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5 août 2021 4 05 /08 /août /2021 05:40

 

Un cinquième des maisons de retraites privées fonctionnent sans autorisation en Grèce. L’absence d’un véritable système de contrôle, à laquelle s’ajoutent les restrictions dues au Covid, a transformé certaines d’entre elles en mouroirs à ciel ouvert. Deuxième épisode de notre série.

Ce matin-là, Manolis Hourdakis est réveillé par un étrange coup de téléphone de la police municipale. Les officiers de Chania – ville au nord-ouest de la Crète – lui demandent la permission d’exhumer le corps de sa mère décédée un an plus tôt, en avril 2020.

La requête n’est pas commune mais elle fait suite, précisent les agents, à des témoignages recueillis au sein même de la maison de retraite où elle a terminé ses jours. Des résidents ont affirmé que sa mère n’était pas morte d’un arrêt cardiaque, contrairement à l’indication de son certificat de décès.

Ce type de procédure est toujours douloureux pour un proche, mais Manolis, rationnel instructeur à l’académie navale, accepte. Au fond, il a toujours eu le sentiment que quelque chose ne collait pas. Pendant les funérailles, il lui avait semblé apercevoir une marque sur le visage de sa mère, dissimulée par une épaisse couche de maquillage. Ses bras étaient aussi couverts de bleus et ses poignets bandés. Mais la tristesse l’avait emporté et sa famille l’avait enterrée sans poser de questions.

La police procède donc à l’excavation et, quelques semaines plus tard, le résultat de l’autopsie tombe comme un couperet : sa mère a été victime d’une mort violente, plus douloureuse encore que celle imaginée par son fils.

Plus injuste encore : tout porte à croire que les responsabilités sont à chercher au sein même de sa maison de retraite, où, lui, son fils l’avait placée. Un Ehpad vendu comme un petit paradis mais que les mesures de restriction Covid, ajoutées aux contrôles défaillants dans le pays, ont changé en un véritable mouroir. Pour sa mère et des dizaines d’autres résidents.

De saisonnier à infirmier  

Dimitris Mavrakakis, 27 ans, est lui aussi crétois. Calme, les cheveux châtain clair, il est originaire de Platinias, un petit village bordé d’oliviers et d’une mer turquoise, juste à la sortie de Chania. Un village vivant du tourisme et des centaines de voyageurs britanniques qui y posent leurs valises chaque année.

Mais au cœur de la pandémie, au début du printemps 2020, alors que le secteur hôtelier navigue en pleine incertitude, Dimitris ne trouve plus d’emploi. Le saisonnier cherche désespérément quand il tombe sur une annonce pour un « job » dans une maison de retraite au nom prometteur, Aghia Skepi (« Saint Toit protecteur »).

La maison moderne est posée au sommet d’une colline verdoyante d’où l’on peut apercevoir la mer. Un petit paradis de tranquillité, à l’extérieur des bruits de Chania. Le saisonnier n’y connaît rien, mais l’annonce est claire, selon lui : aucune qualification ni expérience préalable n’était requise pour candidater.

Il commence par un poste d’assistant infirmier. Il n’a pas de formation médicale, mais après tout, seuls deux infirmiers sur dix sont réellement diplômés. Les autres « soignants » viennent en réalité de l’hôtellerie et du bâtiment.

In fine, Dimitris tient six mois à Aghia Skepi. Traumatisé par ce qu’il y a vu, il change radicalement de carrière et devient lanceur d’alerte. Car le saisonnier devenu infirmier refuse de garder le silence.

Des patient·e·s attaché·e·s à leurs lits

Dimitris Mavrakakis était là le jour de l’accident de la mère de Manolis. Selon lui, elle n’est pas décédée brutalement d’une crise cardiaque, mais elle « est tombée de son lit et s’est blessée à la tête ».

Son témoignage semble confirmé par l’autopsie : au moment de sa mort, « elle avait sur l’arrière de la tête une blessure de l’épaisseur d’un doigt », nous dit son fils. Pire : l’analyse précise qu’après sa chute, sa mère a été laissée sans soins, à l’agonie, trois jours durant.

Amer, Dimitris se rappelle les promesses que les gérants de cet Ehpad privé lui avaient faites. Le fils avait été rassuré, lui qui avait longtemps refusé de la confier à une institution. 

Le rapport d’autopsie explique également que les stries sur ses poignets – cachées par les bandages au moment des funérailles – sont dues au fait qu’elle a été attachée à son lit « pendant une longue période ». Et d’après trois anciennes infirmières interrogées par Investigate Europe (collectif de journalistes partenaire de Mediapart), de nombreux patients « ont été enchaînés à leurs lits »« nuit et jour pour certains ».

Dimitris précise que les résidents les plus « problématiques » étaient installés au sous-sol, loin des yeux et des oreilles des visiteurs. L’un d’entre eux avait même été mis à part, attaché dans la buanderie. À en croire les trois anciennes d’Aghia Skepi, seule une employée était de garde pendant les nuits dans cet Ehpad paradisiaque, pour réduire les coûts au maximum. Elle devait s’occuper de 65 patients, dont 90 % souffrent de démence.

