Reportage. Un mois après l’explosion de violences dans la ville sainte, expulsions et destructions de maisons se multiplient. L’occupation israélienne touche tous les aspects de la vie quotidienne des Palestiniens. Les enfants souffrent particulièrement. Malgré la répression, la résistance s’organise, comme dans les quartiers de Cheikh Jarrah et à Silwan.
Jérusalem-Est occupée, envoyé spécial.
C’est un îlot de tranquillité où les jardins des maisons laissent échapper les parfums de leurs arbres fruitiers et de leurs fleurs. Un lieu où le temps ne semble avoir aucune prise et qui paraît si loin de la violence subie par les Palestiniens. De chaque côté de la rue, de petites maisons se dressent dont les grilles métalliques cachent bien des secrets. Un endroit qui garde encore les traces de la Palestine d’avant l’occupation israélienne de Jérusalem-Est. En réalité, depuis plus de dix ans maintenant, les habitants de Cheikh Jarrah, entre la vieille ville et le mont Scopus, vivent dans la crainte de perdre leur maison.
« C’était de nouveau la Nakba »
En 2009, déjà, plusieurs familles ont été expulsées, chassées par des colons dont le premier geste a été de dresser sur le toit une énorme étoile de David et d’accrocher des drapeaux israéliens. « C’était comme une opération militaire, se souvient Adel Budeiri, qui craint lui aussi de devoir partir. Les enfants criaient, pleuraient. Ils avaient même coupé les lignes téléphoniques. Devant chaque entrée de maison, il y avait une dizaine de soldats. Pour ces familles qu’on chassait, c’était de nouveau la Nakba. »
Quatre nouvelles familles sont menacées par la décision d’un tribunal de Jérusalem qui, en début d’année, a estimé que les Palestiniens vivaient sur des terres ayant appartenu à des familles juives au XIXe siècle. L’affaire est en appel et la mobilisation sans faille des habitants de Cheikh Jarrah a braqué les projecteurs sur cette situation, pur produit de l’occupation. À présent, les accès sont contrôlés par la police et l’armée israéliennes, qui interdisent l’accès aux Palestiniens, mais laissent les colons y déambuler en toute tranquillité, parfois armés.
« L’apartheid, comme en Afrique du Sud »
Sous une grande tonnelle aérée, Salah Diab, installé sur un canapé, fume cigarette sur cigarette et alterne avec des tasses de café. Au début du mois de mai, il était assis à la même place lorsqu’il a entendu la porte céder et vu les militaires entrer. « Ils m’ont aspergé le visage avec une bombe lacrymogène puis m’ont brisé le pied avec la crosse d’un fusil. » À peine revenu de l’hôpital, il subit une nouvelle agression de la soldatesque, qui le met à terre, le tabasse et, au final, lui brise les côtes. Il se déplace maintenant avec une béquille.
Salah Diab n’a pas été visé au hasard. Depuis onze ans, il mène la bataille pour empêcher d’être délogé. « Au début, on était seuls. Mais maintenant, le monde entier sait ce qui se passe. » Pas question pour lui de tomber dans une querelle stérile avec ceux qui réclament sa maison. « Ce n’est pas un problème de papiers, mais un problème politique. C’est l’apartheid, comme en Afrique du Sud. » Et il sait que la solution n’est pas à chercher du côté de la « justice » israélienne.
Les visages de la révolte
Les demandes d’expulsions reposent sur deux lois discriminatoires. L’une, votée en 1970 à la Knesset (le Parlement), dit que les terres ayant appartenu aux juifs à Jérusalem-Est, avant la création d’Israël en 1948, peuvent revenir à leurs anciens propriétaires. Tandis qu’une autre loi affirme que les propriétés des Palestiniens avant 1948 ne peuvent pas être rendues à leurs anciens propriétaires !
