revenus. Du point de vue des défis sociaux, la plateformisation pose l’enjeu de redéfinir la subordination liée au salariat, lequel tend à évoluer dans divers secteurs vers des formes d’autonomie contrôlée.
DU CÔTÉ DU TRAVAIL, DES ÉVOLUTIONS CONTINUES NÉCESSAIRES
Le monde évolue, et il est normal que les structures socio-productives évoluent de manière conjointe. Elles ne doivent pas être hermétiques au monde au sein duquel elles s’inscrivent,sinon elles risqueraient de s’en trouver désarticulées. Mais cela produit nécessairement des évolutions du côté du travail réalisé par les individus qui restent le plus souvent peu discutées.D’abord, les évolutions sont visibles du côté des outils, notamment en lien avec les évolutions technologiques. Il serait anormal aujourd’hui pour tout travailleur occupant un poste de livreur de ne pas pouvoir disposer d’un outil GPS, alors que la plupart des individus l’utilise de manière plus ou moins fréquente dans leur quotidien.
Pensons également à l’usage des exosquelettes, déjà très présents, notamment dans le domaine industriel. Il en ira de même pour la robotique (souvent aussi appelée cobotique pour souligner les interactions nécessaires entre les humains et les machines) qui tend à se développer en milieu de travail. L’enjeu est alors moins de s’adapter aux évolutions du monde que de proposer un environnement qui utilise les ressources déjà à disposition d’un large public, et cela d’autant que ces outils peuvent contribuer à réduire des formes de pénibilité dans certaines activités professionnelles.
Ensuite, les évolutions sont visibles du côté des modèles d’organisation du travail et de la production de biens ou de services. L’organisation scientifique du travail a dominé la première moitié du XXe siècle avant d’entrer dans une crise socio-productive dans les années 1960, jusqu’à atteindre un point culminant avec le mouvement ouvrier de mai 1968 pour la France. Les modèles organisationnels évoluent en fonction de l’évolution des outils et du travail. À la fin des années 1960, la crise sociale du taylorisme et les revendications ouvrières et syndicales rencontrent une crise productive en lien avec une mécanisation grandissante des systèmes de production, un enjeu concurrentiel fort du côté de la production d’un service(et non plus seulement d’un bien de consommation).
Enfin, les évolutions sont visibles du côté du travail réalisé par les travailleurs. Cela suppose pour les travailleurs de piloter des systèmes de plus en plus complexes et remet en cause une stricte parcellisation des tâches avec une hyperspécialisation des travailleurs. En conséquence, les compétences requises sont de plus en plus élevées. À un niveau global, la progression croissante du niveau de qualification des emplois7 en témoigne, avec un recul continu de la part des ouvriers et employés dans l’ensemble des emplois (+ 4,8 points entre 2003et 2018, pour s’établir à 47,4 % en 2018), alors que sur la même période la part des cadres augmente (+ 3,8 points, et atteint 18,4 % des actifs occupés). À un niveau plus micro, dans le travail quotidien des salariés, cela suppose des compétences transverses, techniques ou sociales, pour piloter ces systèmes qui échappent souvent au prisme des qualifications, du niveau de diplôme ou du positionnement hiérarchique du poste occupé dans l’entreprise. Et cela suppose aussi des capacités d’organisation collective du travail et de la production de biens ou de service ainsi que la capacité de décision de la part du dirigeant. Ces deux niveaux sont le socle de la protection salariale.
On comprend dès lors l’intérêt de définir des scénarios d’anticipation pour mieux appréhender les transformations possibles du travail, des outils et des modes organisationnels, et mieux anticiper les évolutions quantitatives et qualitatives de l’emploi. Se posent alors des questions en lien avec le déploie-ment massif de la robotisation ou de l’intelligence artificielle, qui pourraient contribuer à une recomposition du travail (et non à sa disparition, comme l’affirment certains discours) et à un déplacement des emplois, dont on pourrait en partie anticiper l’ampleur. Mais, derrière cela, l’enjeu central est d’assurer des conditions de travail et de vie dignes aux populations, un défi majeur au regard des études sur les conditions de travail et de rémunération des travailleurs des plates-formes.
LA PROTECTION DES SALARIÉS
Pour conclure, revenons sur les défis sociaux au regard des évolutions de l’emploi et du travail en cours et à venir. Soulignons que les enjeux de transformations du travail et les défis sociaux, territoriaux et technologiques occupent une place grandissante dans les réflexions prospectives et que la nécessité d’inventer des solutions nouvelles pour garantir les droits sociaux et protéger les travailleurs se fait de plus en plus pressante.
Relever ces défis sociaux suppose de transformer la logique dans laquelle la relation individu-travail-emploi est pensée, pour replacer au centre l’humain. Dans un contexte de transformation numérique et de trans-formation des emplois, la créativité, l’intelligence humaine,est toujours au centre de l’efficacité du système de production de biens ou de services. Les propositions de l’économiste et membre fondateur d’ATTAC Thomas Coutrot8 dans son dernier ouvrage vont en ce sens. De même, Pascal Lokiec9 propose, avec d’autres auteurs, dont Éric Heyer et Dominique Méda, de s’appuyer sur la notion de travail décent proposé par le BIT, c’est-à-dire un travail justement rétribué, qui n’altère pas la santé et qui n’impacte pas l’environnement de manière négative. La protection du salarié est alors à considérer comme une voie possible pour permettre aux entreprises de rester compétitives dans leurs domain
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