Les serviettes et rasoirs « pouvaient servir à plusieurs résidents d’affilée », racontent-elles, et les repas étaient si peu copieux que les personnes âgées « perdaient beaucoup de poids dès les premières semaines de leur arrivée ». Enfin, toujours d’après ces anciennes employées qui ont témoigné auprès de la police (pour deux d’entre elles), il n’était pas rare que les objets de valeur soient retirés des doigts et des cous par des cadres de l’Ehpad, qui déploraient ensuite leurs « pertes » auprès des familles.

Soixante-quatre morts en 2020

Au printemps 2021, l’affaire est révélée par la presse locale. Les articles ne parlent pas de la mère de Manolis mais d’une autre victime, le père d’une avocate locale qui a décidé de poursuivre Aghia Skepi pour négligence. La police lance l’enquête. 

Les agents, grâce aux employé·e·s, découvrent rapidement l’étendue de l’horreur. C’est d’ailleurs à ce moment-là que la police contacte Manolis pour lui demander l’autorisation d’exhumer. Sa mère fait partie des... 64 résidents décédés à Aghia Skepi en 2020. Même en pleine pandémie, le taux de mortalité est considéré comme anormalement élevé. Chaque mort – dont les certificats de décès mentionnaient « arrêt cardiaque » – fait l’objet d’une enquête par les policiers.

La direction d’Aghia Skepi a refusé de nous répondre mais s’est déjà défendue ailleurs, disant que rien « de condamnable » ne s’était passé dans son établissement. Son argument ? Mille personnes ont été hébergées ici, depuis son ouverture en 2009, sans le moindre problème.

Mille, vraiment ? Les documents que nous avons consultés montrent pourtant que l’Ehpad n’a l’autorisation d’accueillir que « 46 personnes ». Pour la période précédente (2011-2019), il ne pouvait en héberger que 16. Pire : entre 2009 et 2011, Aghia Skepi était sous le coup d’une interdiction de fonctionner. Et pour cause : une inspection avait ordonné la fermeture et l’évacuation immédiate de l’établissement.

L’évacuation, cependant, n’a jamais eu lieu et de nouveaux pensionnaires sont même venus grossir les rangs d’Aghia Skepi, comme le signale un courrier de la région de Chania au procureur – que nous nous sommes procuré. Dix ans plus tard, le courrier est resté lettre morte. Une décennie d’illégalité. Cela paraît incroyable, pourtant le cas d’Aghia Skepi n’est pas isolé en Grèce.

Il existe environ 300 maisons de retraite aujourd’hui dans le pays, dont la moitié à Athènes, la capitale. On estime que la première moitié est rattachée à l’Église grecque orthodoxe, tandis que l’autre est constituée d’Ehpad à but lucratif.

La plupart de ces établissements privés sont des structures familiales, de petite taille. Et au moins un cinquième de ces sociétés familiales opèreraient sans permis, d’après la PEMFI, l’association des Ephad grecque. « Malheureusement, une des principales défaillances du système grec est l’existence de ces Ehpad illégaux, regrette Stelios Prosalikas, président de l’association. Quand quelqu’un en ouvre un, l’État n’a aucune capacité de le fermer, parce qu’ils ne savent pas où replacer les personnes. C’est une honte»

Une pénurie d’Ehpad

Cette situation ubuesque est d’ailleurs favorisée par la législation, qui permet aux maisons de retraite de commencer à accueillir des pensionnaires dès qu’elles ont déposé leur demande de licence..., plutôt qu’après l’avoir obtenue. En 2007, une loi a été votée, donnant un an de délai aux maisons de retraite opérant illégalement pour se mettre en règle. Mais, aveu d’échec, ce délai a été prolongé tous les ans jusqu’à aujourd’hui, ce qui a permis à des dizaines d’établissements de proliférer en toute illégalité.

Avant que Manolis ne fasse admettre sa mère à Aghia Skepi, il avait fait le tour des maisons de la région pour lui trouver une place, mais les listes d’attente couraient sur trois ans et plus. En Grèce, la pénurie est si importante qu’elle permet aux pires de ces vendeurs de lits de proliférer. Et pour ne rien arranger, une partie des Ehpad à but lucratif se font rétribuer au noir pour éviter de payer la TVA.

Dimitrios Shistohilis, représentant de plusieurs multinationales européennes qui cherchent à se développer en Grèce, a dû se rendre à l’évidence : « Aucun des rapports financiers [qu’il a] consultés n’était digne de confiance. » Le consultant vient pourtant de passer près d’un an et demi à évaluer des maisons de retraite pour voir lesquelles pouvaient être rachetées par le groupe privé français Orpea. Bilan : aucune.

« Le problème est si généralisé, nous confie-t-il, qu’après avoir lu mon rapport, mes clientes, les multinationales, ont préféré construire de nouveaux établissements, plutôt que de racheter ceux qui existaient déjà. »

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.

 

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