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11 février 2021 4 11 /02 /février /2021 09:16

 

Malgré son revers dans les vaccins, Sanofi a décidé de poursuivre ses restructurations et de tailler à nouveau dans sa recherche. La facture de trente ans d’abandon de toute politique industrielle, de toute politique de recherche est en train de nous être présentée.

Les salariés de Sanofi ont beau essayer de chercher des explications, ils ne comprennent pas. Ou plutôt ils ne comprennent que trop bien la conduite du groupe pharmaceutique. Après le revers de sa stratégie dans l’élaboration d’un vaccin contre le Covid-19, repoussé désormais au mieux à la fin de l’année, tout aurait dû pousser la direction de Sanofi à s’interroger sur la pertinence de ses choix, sur la place laissée à la recherche jugée comme essentielle. Mais rien ne s’est passé.

Le 28 janvier, la direction de Sanofi Recherche et Développement en France a confirmé à l’occasion d’un comité social d’entreprise (CSE) la suppression de 364 emplois en France, une mesure qui vise particulièrement l’unité de Strasbourg appelée à être transférée en région parisienne.

Ce plan s’inscrit dans un programme plus large annoncé en juillet 2020. Le groupe entend supprimer 1 700 emplois en Europe dont un millier en France sur trois ans. « Mais ce n’est qu’une partie du projet Pluton, prévient Jean-Louis Perrin, délégué CGT à Montpellier. Sanofi est en train de se désindustrialiser. Toute la pharmacie de synthèse est appelée à disparaître dans le groupe. Les sites de Sisteron, Elbeuf, Vertolaye, Brindisi (Italie), Francfort (Allemagne), Haverhill (Royaume-Uni), Újpest (Hongrie) sont destinés à sortir du groupe. Au total, cela représente 3 500 emplois. »

Comment le gouvernement peut-il laisser faire cela ? Sous le choc du double échec de Sanofi et l’Institut Pasteur, censés figurer aux premiers rangs mondiaux dans les vaccins, mais incapables l’un comme l’autre d’élaborer un vaccin contre le Covid-19, la classe politique ne manque pas de se poser des questions.

La défaillance de ces deux groupes, présentés comme « l’excellence de la recherche française », est vécue comme une preuve de déclassement supplémentaire. Et, dans ce contexte, l’annonce de nouvelles suppressions d’emploi dans les centres de recherche de Sanofi, qui en a déjà perdu plus 3 000 en dix ans en France, paraît incompréhensible.

« C’est une honte pour un groupe comme Sanofi et une humiliation pour la France de ne pas être capable de mettre un vaccin sur le marché », dit Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, en rappelant que Sanofi bénéficie depuis dix ans de 150 millions d’euros de crédit d’impôt pour la recherche par an.

Sans parler du soutien de l’Élysée, mis en exergue par le Spiegel, pour permettre à Sanofi d’intégrer le programme européen d’achat de vaccins, dans des conditions opaques : le groupe pharmaceutique ne satisfait à aucun des critères pour être éligible, souligne une enquête du Monde. Sanofi a obtenu un préfinancement européen de 324 millions d’euros à la suite de la commande de 300 millions de doses par l’Europe.

Même dans les rangs des députés de La République en marche, qui ne manquaient pas de ricaner à chaque intervention du député (LFI) François Ruffin – un des premiers à tirer le signal d’alarme en tant que journaliste puis en tant qu’élu sur la situation de Sanofi –, on ne rigole plus. « C’est un signe du déclin de notre pays et ce déclin est inacceptable », constate François Bayrou, président du Modem et désormais haut-commissaire au plan. À toutes ces inquiétudes, le gouvernement a répondu par un silence assourdissant.

Au sein du groupe comme dans le monde scientifique, les critiques se font encore plus acerbes. Même si tous reconnaissent qu’il y a toujours une part de chance, de hasard dans la recherche, que les échecs et les impasses font partie du processus d’innovation, ils n’en questionnent pas moins la stratégie adoptée par Sanofi.

