Berceau des luttes des travailleurs et des usines Fiat, la ville piémontaise reste l’un des hauts lieux de l’industrialisation de l’Italie et des combats de la gauche dans la péninsule italienne.
Durant des décennies, le cœur battant de la lutte des travailleurs a emprunté la route du Sud. Quelques jours avant que Karl Marx et ses acolytes ne fondent la Ire Internationale, le 28 septembre 1864, ouvriers et artisans s’étaient déjà soulevés dans la capitale italienne d’alors : Turin. Ce n’est pas la révolution, comme celle de la Commune, à Paris, sept ans plus tard, mais c’est déjà une rébellion, l’une des premières du mouvement ouvrier naissant dans la péninsule.
Tous venus du nord, du centre et du sud de la péninsule
Les 21 et 22 septembre, la majestueuse place San Carlo, surnommée le « salon de la ville », dans le centre de la ville piémontaise, est le théâtre d’affrontements. On compte les morts par dizaines. Ils sont artisans, marchands de chaussure, tailleurs, ouvriers, vitriers, typographes, fondeurs, machinistes, menuisiers, etc. Peu venaient de Turin, beaucoup des autres zones du nord, du centre et même du sud de la péninsule. En quête d’un avenir meilleur.
À l’origine du soulèvement, une décision du royaume d’Italie, unifié trois ans plus tôt, qui peut paraître anodine : le transfert de la capitale à Florence. Outre la perte de prestige pour la cité, cela signifiait – chose moins anodine – une perte d’emploi pour ceux qui fournissaient la cour, les bureaucrates. Qu’à cela ne tienne. En quelques années, déchue de son titre de capitale du royaume, Turin allait devenir la capitale de la gauche.
Là où Fiat s’est établie et règne en maître
Avec le temps, le poumon ouvrier de la capitale s’est déplacé vers le sud de la ville, là où Fiat, née en 1899, s’est établie et règne en maître. En 1900, sur le Corso Dante, s’installe la première usine de la firme automobile. Rien à voir avec les gigantesques ateliers qui verront le jour vingt ans plus tard. On ne compte au départ que 120 ouvriers, mais ils seront 1 500 six ans plus tard. La production annuelle est alors de 1 150 voitures. Pendant la Première Guerre mondiale, 18 000 salariés travaillent à Corso Dante, où l’activité s’arrêtera en 1922, les locaux devenant trop exigus.
Ce lieu reste l’un des plus vieux de la lutte ouvrière en Italie. Il fut le théâtre du « biennio rosso », ces deux années rouges – 1919 et 1920 – où l’Italie faillit basculer, inspirée par le soleil de l’avenir qui s’était levé à l’Est, dans le camp de la révolution. Toute l’année 1919, la conflictualité sociale s’aiguise. Au second semestre, sous l’influence de la rédaction du journal socialiste l’Ordine nuovo (« ordre nouveau »), au sein de laquelle on trouve les futurs secrétaires du Parti communiste italien Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti, les ouvriers de la ville forment des comités d’usine, élisent leurs représentants, sur le modèle des soviets, qui ont vocation à aller au-delà de la seule représentation syndicale.
« La bataille est finie, la guerre continue »
ORDINE NUOVO
Le conflit entre patronat et ouvriers est permanent
Le 20 mars, le passage à l’heure d’été, peu populaire, entraîne la « grève des aiguilles » dans les usines Fiat. Les salariés demandent à pouvoir embaucher, le 21 mars, une heure plus tard. Le patronat refuse. Face à cette affirmation du pouvoir des directions d’entreprise, les commissaires des conseils de la Fiat avancent alors d’une heure les aiguilles de l’horloge de l’usine. Ils sont licenciés. Une grève est déclenchée qui s’étend à toutes les usines de la ville. Le patronat fait fermer les établissements, qui ne rouvriront qu’après le 23 avril, le syndicat de la métallurgie Fiom acceptant une réduction des pouvoirs des commissions internes. « La bataille est finie, la guerre continue », proclamera l’Ordine nuovo.