Muna et Mohammad Al Kurd sont un peu les visages de la révolte, de cette nouvelle génération qui relève la tête. Devant les caméras du monde entier, ils n’ont pas craint de dénoncer la politique coloniale israélienne. C’est sans doute pour cela qu’il y a quelques jours, par pure intimidation, ils ont été l’un et l’autre retenus au centre de police durant plusieurs heures. À peine dehors, Muna Al Kurd a expliqué publiquement : « Leur intimidation ne nous effraie pas. Personne dans le monde ne peut accepter d’être déplacé de force de sa maison. »
Une crainte de tous les instants
Aref Hammad est aussi visé. Il parle de harcèlement permanent, de policiers qui entrent dans sa maison, de grenades assourdissantes. L’une de ses filles, mariée, est empêchée de venir le voir. La plus jeune, 14 ans, a été emmenée au poste après un incident avec un colon. « Les enfants ont peur, ils ne veulent plus aller à l’école. Ils se remettent à faire pipi au lit », témoigne Aref. Alors que nous sortons du quartier, l’armée stoppe un bus – réservé aux Palestiniens – rempli d’adolescents et commence à contrôler les identités de chacun.
L’occupation au quotidien, c’est aussi cette crainte de tous les instants, comme l’explique Judeh, 27 ans, étudiant. « La discrimination est permanente. À la porte de Damas, il y a un poste de surveillance de la police. C’est stressant. Si je veux m’asseoir tranquillement, je sais qu’à un moment ou à un autre, je vais avoir un problème. C’est très vicieux. Le gouvernement israélien nous pousse à bout et, lorsque nous explosons, il en prend prétexte pour tenir un discours sécuritaire. »
« Ils veulent nous déshumaniser »
Raed Saadeh, président de la chambre de tourisme de Jérusalem-Est, montre bien comment l’occupation permet également au pouvoir israélien de « faire suffoquer l’économie palestinienne, tout en aspirant notre argent. Maintenant, il nous faut empêcher toute fermeture de la représentation palestinienne, que ce soit dans la culture, le tourisme ou la santé ». La Maison d’Orient, de même que la chambre de commerce ne peuvent plus ouvrir. Suhail Khoury, le directeur du Conservatoire national de musique Edward Saïd, sait ce que cela signifie. « L’occupation, c’est une lutte quotidienne, une bataille constante. Toute identité palestinienne est ciblée parce qu’ils veulent qu’on soit considérés comme une minorité folklorique, pour les touristes, souligne-t-il. En revanche, ils attaquent tout ce qui représente notre nation. »
Lui-même a été arrêté, avec son épouse, les ordinateurs saisis et accusé de diriger un centre culturel « qui promeut la culture palestinienne, ce qui signifie bien qu’à leurs yeux, c’est illégal, fait-il remarquer. En réalité, ils veulent nous déshumaniser ». Ces difficultés sont aggravées par l’attitude de l’Union européenne et de la France, qui entendent arrêter tout financement si une personne impliquée dans un événement est soupçonnée appartenir à une organisation inscrite sur la liste des organisations terroristes. « Je vais demander à un chef d’orchestre s’il est membre du FPLP ? Moi, j’enseigne Beethoven. Après trente ans d’accords d’Oslo, nous n’avons toujours rien et ils voudraient que nous participions à notre propre asphyxie ? » demande-t-il ingénument.
« L’occupation, c’est une guerre ouverte »
La culture comme enjeu de libération. Ce n’est pas qu’un slogan. « Depuis 1967, ils arrêtent les artistes, les bannissent, voire les assassinent », dénonce Yacoub Abu Arafeh, lui-même acteur, qui vit à Cheikh Jarrah. Il cite aussi le Festival international de marionnettes, qui devait se tenir à Jérusalem-Est, dans la salle du Théâtre national palestinien Hakawati, en 2019. « Le jour de la première séance, les Israéliens ont fermé le théâtre sous prétexte que nous avions reçu une subvention du ministère palestinien de la Culture », se souvient-il.
