C’est la vie, l’amour, la joie et nos parts d’ombre qui traversent la plupart des films de Bertrand Tavernier. Une insouciance contagieuse, celle d’Irène, Sabine Azéma, suffragette en robe à crinoline et bottines à lacets qui s’invite au déjeuner dominical familial et sème gentiment la pagaille. Il y a là du Renoir (père et peintre), du Roger Martin du Gard, tout un pan de la peinture et de la littérature françaises qui flotte dans ce film à la fois suranné où le temps s’écoule lentement, avec gourmandise au son de l’accordéon de Marc Perrone. Et puis tout le reste, la justice, l’histoire, l’école, la politique, l’amour, l’amitié. Tavernier filmait comme il était, généreux, enthousiaste, et tant pis si, parfois, il se plantait.
Rien n'échappait à son œil curieux
Bertrand Tavernier est né le 25 avril 1941 à Lyon. Fils de René Tavernier, écrivain résistant, et de Geneviève Dumont, ses parents eurent pour voisins Louis Aragon et Elsa Triolet, qui avaient trouvé refuge un temps lors de l’occupation au-dessus de l’appartement des Tavernier.
Après-guerre, la famille s’installera à Paris. Bertrand Tavernier découvre le cinéma à l’âge où l’on joue encore aux osselets. Il va l’aimer, passionnément, arpentant les salles sans se soucier des genres, fréquentant la Cinémathèque à peine adolescent. Il aimait tout, les films noirs, les westerns, les films d’avant-guerre et de ses contemporains, les comédies musicales. Rien n’échappait à son œil curieux.
Des personnages au caractère bien trempé
Tavernier s’exerce d’abord comme critique. Il parvient à placer, ici et là, quelques piges et collabore aux Cahiers du cinéma, à Positif, à Présence du cinéma, aux Lettres françaises. Il s’intéresse de près au travail des scénaristes, des techniciens de plateau, aux costumes, à la direction d’acteurs, à la musique. Il fait un peu l’assistant (auprès de Melville), participe à deux films à sketchs, les Baisers et la Chance et l’amour, sortis en 1964.
Il faudra attendre dix ans pour que Tavernier réalise son premier long métrage, l’Horloger de Saint-Paul, avec Philippe Noiret. Ensemble, ils tourneront, entre autres, Que la fête commence, la Vie et rien d’autre, Coup de torchon, le Juge et l’Assassin, la Fille de d’Artagnan. Une complicité à l’épreuve du temps et des modes les unissait. Il retrouvera cette même complicité, ce goût pour des personnages au caractère bien trempé avec Philippe Torreton, qui jouera dans L.627, Capitaine Conan, Ça commence aujourd’hui.
Tavernier aura dirigé les plus grands : Michel Piccoli, Romy Schneider, Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Tommy Lee Jones (Dans la brume électrique), Isabelle Huppert, Sabine Azéma, Jacques Gamblin, Jean-Claude Brialy, Sophie Marceau…
Généreux, sensible aux injustices
Impossible de tous les citer tant la liste est longue des acteurs qui ont traversé ses films. Une liste qui raconte un grand pan du cinéma français. Un cinéma qui croisait la grande et la petite histoire, un cinéma qui aimait raconter, un cinéma à l’image de son auteur, généreux, sensible aux injustices, traquant la moindre parcelle d’humanité, redonnant du sens aux vies de ses personnages, un peu aux nôtres aussi.
Tavernier était un grand lecteur. Coup de torchon, son adaptation loufoque et débridée de 1 275 âmes, de Jim Thompson, parvient à transposer les personnages aussi bêtes que racistes du sud profond des États-Unis dans une sous-préfecture reculée en Afrique de l’Ouest du temps des colonies. On y retrouve la moiteur, les ventilateurs qui brassent désespérément l’air, des personnages lâches, veules. Derrière le rire, c’est toute la cruauté du colonialisme qui jaillit au détour d’une allée rouge poussière.
La lutte entre le bien et le mal
Changement de décor. Le Juge et l’Assassin, avec Noiret et Galabru. Un duel magistral qui met à l’épreuve le sens de la justice. Rarement Galabru aura été aussi bien dirigé dans ce personnage de chemineau rongé par la folie, assassin presque malgré lui, manipulé par un juge retors et pervers. Tavernier filme la lutte entre le bien et le mal dans des paysages rocailleux et sauvages tandis qu’au détour d’une ruelle d’un village, on entend Jean-Roger Caussimon chanter la Complainte de Bouvier, et distribuer les paroles de sa chanson au chaland qui passe.
Changement d’époque, de costume. La Vie et rien d’autre. Sur les ruines de la Première Guerre mondiale, deux femmes (Sabine Azéma et Pascale Vignal) cherchent désespérément le cadavre de leur homme. Elles croisent le commandant Delaplane (Noiret), chargé de recenser les soldats disparus. Pas de scènes de bataille pourtant, la guerre, sa puissance destructrice, est là, en arrière-plan, au milieu de la terre éventrée et des allers-retours des civières chargées de cadavres qui passent sans cesse.
