*Bernard Devert est responsable de la CGT Métallurgie.
La crise sanitaire a mis en évidence les conséquences délétères de la désindustrialisation et de l’absence de contrôle démocratique sur la stratégie industrielle. Une révolution à tous les niveaux, des pouvoirs locaux à la coopération internationale, est nécessaire pour répondre aux défis économiques, écologiques, démocratiques et sanitaires.
LA FRAGILITÉ DU TISSU INDUSTRIEL RÉVÉLÉE
La crise sanitaire a mis en évidence le fait que notre pays n’était plus en capacité de produire du matériel essentiel à la lutte contre le virus et de soigner la population : masques, respirateurs, tests, vaccins, 2450 médicaments en situation de rupture de stock. Dans un domaine aussi stratégique que la santé, nous sommes devenus dépendants des choix politiques d’autres pays ainsi que des stratégies des multinationales.
L’exemple de la pénurie des masques est révélateur : une entreprise en Bretagne qui avait une capacité de production de masques pouvant aller jusqu’à 200 millions d’unités par an fut fermée en 2018 par le groupe états-unien Honeywell, qui l’avait rachetée huit ans plus tôt. Un autre exemple : après avoir supprimé 1700 postes de chercheurs et fermé plusieurs laboratoires, Sanofi veut supprimer encore 400 emplois dans la recherche, alors que le groupe se trouve en difficulté pour élaborer un vaccin contre la covid-19.
Cette situation a créé de fortes interrogations parmi la population sur l’état de l’industrie et du service public dans notre pays. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans son dernier avis l’a mise en évidence et a souligné que « La crise sanitaire a montré l’importance pour notre pays de recouvrer son indépendance, sa souveraineté et sa maîtrise de filières stratégiques face aux bouleversements économique, sociaux et environnementaux ».
PRODUCTION D’ÉNERGIE ET AUTRES FILIÈRES INDUSTRIELLES
Comme la santé et l’eau, par exemple, l’énergie doit être considérée comme stratégique, nécessaire à la vie, au bien commun de la nation. Ne devrions-nous pas exiger qu’elle ne soit pas mise dans les mains des marchés financiers et d’investisseurs privés mais au sein d’un pôle public ? L’industrie a besoin d’énergie, entre autres électrique, pour produire les biens et services. Le fait de disposer d’une énergie de qualité, fortement décarbonée, à un prix bon marché, délivrée de manière continue, est un levier potentiel pour réindustrialiser l’économie du pays. L’énergie et l’activité économique forment un système couplé.
En retour, l’industrie est aussi un facteur déterminant pour maîtriser et innover les technologies nécessaires au développement des capacités de production électrique. Cela implique de remettre sur pied une véritable filière industrielle, cohérente entre les entreprises et en lien avec le secteur public, avec le levier incontournable de la commande publique.
L’énergie est la 3e filière industrielle en France ; elle représente plus de 300000 travailleurs (près de 80000 d’entre eux dans l’industrie manufacturière) et 2800 entreprises, dont 80 % de PME et TPE. Avec des emplois très qualifiés et un niveau de recherche et de laboratoires important, avec une proportion d’ingénieurs importante, surtout dans les grandes entre-prises, cette filière prouve qu’elle est au cœur de l’innovation technique. On y trouve des multinationales comme General Electric, Framatome, Arcelor-Mittal, Vallourec, Auber-Duval, Schneider Electric, Rolls-Royce, Man, Jeumont Electric, etc.
EXIGENCES DE RENTABILITÉ ET MANQUE DE STRATÉGIE DE L’ÉTAT
La France a une situation atypique en Europe, avec un mix énergétique adossé au nucléaire et associé aux énergies hydraulique et renouvelables, permettant d’avoir une électricité à 84 % bas carbone et des capacités d’ingénierie, de production dans l’ensemble des domaines que comprend le mix énergétique. Mais aujourd’hui cette filière est fragilisée. Dans le nucléaire, depuis quinze ans pas un seul chantier n’a été lancé en dehors de l’EPR, un prototype qui a rencontré des difficultés du fait de pertes de compétences et de capacités industrielles après plusieurs années de moratoire sur les commandes et de suppressions d’emplois, qui ont déstructuré les collectifs de travail. Le gouvernement semble vouloir lancer six EPR2 tout en recherchant des économies et la réduction des coûts.
Dans l’hydraulique, alors que la France était reconnue dans le monde, les capacités de production d’équipements sont limitées à deux sites. Par ailleurs, malgré les 150 milliards d’euros d’aides au développement de l’éolien, seuls quelques établissements, essentiellement d’assemblage, ont vu le jour. Le solaire s’est également soldé par un échec.
Cette situation montre qu’il ne suffit pas de financer des activités à coups de milliards d’aides publiques pour gagner sur le long terme une maîtrise technologique, des compétences et des savoir-faire. Ce choix a conduit à financer plutôt des entreprises privées, qui ont préféré importer plutôt que d’enraciner des activités sur nos territoires. C’est malheureusement le résultat d’une absence de politique industrielle depuis des années, issue du concept « entreprises sans usine » et d’un État sans vision et sans aucune planification à long terme.