Il rappelle également comment, le 8 mars, cette année, le centre culturel, qui accueillait une exposition consacrée aux femmes, a également été fermé. Pour Yacoub Abu Arafeh, « l’occupation, c’est une guerre ouverte. Ces dix dernières années, la vie est devenue encore plus compliquée pour nous, Palestiniens. » Pire : « Quand il n’y avait que des Palestiniens à Cheikh Jarrah, les ordures n’étaient ramassées qu’une fois par semaine. Depuis qu’il y a des colons, c’est pratiquement tous les jours, et la rue est nettoyée plusieurs fois dans la journée. »
La police arrête les jeunes
Le quartier de Silwan, en contrebas de la muraille sud de la vieille ville, est aussi dans le collimateur du régime israélien. Aujourd’hui, environ 400 colons juifs se trouvent dans 54 implantations situées au milieu de ce quartier. Une maison saisie à une famille palestinienne a été transformée en synagogue sur laquelle flotte le drapeau israélien. Le plan de la municipalité prévoit la démolition de 88 bâtiments habités par 114 familles, soit 1 123 personnes, et entend saisir 70 % des terres de Silwan pour en faire un parc biblique. Le site aurait prétendument abrité les jardins du roi David.
La tension est palpable. Plus encore qu’à Cheikh Jarrah. Pendant les manifestations du mois dernier, la police était en permanence devant le collège et arrêtait les jeunes. Ici, pas de services, pas de développement du quartier. Les habitants, souvent assez pauvres, vivent dans un sentiment d’insécurité. Mais la Mairie a beau envoyer ses sbires recouvrir de peinture blanche les slogans et les graffitis sur les murs, ils réapparaissent toujours. La carte stylisée de la Palestine côtoie les hashtags #SaveSilwan (« Sauvez Silwan ») ou « Nous resterons ».
Cauchemar quotidien
Amani Odeh, une dentiste qui vit là, le dit simplement : « On aime Silwan, mais on vit comme si c’était notre dernier jour. Avec les avis de démolition, même dans la maison on ne se sent pas en sécurité. » Les enfants aussi sont inquiets. Elle a trouvé des jouets dans le cartable de son fils, Adam, 10 ans. Lorsqu’elle lui a demandé pourquoi, il a eu cette simple réponse : « C’est au cas où ils détruisent la maison. » Une idée qui semble hanter le gamin dégourdi, aux yeux pétillants, casquette vissée sur le crâne. À la demande de sa mère, il raconte son cauchemar de la veille. « Toute la famille était dans une pièce. Ils sont arrivés, ont tout détruit et nous ont tués. J’avais très peur, mais je ne comprenais pas comment ils étaient arrivés-là. » Mais qui sont ces « ils » ? Il répond simplement : « Les colons et la police. »
La semaine dernière, une manifestation pacifique et originale a été organisée. Un marathon a pris le départ de Cheikh Jarrah pour rejoindre Silwan. Des centaines de jeunes ont participé à cette course. Des familles entières étaient là, dont de nombreux enfants, qui entendaient faire de ce moment une journée de dignité et de joie. Mais la police israélienne a multiplié les provocations et est intervenue brutalement. La foule a tenté de fuir.
Le coordinateur de la Coalition civique pour les droits des Palestiniens, Zakaria Odeh, décortique la stratégie d’occupation et de colonisation de la ville sainte. Entretien.
Zakaria Odeh Coalition civique pour les droits des Palestiniens à Jérusalem
Depuis Jérusalem-Est occupée, propos recueillis par notre envoyé spécial.
Le coordinateur de la Coalition civique pour les droits des Palestiniens à Jérusalem (CCPRJ), Zakaria Odeh, est en relation permanente avec les comités de lutte dans les quartiers de la ville. Il a été arrêté à plusieurs reprises.
La situation que subissent les habitants du quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, est-elle un problème isolé ?