« Je ne comprends pas pourquoi Sanofi a choisi de développer un vaccin à base de protéines recombinantes, parce que cela oblige à refaire un vaccin à chaque mutation du virus. Or un virus mute, comme on le voit », relève Jean*, chercheur à l’Inserm. « C’est une vraie question. Je pense qu’ils ont pris la voie la moins risquée, la moins coûteuse », soupçonne Fabien Mallet, coordinateur adjoint CGT de Sanofi.

Mais ce sont les explications laborieuses, données avec beaucoup de retard par la direction de Sanofi, qui ont encore plus scandalisé les chercheurs du groupe. « Ils ont expliqué qu’ils se sont trompés sur la concentration du réactif. Comment peut-on en arriver là en stade des tests humains sans avoir vérifié la concentration des produits ? C’est le b.a.-ba du métier. Cela prouve qu’on a perdu la maîtrise de tout. L’écosystème a été touché », analyse Sandrine Caristan, chercheuse au centre Sanofi de Montpellier et représentante de Sud Chimie. « C’est incompréhensible. Ils semblent avoir oublié toutes les procédures scientifiques », abonde Jean.

Invité à réagir à ces critiques, Sanofi n’a pas répondu directement. Le groupe indique que « la stratégie à suivre a été identifiée et le problème résolu. Nous sommes confiants et fermement résolus à développer un vaccin sûr et efficace contre la Covid-19 ».

Les pouvoirs publics semblent se contenter de ces réponses et minimiser la situation. Pourtant, c’est un secteur industriel entier, dont la pandémie a rappelé l’importance, qui est en train de partir en miettes sous nos yeux. « Cela vient de loin. On paie un retard endémique », constate Frédéric Genevrier, cofondateur du bureau d’analyses OFG Recherche.

La facture de trente ans d’abandon de toute politique industrielle, accompagnée par la disparition de nombreuses compétences au sein de l’État, de trente ans de sacrifices imposés à la recherche publique considérée comme une dépense excessive, de croyance enracinée que nos champions nationaux désormais privés sauraient bien mieux que l’État avoir réponse à tout, est en train de nous être présentée.

Aventis, c’est d’abord le fruit d’un regroupement conduit pendant près de quarante ans de la quasi-totalité des capacités de l’industrie pharmaceutique française développées depuis le début du XIXe siècle. Au moment de la nationalisation de 1981, trois grands noms dominent le marché : Rhône-Poulenc, géant de la chimie, de l’agrochimie, de la pharmacie qui domine tout le secteur ; Sanofi, créé en 1973 dans le giron d’Elf ; Roussel-Uclaf, spécialiste notamment de la pénicilline, qui s’est allié avec le groupe pharmaceutique Hoechst.

Très vite, l’idée de regrouper les forces éparpillées dans des petits laboratoires émerge au sein de ces groupes. Les uns et les autres commencent à racheter ou à prendre le contrôle de concurrents plus petits. Sous les applaudissements des gouvernements successifs qui voient dans ces opérations financières une consolidation de « l’excellence française ».

« Ce sont les réglementations qui ont imposé le Big Pharma. Les essais cliniques étant de plus en plus coûteux, il fallait une force financière pour pouvoir les assumer. Seuls, les petits laboratoires n’auraient pas pu s’en sortir », soutient aujourd’hui Loïk Le Floch-Prigent qui, en tant que PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986) puis d’Elf (1989-1993), fut à la manœuvre dans ces regroupements.

Un Big Pharma français

Dès 1991, avant même d’être privatisé, Rhône-Poulenc accélère le processus. Il acquiert le laboratoire américain Rorer. C’est le début de la grande transformation du groupe, qui choisit de se concentrer sur la pharmacie pour abandonner tout le reste. La chimie sera scindée pour devenir Rhodia, au prix d’un grand scandale en 1998, avant d’être liquidée dans les années 2010 par Jean-Pierre Clamadieu, aujourd’hui président d’Engie. Les textiles seront revendus au gré des opportunités. L’agrochimie sera abandonnée au fil de l’eau.