Plus tard, plus proche, une autre guerre, la Guerre sans nom. Un documentaire sorti en 1992, non pas sur la guerre d’Algérie, mais sur les appelés. Un film contre l’oubli, contre cette amnésie voulue par les autorités françaises jusqu’à il y a peu, un film qui donne la parole aux premiers témoins. Et c’est bouleversant de voir ces hommes évoquer cette sale guerre, sans filtre, où l’on mesure la puissance du cinéma quand il éclaire ainsi l’Histoire, loin des versions officielles.
Les grands orchestres, la guinguette, le jazz et le blues
On pourrait parler de l’amour de Tavernier pour le cinéma américain, dont il avait une connaissance encyclopédique et amoureuse. Pour la musique qui n’était pas une illustration de l’image mais un personnage à part entière. Il aimait s’entourer de compositeurs, Sarde, Coulais. « J’ai toujours engagé les compositeurs avant que le scénario ne soit véritablement écrit. Je leur donnais toutes les versions. Je n’aurais jamais pu envisager contacter un compositeur en lui montrant le film monté et terminé. J’avais besoin de les écouter, juger sur les rushs », confiait-il à nos confrères de France Musique.
Parfois, la musique influençait son scénario et Tavernier avait même des idées d’orchestrations : « Pour L.627 , j’ai dit à Philippe Sarde que je voulais un mélange d’instruments baroques et de musiciens de jazz, de rock. Donc on avait une viole de gambe, un luth et une batterie rock. Pour Coup de Torchon , c’était Carla Bley qui dialoguerait avec Maurice Jaubert et Duke Ellington. »
Bertrand Tavernier aimait les grands orchestres, la chanson de guinguette, la musique classique, le jazz, le blues. Ainsi dans Autour de minuit (césar du meilleur son, césar de la meilleure musique et oscar de la meilleure musique), Tavernier part sur les traces de la vie du saxophoniste Lester Young et du pianiste Bud Powell. On le suit dans ces bouges enfumés, interlopes, dans un Paris qui swingue encore. Un hommage à tous ces musiciens de jazz qui lui ont « donné le goût du cinéma, le goût de la liberté », disait-il.
La légèreté de la vie
Son dernier film de fiction sort en 2013. Quai d’Orsay, d’après la BD éponyme de Christophe Blain et Abel Lanzac. Comment ne pas rire à en pleurer devant la tornade provoquée à chacun de ses passages par un Thierry Lhermitte survolté dans la peau de Villepin ? Comment ne pas partager le fou rire qui s’empare de ses « assistants » lors des tractations sur les anchois ? Comment ne pas saluer la performance de Niels Arestrup (césar du meilleur second rôle), directeur de cabinet au calme impénétrable alors que la planète manque de sauter toutes les cinq minutes ?
C’est un film drôle, facétieux, qui dévoile les arcanes du pouvoir. C’était il y a presque dix ans. Et ça nous renvoie à une époque d’avant le Bataclan, d’avant la pandémie. Une époque où, malgré la dureté du monde, on savait rire et filmer aussi la légèreté de la vie.
Tavernier cinéaste, Tavernier citoyen
Tavernier cinéaste, c’était aussi Tavernier citoyen. Il était de tous les combats auprès de Jack Ralite pour l’exception culturelle. Contre l’extrême droite, il n’avait pas hésité à prendre le train pour Toulon, dont le maire FN venait de licencier l’équipe du théâtre. De tous les combats pour les sans-papiers, contre la double peine.
Très attaché à notre journal, il fut un des membres fondateurs des Amis de l’Humanité. Il y a un an, nous avions parlé de la mort de Kirk Douglas. En février 2018, par l’entremise de son ami cinéaste Pascal Thomas, il nous avait demandé comment joindre José Bové. Il voulait l’inviter à la projection de la Terre qui meurt, à la Cinémathèque. « J’ai contribué à faire restaurer ce film, le premier film français en couleur, et le sujet d’après le livre de René Bazin est très actuel, nous écrivait-il. Beau scénario de Charles Spaak. Plein d’extérieurs. Il faut saluer la résurrection de cette œuvre aux belles couleurs, aux propos âpres. » Signé : Bertrand Tavernier.
Filmographie sélective
1974 : l’Horloger de Saint-Paul
1975 : Que la fête commence…
1976 : le Juge et l’Assassin
1977 : Des enfants gâtés
1980 : la Mort en direct
1980 : Une semaine de vacances
1981 : Coup de torchon
1984 : Un dimanche à la campagne
1986 : Autour de minuit
1987 : la Passion Béatrice
1989 : la Vie et rien d’autre
1991 : Contre l’oubli (segment « Pour Aung San Suu Kyi, Myanmar »)
1992 : la Guerre sans nom
1992 : L.627
1994 : la Fille de d’Artagnan
1995 : l’Appât
1996 : Capitaine Conan
1999 : Ça commence aujourd’hui
2001 : Histoires de vies brisées : les « double peine » de Lyon
2002 : Laissez-passer
2004 : Holy Lola
2009 : Dans la brume électrique
2010 : la Princesse de Montpensier
2013 : Quai d’Orsay