Zakaria Odeh Pour comprendre la situation de Cheikh Jarrah, il faut connaître ce qui se passe plus généralement à Jérusalem. Cheikh Jarrah n’est pas le seul quartier ciblé par le mouvement des colons Elad et Ateret Cohanim, et le gouvernement israélien. À Silwan, vous avez le district d’al Boustan, où 122 familles ont reçu un ordre de démolition de leur maison pour construire ce qu’ils appellent un « parc biblique ». Dans celui de Batten al Hawa, il y a un ordre d’expulsion qui touche 700 personnes, sous prétexte que des juifs y vivaient avant 1948. Près de 4 000 unités de logements sont en cours de construction dans les colonies de la ville. La stratégie de la mise en place de ces implantations est d’encercler Jérusalem et de l’isoler de son extension possible en Cisjordanie.
C’est une stratégie ?
Zakaria Odeh C’est un plan d’urbanisation discriminatoire dont le but est de s’assurer le contrôle de plus de terres et d’augmenter le nombre de colons à Jérusalem-Est. Israël contrôle et utilise maintenant 87 % des terres de Jérusalem-Est. Nous, Palestiniens, n’en avons plus que 13 % pour nous loger et développer nos activités commerciales. C’est-à-dire que nous manquons de terres et, comme si ce n’était pas suffisant, nous subissons des restrictions dans les délivrances de permis de construire, ne nous laissant pas d’autre choix que de bâtir sans autorisation. À Jérusalem-Est, près d’un tiers des habitants vivent dans des maisons construites sans permis, dans la crainte qu’elles soient détruites. L’autre façon israélienne de procéder est la fermeture de Jérusalem avec le mur et les check-points. Leur but : qu’il y ait une majorité juive et une petite minorité de Palestiniens.
Cela s’accompagne-t-il d’une attaque contre l’identité nationale palestinienne ?
Zakaria Odeh Depuis des années, les Israéliens essaient de contrôler le système d’éducation palestinien et d’imposer le leur. Par exemple, ils forcent les écoles de la partie occupée de la ville à utiliser les livres scolaires édités par le ministère israélien. Dans ces ouvrages, nous, Palestiniens, sommes totalement ignorés. Ils parlent de « minorité », de « musulmans, de chrétiens, de Druzes ». Vous ne trouverez jamais, dans aucun de ces livres, le terme « peuple palestinien ». Ils ne nous reconnaissent pas. En revanche, ils parlent toujours de l’histoire du peuple juif, d’Israël, désignent les lieux, les rues par des noms hébreux, jamais par des noms arabes-palestiniens. C’est un moyen d’essayer de changer la façon de penser de la jeune génération. Ils tentent d’effacer l’identité nationale palestinienne. Cela fait partie de l’israélisation et de la judaïsation de la ville.
Les différentes manifestations auxquelles on a assisté représentent-elles quelque chose de nouveau ?
Zakaria Odeh La résistance est très large et s’est étendue à tous les quartiers de la ville, mais pas seulement. Toute la Cisjordanie est en ébullition. Mais également au sein de la société palestinienne de 1948. Le leadership a été choqué par cette révolte en Israël. Les dirigeants israéliens pensaient que, au bout de soixante-treize ans, les gens étaient humiliés, intégrés, qu’ils avaient perdu leur identité, qu’ils avaient perdu tout lien avec les Palestiniens des territoires occupés. Depuis 1936, on n’avait pas assisté à une grève comme celle qui s’est déroulée à la mi-mai, associant les Palestiniens partout où ils se trouvaient, même dans les camps de réfugiés. Cela a uni la résistance, que le pouvoir israélien veut briser en multipliant les arrestations. Ce à quoi on assiste devrait amener les partis palestiniens existants à se renouveler, à instiller du sang nouveau, celui de cette génération née après les accords d’Oslo, mais qui a gardé les valeurs de notre identité nationale.
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