En 1999, Rhône-Poulenc fusionne avec l’allemand Hoechst, ce qui lui permet de mettre aussi la main sur Roussel-Uclaf. Le nouveau groupe prend le nom d’Aventis. En Allemagne, cette opération qui survient au même moment que le démantèlement du conglomérat Mannesmann par Vodafone, crée un choc. « Plus jamais cela », se promettent en chœur le patronat et le gouvernement allemands, décidant de marcher la main dans la main pour la défense de « Deutschland AG ». Tout sera mis en œuvre à partir de cette date pour ne plus jamais laisser passer un groupe industriel d’importance passer sous contrôle étranger.

En France, au contraire, le gouvernement et les milieux d’affaires exultent : le concept de champion national finalement s’exporte au-delà des frontières, car un champion européen de la pharmacie est en train de naître. Le juste retour des choses, explique-t-on alors, est de permettre à des groupes étrangers de prendre le contrôle de groupes français afin de faire des géants mondiaux. En espérant peut-être qu’au nom d’un principe de ruissellement industriel, tout se diffuse dans l’économie. En oubliant surtout l’effet d’entraînement que l’industrie, présente sur un territoire, dans un secteur, peut avoir sur le reste du tissu.

Après avoir laissé partir nombre d’entreprises industrielles – Arcelor, Pechiney, Technip, Lafarge, Alstom, pour ne citer que quelques cas emblématiques –, le pouvoir découvre soudain que la part de l’industrie est tombée à 11 % du PIB. Il n’y a que Chypre ou le Luxembourg qui fassent moins !

Au moment même de la création d’Aventis, Sanofi lui aussi fusionne avec Synthélabo, un des derniers grands laboratoires français. Le tête-à-tête entre les deux grands groupes pharmaceutiques français ne durera pas longtemps. En 2004, Sanofi et Aventis fusionnent avec les fermes encouragements, voire injonctions, de Nicolas Sarkozy, alors ministre des finances.

Tout le monde applaudit, tant cette opération conforte le « champion national » pharmaceutique, censé être le seul susceptible d’aller porter les couleurs face à la concurrence mondiale : la France a désormais son « Big Pharma », ce groupe mondial capable de rivaliser avec Merck, GlaxoSmithKline, AstraZeneca, Roche et autres.

 

Les plus importantes fusions-acquisitions pour créer Sanofi. © Capture d'écran de Sanofi pour les Nuls, collectif de salariés

Près de 80 % des activités pharmaceutiques françaises sont regroupées au sein de l’ensemble. Mais tout est sous contrôle, assure le gouvernement français. Total et L’Oréal sont les deux principaux actionnaires du nouvel ensemble et contrôlent alors plus de 30 % du capital. La direction du nouvel ensemble Sanofi-Aventis, très vite renommé Sanofi, est assurée par Jean-François Dehecq, fondateur de Sanofi en 1973. Un homme sûr, qui a toujours défendu l’enracinement français, explique-t-on alors au pouvoir. L’État peut dormir tranquille, le secteur pharmaceutique est entre les bonnes mains du privé. Il n’a plus à s’occuper de rien.

« Je ne comprends pas pourquoi on considère encore Sanofi comme un groupe français », relève Frédéric Genevrier. La protection imaginée au moment de la fusion s’est de fait révélée aussi solide que les « noyaux durs » de Balladur. Total a vendu sa participation et L’Oréal ne détient plus que 9,4 % du capital, la Caisse des dépôts et consignations détient à peine 5 %, tout le reste est sur le marché, BlackRock se retrouve ainsi actionnaire à hauteur de 5,9 %. Quant aux directeurs généraux, après le départ de Jean-François Dehecq en 2008, aucun n’était Français.

Un seul homme participe encore à l’illusion du « champion français » : Serge Weinberg. Depuis 2010, il préside le conseil d’administration de Sanofi, tout en continuant à veiller sur son fonds d’investissement, Weinberg Capital Partners, créé après son passage dans le groupe Pinault.