D’un point de vue global, l’industrie en France, comme en Europe, se vassalise, se plie aux stratégies des multinationales qui construisent et pilotent des chaînes de production éclatées dans le monde, accentuant le dumping social et la financiarisation, et imposant aux collectifs de travail une réorganisation permanente. Aujourd’hui, la filière énergie est de plus en plus confrontée à cette situation, avec des entreprises fragilisées financièrement. Les critères financiers imposés par les groupes à leurs filiales et à leur réseau de PME conduisent à déstabiliser l’ensemble de la filière, tuent de nombreuses entreprises sous-traitantes, suppriment des savoirs, des savoir-faire, des compétences collectives pourtant nécessaires dans bien des domaines dans le futur. Conséquemment, ce dysfonctionnement de l’entreprise industrielle engendre des coûts élevés du fait de la non-qualité des produits, du développement des pénalités pour retard de livraison ou non-respect des cahiers des charges.
La filière gaz représente 130 000 emplois au cœur des territoires.
DES CONSÉQUENCES NÉFASTES POUR LES TRAVAILLEURS
Le travail est malade. La plupart des salariés se retrouvent en situation d’incertitude du fait de la multiplication des restructurations, la mise en vente de leur entreprise, les délocalisations, l’absence de reconnaissance de leur travail et de leurs qualifications. Démotivation, démission, sensation d’être dans une machine à broyer, émiettant les tâches... : il y a un malaise profond, avec un véritable danger de dégradation des collectifs de travail, qui risquent de faire défaut pour développer des projets. Malgré cela, bon nombre de salariés sont attachés a leur travail, à leur savoir-faire, à leur activité, à leur entreprise, comme l’attestent les mobilisations qui se font sur l’emploi, la pérennité de l’activité, les salaires, les garanties collectives.
MARGINALISATION OU SOUVERAINETÉ NATIONALE ET DÉMOCRATIQUE ?
L’industrie de l’énergie est à un moment charnière. Elle est financièrement fragilisée, confrontée à une Europe qui cherche à se désengager de la recherche et des nouveaux types de réacteurs à fission nucléaire, alors que seize pays européens ont des capacités et des compétences dans l’énergie nucléaire. Comme l’a fait la France, l’Europe risque de rater un rendez-vous technologique, au risque de se voir marginaliser en termes d’indépendance, alors que la Chine, la Russie et les États-Unis investissent massivement.
La réindustrialisation de la filière énergétique pour une réelle ambition écologique et pour une souveraineté énergétique pose l’urgence d’arrêter cette casse d’emploi et des qualifications. Le temps presse, certes, mais il s’agit de réaliser un ensemble de projets industriels interdépendants,ce qui nécessite du temps et des moyens humains, dans le domaine de la recherche, de la maîtrise des technologies, de l’élévation du niveau des compétences des collectifs de travail, du renouvellement des infrastructures et du parc de machines. Les investissements doivent être placés sous contrôle des salariés et des usagers pour qu’ils soient effectivement au service de ce nouveau développement. La question de la formation, qu’elle soit continue ou initiale, doit devenir un vecteur dynamique, sachant que l’expérience acquise demande là aussi du temps pour bâtir des collectifs de travail. Le besoin d’un autre modèle de développement nécessite de s’attaquer à la manière dont se créent les richesses, et donc de redéfinir la place, la finalité et les pouvoirs du travail.
Dans le contexte de la diversité de la filière industrielle et du secteur public, la question de la souveraineté du pays en termes d’énergie doit être mise en débat. Souveraineté ne veut pas dire vie en autarcie ; en effet, l’indépendance économique n’empêche pas coopération entre les pays. Aujourd’hui, les chaînes de valeur sont largement internationalisées sous l’impulsion des multinationales et des politiques des gouvernements qui ont favorisé compétitivité, concurrence et dumping social à l’échelle européenne et mondiale. Ne faut-il pas s’atteler à la reconstruction de la filière industrielle complète, sociale et écologique, en réduisant les chaînes de valeur à l’occasion de nouveaux projets donnant lieu à des commandes publiques réalisées dans le pays ?
Malgré tout, la France possède des compétences précieuses ainsi qu’un niveau technologique et de recherche important qui lui valent une place non négligeable en Europe et dans le monde. Sa situation de premier exportateur d’électricité en Europe lui donne la principale responsabilité pour gagner une cohérence et des coopérations. Son mix énergétique peut être considéré comme un modèle, avec au centre une entreprise comme EDF, qui doit rester intégrée et publique.
La question de la propriété pour reprendre la main sur les actionnaires et les multinationales afin d’extraire les salariés et les stratégies de la financiarisation et de la Bourse se pose parmi les travailleurs et les syndicats. Il faut conquérir une réappropriation publique et démocratique, avec des droits nouveaux pour les représentants des salariés et des élus locaux dans les entreprises. L’objectif est la mise en place d’un pôle public de la filière au niveau national composé des principales entreprises.
En s’appuyant sur les atouts existants dans les territoires, il est possible de gagner un réseau de coopération entre les entreprises, de définir les besoins, d’investir, de contrôler l’investissement et de développer les formations en lien avec l’éducation nationale. Mais l’essentiel sera la mise en mouvement de l’ensemble des travailleurs et des forces politiques en France et en Europe.
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