L’adhésion durable d’une partie importante de l’opinion au parti d’extrême-droite ne provient finalement pas des choix économiques qu’il formule, mais de sa capacité à imposer dans le débat public l’idée que la cause des inégalités proviendrait de l’étranger, de « l’autre ».
Après avoir associé son programme à la sortie de l’euro et à une sorte de nostalgie de la France d’avant 1962 durant la présidentielle de 2017, le Marine Le Pen met dorénavant en scène avec ostentation ce qui est généralement interprété comme un retour, en matière économique, aux préceptes néolibéraux du Front National. Ces derniers, teintés de poujadisme, prévalaient en effet dans le Front national de Jean-Marie Le Pen : l’épargne et le capital d’abord, baisse des dépenses publiques et sociales, la libre entreprise comme horizon indépassable, les aides sociales perçues comme de l’assistanat et encourageant la paresse des pauvres, etc. Aujourd’hui, le ton est de nouveau donné, par exemple :
- dans un article de L’Opinion la candidate déclare « Oui, une dette doit être remboursée. Il y a là un aspect moral essentiel » et ajoute « la dette d’une nation s’apprécie globalement, dettes publiques et dettes privées. Or, le gonflement des dettes privées en France est tout aussi préoccupant… Le meilleur remède à la dette, ce sont les fonds propres. La France doit impérativement passer d’une économie de dettes à une économie de fonds propres » ;
- proposition d’un plan pour l’emploi des jeunes qui consisterait à ouvrir à toute personne de moins de 30 ans qui créera son entreprise une dotation en fond propre, égale à son propre apport. Ainsi qu’une « exonération totale d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur le revenu, sur cinq ans et sur tout le territoire ».
Le tournant avait déjà été pris dès l’abandon en direct, lors du débat télévisé de 2017, du thème de la sortie de l’euro, préludant à l’expulsion des « souverainistes » à la Philippot et à la disparition de certaines tonalités interventionnistes en économie.
Mais est-ce si important ? Les fascistes, et cela est une constante dans l’histoire du XXe siècle, se sont toujours distingués par une grande capacité à ajuster leurs programmes économiques selon les circonstances et selon ce qu’ils supposent être les attentes des électorats qu’ils visent. La seule constante est le nationalisme, avec ses principales déclinaisons que sont la lutte contre l’autre (l’étranger, le juif, l’immigré, mais également « l’assisté »), l’hostilité viscérale au mouvement syndical et à ses organisations, et le prêche pour une collaboration de classe sous l’égide du patronat.
L’étranger au fondement des inégalités : la colonne vertébrale de l’extrême droite
Comme tout populisme, les propositions de l’extrême droite sont largement mouvantes car guidées par l’humeur des masses, à une exception près, elle bien constante : le nationalisme. On avait pu montrer que le programme de Marine Le Pen se caractérisait surtout, en 2017, par son incohérence, sauf sur un point : le rejet de l’immigration comme solution à tous les maux des Français [1].
L’adhésion durable d’une partie importante de l’opinion au parti d’extrême-droite ne provient finalement pas des choix économiques qu’il formule, mais de sa capacité à imposer dans le débat public l’idée que la cause des inégalités proviendrait de l’étranger, de « l’autre ». Quand une entreprise licencie, la responsabilité est alors attribuée, au choix : aux travailleurs immigrés, aux pays à bas coûts, à l’Union Européenne… Jamais à notre bourgeoisie et patronat. Lorsque Jean-Marie Le Pen se plaisait à être qualifié de « Reagan français », c’était sans nul doute en référence à son patriotisme réactionnaire teinté de racisme. Il lui a d’ailleurs repris son fameux « America, love it or leave it », le transposant en « la France, tu l’aimes ou tu la quittes ».
Dans les villes où elle est aux commandes, l’extrême-droite s’illustre exclusivement par des politiques répressives, xénophobes, anti-migrants et « anti-assistanat ». Ainsi l’adoption dans les municipalités RN d’une charte intitulée « ma commune sans migrants » impulsée par le Conseil municipal de Beaucaire. Ainsi également la tentative d’expulsion du Secours populaire à Hayange et de la Ligue des droits de l’Homme à Hénin-Beaumont jugeant ces associations « pro-migrants ». Pour le social, on repassera : coupe dans les budgets sociaux, fin de la gratuité dans certaines cantines scolaires, baisse des crédits des centres sociaux, hausse des indemnités de maire, etc… autant de mesures frappant les couches populaires, immigrées ou non.