Les avis sont partagés sur son rôle dans le groupe. « Weinberg, je pense qu’il a un rôle très important. Les directeurs généraux passent, lui reste. Il est là pour veiller aux engagements pris auprès des actionnaires », dit Marion Lassac, déléguée Sud Chimie. « Weinberg, c’est la reine d’Angleterre », rétorque Fabien Mallet. Il est juste là pour faire plaisir aux Français, assurer que cela passe auprès des pouvoirs publics. »

Serge Weinberg s’acquitte parfaitement de son rôle auprès des pouvoirs publics, semble-t-il. « Il y a quelques mois, Serge Weinberg a assuré à l’Élysée que le vaccin serait prêt en mars », raconte un connaisseur des allées du pouvoir. Cette promesse pourrait expliquer le forcing français fait pour soutenir Sanofi auprès de l’Europe.

De toute façon, l’Élysée peut-il refuser quelque chose à Serge Weinberg ? Membre de la commission Attali, dont Emmanuel Macron était le secrétaire permanent, c’est lui qui, avec Jacques Attali, l’a introduit à la banque Rothschild. Il aurait par la suite continué de veiller sur son protégé, notamment en suggérant fortement son nom comme secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2012.

Le modèle américain

« Dans la pharmacie, ce sont les États-Unis qui servent de référence. Avec la finance, c’est le secteur où les rémunérations sont les plus élevées », constate Frédéric Genevrier. Ce simple constat dit la suite : les financiers ont investi le monde pharmaceutique et pris le pas sur les chercheurs et les scientifiques.

Un nouveau modèle, celui des Big Pharma, a émergé. Ces grands groupes en situation de quasi-monopole dans certains domaines pharmaceutiques se sont imposés dans le secteur. Plus que des groupes industriels, ils sont d’abord des groupes financiers, jonglant avec les milliards, les actifs, les brevets. Plutôt que de mener de la recherche par eux-mêmes, ils jugent préférables de racheter des start-up, de reprendre leur brevet et de les développer. Le rêve, c’est obtenir un blockbuster : le médicament qui dépasse le milliard de dollars de chiffre d’affaires.

Les groupes français pharmaceutiques ont cédé très vite aux sirènes américaines. Mieux, comme le dit Loïk Le Floch-Prigent, ils veulent être « les premiers de la classe ».

Pour le salariés de Sanofi, la transformation s’est faite au départ de Jean-François Dehecq en 2009. « Ce n’était pas l’époque idyllique dont certains parlent maintenant avec regret. Mais il croyait dans la recherche. Il tenait à développer l’activité en France », rapporte Marion Lassac. Pour le remplacer, le conseil nomme Christopher Viehbacher, ancien directeur financier de GlaxoSmithKline. Un homme dont le nom fait encore frémir dans le groupe tant il est synonyme de rupture et d’abandon.

Ses premiers mots sont destinés aux actionnaires : il fera tout pour augmenter le cours de la bourse, jure-t-il. La « valeur pour l’actionnaire » devient le point cardinal de toute la stratégie de Sanofi. Depuis 2000, le montant des dividendes versé par Sanofi a augmenté de plus de 600 %. En 2020, Sanofi a distribué 4 milliards de dividendes, soit plus que son résultat net de 2019 (2,8 milliards d’euros).

«Valeur pour l’actionnaire», «alignement des dirigeants»

L’« alignement des dirigeants sur les intérêts des actionnaires » suit naturellement immédiatement. Avant même de prendre ses fonctions en 2009, Christopher Viehbacher perçut un golden hello (prime de bienvenue) de 2,2 millions d’euros accompagné de dix ans de bonus pour sa retraite chapeau. Lors de son éviction en 2014, le groupe lui a offert un parachute doré de 4,4 millions. Avec son salaire, ses primes, la rémunération totale représentait 12 millions d’euros.