La conflictualité est permanente. Ainsi, en juillet 1919, une grève est organisée pendant deux jours en soutien aux soviets de Hongrie et de Russie. En août 1920, le patronat, la Confindustria, adresse une fin de non-recevoir aux demandes des travailleurs. Partout dans le pays, la Fédération des ouvriers et employés de la métallurgie (Fiom) organise un ralentissement de la production. En réponse, le 30 août, le patronat fait entourer par l’armée une usine de la Romeo à Milan. Les salariés, parfois en armes, occupent alors 3 000 établissements dans cette ville. La Confindustria fait fermer toutes les usines de la péninsule. Les ouvriers en occupent donc une grande partie, comme à Turin. À la Fiat Centro, le futur communiste Giovanni Parodi s’assied dans le siège de Giovanni Agnelli, fondateur du groupe.
Les moyens de production sont socialisés
Le conseil d’usine gère l’approvisionnement, la production, comme dans les autres fabriques. Trente-sept voitures sortent de la ligne de production quotidiennement. Les moyens de production sont socialisés. Mais faute de s’étendre au-delà de Milan et Turin, les directions socialiste et syndicale n’empruntant pas la voie révolutionnaire, cette expérience fera long feu. À la suite des épisodes de violence, le président du Conseil, le libéral Giolitti, organise des discussions entre le syndicat et le patronat. Peu à peu, l’ordre revient. Il ne sera pas nouveau, comme le souhaitaient les socialistes turinois. Deux ans plus tard, les fascistes, appuyés par des industriels animés par la peur du rouge, marchent sur Rome.
Les quartiers ouvriers sont tous au sud de Turin
Turin restera terre de luttes et capitale ouvrière. Mais son cœur battant se trouvera plus au sud de la ville. En 1922, la Fiat crée un nouveau quartier industriel, le Lingotto, inspiré des très modernes usines Ford, aux États-Unis, modèles de l’organisation scientifique du travail. On y trouve une piste de courses automobiles, mais les lieux sont désormais transformés en centre commercial, signe des investissements de la famille propriétaire Agnelli vers autre chose que l’industrie. Mais, plus au sud, un autre quartier, Mirafiori, créé à partir de 1936, vit encore au rythme de l’industrie. Les usines se succèdent aux usines. Les routes se croisent en surface. On compte onze kilomètres de sous-sols qui relient les différentes usines. Le quartier compte 20 kilomètres de voies ferroviaires. Il y a même une usine électrique.
«Agnelli, l’Indochine, tu l’as dans ton usine »
C’est là qu’en 1943, « l’officina 19 » se met en grève, faisant vite entrer dans le mouvement social pas moins de 100 000 ouvriers. C’est un coup dur pour le régime fasciste, qui s’effondrera quelques mois plus tard. En 1969, Mirafiori est à nouveau le poumon des luttes des métallurgistes. On doit cette année-là 7 % des 20 millions d’heures de grève enregistrées dans le secteur aux ouvriers de la Fiat. L’inventivité n’est alors pas un vain mot.
Un conseil central inspiré des conseils d’antan est installé : le « consiglione », qui animera les luttes. La « grève articulée » apparaît. Un atelier fait grève, ne fournissant plus les pièces aux autres, qui ne peuvent donc plus travailler. Pour populariser leurs luttes, les syndicalistes organiseront des « cortèges internes » qui passent d’atelier gigantesque en atelier gigantesque. Parfois au cri de « Agnelli, l’Indochine, tu l’as dans ton usine ». Depuis, la crise des années 1970-1980 est passée par là, les restructurations des années 2000 également, et le nombre d’ouvriers a certes baissé. Mais les lieux restent l’une des plus grosses citadelles ouvrières et industrielles du beau pays.
Un parc pour les victimes d’accident de travail. La mémoire ouvrière est faite de luttes, mais aussi de tragédies. À l’est de Turin, on trouve des jardins publics, le long de la rivière Dora Riparia, au sud de la Borgata Frassati. C’est le Parc des victimes de l’incendie dans l’établissement de ThyssenKrupp, situé non loin de l’usine qui a flambé, le 6 décembre 2007. On trouve beaucoup de rues pour les « Tombés au travail » dans la Péninsule. Mais cet incendie fut particulier. Il se déclencha sur la ligne 5 de l’usine ThyssenKrupp et tua sept personnes, soit le plus meurtrier des accidents de travail de ces dernières décennies. L’enquête montrera que les mesures de sécurité n’ont pas été prises, avec des matériaux incendiaires dans l’établissement. Elle fut exemplaire et permis, chose rare, de condamner plusieurs dirigeants à de la prison ferme pour homicide. « C’est une victoire, une victoire pour nous et pour toutes les victimes mortes au travail », réagirent alors les familles des victimes.
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