Une défense du capitalisme contre les couches populaires
Quels que soient leurs errements et leurs ambiguïtés, les propositions économiques du FN, puis du RN, ne vont cependant jamais en direction d’une critique du capitalisme. Le changement de ton opéré par Jean-Marie Le Pen en 2007 ne doit pas induire en erreur. En effet, dans son dernier programme présidentiel, le fondateur du FN ajoutait alors à la liste des maux de la société la « mondialisation ultra-libérale ». Derrière cet antilibéralisme de façade se niche la défense d’une partie du patronat et de la bourgeoisie qui entend tirer profit d’un retour au franc dévalué et de mesures protectionnistes. Pas un mot sur les salariés, sauf la critique radicale des organisations syndicales, des immigrés et des « assistés ». Par ailleurs, mettre l’accent sur la « mondialisation ultra-libérale » permet de ne pas le mettre sur le fondement même de celle-ci, à savoir le capitalisme, ni même le fond du libéralisme en tant qu’idéologie prétendant qu’il existe une symétrie et une égalité entre le patron et le travailleur. Le libéralisme, dans l’esprit du FN puis du RN, est réduit à la disparition relative des frontières matérielles entre pays. Le clivage doit désormais se faire entre « mondialistes » et « nationalistes », afin d’entretenir un flou et de contourner le clivage gauche/droite qui révèle inéluctablement, en bout de course, un contenu de classe. Comment ne pas reconnaître ici les mêmes ressorts qui firent naître le concept de « nation prolétaire » dans l’Italie des années 1920 permettant aux fascistes de désigner une logique d’exploitation entre pays, tout en niant le clivage de classe interne au pays. La lutte n’est alors pas entre classes, mais entre nations.
Quant à elle, l’abandon de la sortie de la zone euro n’est qu’une rupture de façade avec la stratégie nationaliste du RN. Avec la montée des populismes d’extrême droite dans l’UE, et les possibilités de coalitions qu’elle offre au parti de Marine Le Pen, le thème de la sortie de l’euro devient vraisemblablement plus périlleux qu’utile au projet nationaliste du RN. Le temps d’après pourrait d’ailleurs être consacré à magnifier le patriotisme européen et chrétien[1].
L’extrême droite, une arme de réserve de la bourgeoisie
Au-delà des épisodes qui peuvent nourrir l’impression d’un climat « préfasciste » (généraux séditieux, violences contre la CGT, omniprésence des prêcheurs de xénophobie et de nationalisme dans les médias, complotisme…), la crise peut faire du RN un recours très dangereux si la bourgeoisie considère, à un moment ou un autre, que les partis de gouvernement ne sont plus capables d’assurer à la fois la défense de ses intérêts et un minimum de discipline dans la population. Le récent tweet de Raphaël Enthoven (« plutôt Trump que Chavez ») révèle avec force cet arrière-plan de l’opinion collective d’une partie de la bourgeoisie.
L’histoire récente nous a montré combien le fascisme pouvait être l’expression de la décadence du capitalisme, et qu’il pouvait émerger lorsque la forme républicaine des institutions politiques n’était plus à même de sauvegarder les intérêts économiques de la bourgeoisie. Que ce soit en Italie ou en Allemagne, la montée du fascisme a été nourrie par la crise économique et sociale et portée par une grande partie du patronat. L’idée d’un déclassement économique et industriel national, au profit de nations considérées comme étant plus favorisées, a sûrement été un facteur clé dans la montée en puissance des chemises noires et brunes. Pour cela il a fallu construire de toute pièce la catégorie de « l’autre », tout en la reliant au capitalisme dans un contexte où les années 1930, notamment en Allemagne et en Italie, étaient fortement imprégnées d’idées progressistes anticapitalistes. Il y a donc eu un travail de construction identitaire et de déconstruction d’identification de classe.