Son successeur, Olivier Brandicourt, a dû se contenter d’un peu moins : il est parti avec 2 millions d’euros de rémunération, plus des actions de performance et stocks valorisées autour de 5 millions, soit un total de 7 millions d’euros. Paul Hudson, qui lui a succédé à la mi-2019 a quant à lui eu droit à l’équivalent d’un parachute doré, payable sur deux ans, de 3,7 millions d’euros et sa rémunération tourne aussi autour de deux millions d’euros.

Dans les critères pour calculer la partie variable de la rémunération des dirigeants, l’innovation des nouveaux produits ne comptent que pour 10 %, le portefeuille de produits pour 12,5 %. En revanche, les résultats financiers représentent 26,7 % du total et la transformation opérationnelle pour 15 %. Tout est dit : les objectifs fixés au directeur général par le conseil d’administration sont d’abord financiers, strictement financiers.

La recherche publique en déshérence

« Dans le modèle américain, il y a certes les Big Pharma, la financiarisation du secteur, les rachats de start-up mais il y a une autre composante : la recherche publique. C’est tout un écosystème où recherche publique, recherche privée, PME, centres de développement et grands groupes s’appuient et mutualisent leurs moyens. Tous les grands groupes pharmaceutiques travaillent dans des centres de recherche académiques américains très performants, et qui ont beaucoup de moyens. Ce sont des supports d’excellence pour les industriels », analyse Paul*, chercheur au CEA.

Aussi privé et financiarisé soit-il, le secteur pharmaceutique vit massivement des aides, des subventions, des soutiens publics. Les différentes agences américaines mettent des milliards sur la table pour aider le développement de certains médicaments par les laboratoires privés. Les universités et les centres de recherche participent activement aux projets.

Mais en Europe, et encore plus en France, rien de tel. « Est-ce que vous avez une seule fois entendu parler de recherche depuis dix ans ? Où sont les ingénieurs, les scientifiques dans les cabinets ministériels ? On a créé un crédit impôt recherche sans incitation, sans direction en pensant régler le problème une fois pour toutes. Mais il n’y a aucune volonté, aucune ligne directrice, aucune politique à moyen terme », relève Bernard Ésambert, ancien conseiller industriel de Georges Pompidou, un des auteurs des grands programmes industriels du pompidolisme.

À l’appui de sa démonstration, il cite l’exemple de la Corée du Sud, « un pays de taille comparable à la France », dit-il. La Corée, explique-t-il, consacre plus de 3 % de son PIB à la recherche. Elle a pour objectif de dépasser les 3,5 %. « Et elle a des grands groupes électroniques », conclut-il.

Depuis des années, les dépenses de recherche, tous secteurs confondus, stagnent voire reculent. Une évolution dangereuse, selon les économistes Margaret Kyle et Anne Perrot, autrices d’une note sur l’innovation pharmaceutique pour le Conseil d’analyse économique publiée le 26 janvier.

Alors que l’Allemagne dépense « 3 % de son PIB dans la recherche », la France « dépasse tout juste les 2 % dont 18 % seulement sont dédiés à la biologie-santé », notent-elles. Avant de poursuivre : « Les crédits publics en recherche et développement pour la santé sont par ailleurs plus de deux fois inférieurs à ceux de l’Allemagne, et ils ont diminué de 28 % entre 2011 et 2018 quand ils augmentaient de 11 % en Allemagne et de 16 % au Royaume-Uni sur la même période. »

Cette évolution est le reflet d’une conviction profonde ancrée dans la haute administration. L’État se doit de n’avoir pas d’idées, de vision à long terme, susceptible de fausser le marché bien plus apte que lui à choisir les meilleures allocations du capital, les chemins à emprunter.

De plus, la recherche publique, aux yeux de Bercy comme de la Cour des comptes, est jugée comme un gouffre dispendieux, un univers de fonctionnaires endormis. Cela ajouté aux réformes successives de la recherche – une des propositions phare de la Commission Attali – qui a imposé les appels à projet – car « il faut des trouveurs et non des chercheurs » –, la recherche publique est en voie de paupérisation avancée.