La lutte de classes comme seul remède à la « lutte des races »
Si le vote RN est devenu important aujourd’hui, notamment au sein des classes populaires, c’est que le parti d’extrême droite a réussi à imposer dans le débat public une analyse, une explication, et une réponse à la dégradation des conditions de vie des travailleurs français. Le chômage, la précarité, l’insécurité étant alors liés à l’immigration et sa culture, à l’assistanat, au voisin, le salut passerait donc par une lutte contre celle-ci. Le rapport au « national » devient ici le fondement de tous les maux, et la clé de toutes les solutions. Cette « ethnicisation » des problèmes sociaux, qui a pris une place prépondérante dans le débat public depuis les années 1970, illustre l’affaiblissement parallèle des forces politiques progressistes. Si le débat public a pu autant se polariser sur le critère national, c’est qu’il a pu investir le vide politique créé par l’abandon tendanciel du critère social, pierre angulaire des analyses portées historiquement par le marxisme et le communisme. On paye aujourd’hui l’acharnement de toute une gauche, depuis cinquante ans, à vider de leur contenu de classe les mobilisations sociales et sociétales.
À l’inverse, Zev Sternhell a pu observer que c’est le marxisme qui a été le rempart à la pénétration des tentations fascistes dans le mouvement ouvrier français au début du XXe siècle [2].
Aujourd’hui, le problème posé aux forces démocratiques, en premier lieu à la gauche, est donc son impuissance à opposer à la menace RN autre chose qu’un « barrage » de plus en plus inopérant. Car l’enjeu n’est pas de « barrer » mais de marginaliser cette idéologie politique en imposant dans le débat une autre analyse des problèmes que rencontrent la population. Au-delà d’être inopérant politiquement à court terme, cette attitude défensive renforce à plus long terme le discrédit de la gauche dans les milieux populaires et des idées auxquelles elle est identifiée.
Le rôle historique du PCF
Or, dans les conditions actuelles de la crise sanitaire, économique, écologique, morale, la possibilité existe d’un autre rassemblement populaire. Non à partir d’un critère national, mais d’un critère social et internationaliste. Un rassemblement de classe, celui des salariés et des fonctionnaires contre leur ennemi commun, la domination du capital sur tous les travailleurs et sur leur vie au-delà du travail. Cela nécessite pour la gauche de retrouver son entrain révolutionnaire, de retrouver ses repères de classe, de renouer avec le monde du travail. Cela implique aussi de donner un sens moderne au travail. Et cela au moment même où les travailleurs de ce pays, plongés dans une globalisation financière dévastatrice, sont le plus à même à être réceptifs à un discours de transformation radicale. C’est précisément la responsabilité ainsi que le rôle historique du PCF, pour reconstruire la cohérence entre le combat contre le capital et l’antiracisme, l’ouverture au monde, la lutte pour une France de l’hospitalité assumant pleinement sa responsabilité d’accueillir dignement les migrants tout en agissant pour une mondialisation de coopération et de paix.
Et c’est la cohérence (objectifs – moyens – pouvoirs) qu’il propose aujourd’hui pour combattre cette domination. C’est ce qui lui permet de dessiner un chemin concret d’issue à la crise, depuis les luttes immédiates pour l’emploi, les salaires, les services publics, les conditions de vie, l’émancipation de toutes les discriminations, jusqu’au dépassement de la civilisation capitaliste et libérale, dans une transition structurée par les éléments d’un projet de civilisation : sécurisation de l’emploi et de la formation, essor de nouveaux services publics, prise de pouvoir sur l’utilisation de l’argent avec de nouveaux critères de gestion et une nouvelle orientation des crédits bancaires, autre mondialisation de coopération. Cette cohérence a été mise en œuvre, par exemple dans nos propositions lors du mouvement des Gilets jaunes[3]. Elle devient décisive pour le succès de la campagne présidentielle dans laquelle les communistes ont décidé de s’engager.
En effet, loin de justifier un nouvel effacement du PCF, la menace fasciste rend plus que jamais vitale une affirmation beaucoup plus audacieuse de sa présence avec toute son originalité sur le terrain des idées et des luttes, avec toute sa capacité militante dans les mobilisations sociales et avec ce qui reste de sa force d’organisation dans les batailles électorales et institutionnelles.
[1] Le funeste GRECE, fondé en 1969 avec Alain de Benoist comme penseur, est toujours une composante de l’extrême-droite française, de même que les nostalgiques du Troisième Reich.
[1] Voir par exemple Ecolinks, Petit manuel économique anti-FN, préface de Thomas Piketty, Le Cavalier Bleu, 2017.
[2] Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Gallimard, quatrième édition, 2012.
[3] Voir « Pour répondre à la colère sociale, s’attaquer au coût du capital » (Dossier d’Économie et Politique), n° 772-773, novembre-décembre 2018, et « Conjoncture économique, gilets jaunes et enjeux politiques », Économie et politique, n° 774-775, janvier-février 2019.
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