« Il n’est pas étonnant qu’Emmanuelle Charpentier, qui a eu le prix Nobel de médecine, soit à Berlin. Cela illustre juste le manque de moyens que l’État accorde à la recherche », souligne Frédéric Genevrier. Dans les laboratoires publics de recherche, l’argent manque partout, pour assurer le financement ou le renouvellement des équipements, des produits, voire payer les salaires.

Là où une équipe arrive à décrocher péniblement un budget de 150 000 euros sur trois ans – soit 50 000 euros par an – pour mener un projet de recherche, un chercheur américain seul pour un projet équivalent peut obtenir 5 à 6 millions de dollars sur 5 ou 6 ans. Les budgets européens, même s’ils sont considérables, ne comblent pas le manque car il faut partager les moyens parfois entre 15 ou 20 équipes.

Conséquence : les laboratoires, à commencer par Sanofi, ont compris qu’il n’y avait aucune aide financière à attendre de la recherche publique en France, quelle que soit sa qualité par ailleurs. « Des coopérations existaient il y a dix, quinze ans entre la recherche publique et les centres de recherche de Sanofi, notamment à Toulouse. Mais maintenant, ce ne sont plus que des associations ponctuelles », se rappelle Jean*. Comme tous les autres Big Pharma, Sanofi a compris : le groupe s’est tourné vers les États-Unis, où il sait trouver l’argent.

La rente plutôt que l’innovation

C’est une caractéristique forte du capitalisme français, une des résultantes de la politique des champions nationaux : les groupes français aiment la rente, qu’elle soit autoroutière, dans les télécoms, dans le BTP ou dans l’énergie. En situation monopolistique ou au mieux oligopolistique, toute leur énergie est d’abord de préserver, de conforter cette rente, en multipliant tous les moyens de lobbying auprès des pouvoirs publics.

Sanofi n’échappe pas à la règle. La primeur est donnée à la constitution ou la préservation de la rente plutôt qu’à l’innovation. Héritant de l’essentiel de l’appareil industriel pharmaceutique français, il a développé un maillage serré pour faciliter les arbitrages en sa faveur, que ce soit en matière de prix, de mise sur le marché de ses médicaments, de décisions industrielles.

L’opacité engendrée par la prolifération des agences et autres comités (Agence nationale de santé, Agence du médicament, Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…) leur facilite l’approche, rendant impossible toute mise à plat ou mise en perspective de leurs engagements et de leurs demandes. Sans parler des conflits d’intérêts.

Dans cette nouvelle approche financière, la recherche est désormais considérée comme un centre de coût. Un centre de coût qu’il convient de bousculer, car trop bureaucratique. Les premières restructurations ont été annoncées par Christopher Viehbacher dès 2009, avec la fermeture du centre de Toulouse. Un choc dans l’entreprise. « Quand on entrait dans un centre de recherche de Sanofi, c’était pour la vie », dit Marion Lassac.

« Sanofi parle de recherche. Mais on ne fait plus de recherche en amont, comme on le faisait avant. Nos centres de recherche sont devenus des centres de développement. On travaille sur des molécules que d’autres ont trouvées », raconte Sandrine Caristan. Un sentiment de découragement s’est installé dans le groupe. À plusieurs reprises, l’exemple de Tal Zaks a été cité.

Spécialiste de l’immunologie et de l’oncologie, il a travaillé chez Sanofi à partir de 2010. Il a préféré quitter en 2015 le groupe pour rejoindre Moderna en tant que chef médical, faute de trouver le soutien et l’ambition nécessaires chez Sanofi.

Des alertes lancées pour demander à travailler sur l’ARN messager

La prudence semble l’emporter partout. « Cela fait dix ans que l’on connaît l’ARN messager. Plusieurs alertes ont été lancées en interne pour demander à ce qu’on travaille dessus, qu’on développe nos molécules, notre propre expertise. La direction n’a pas voulu », surenchérit Fabien Mallet. Pour le développement de son deuxième vaccin à partir de l’ARN messager, Sanofi a préféré s’associer avec la biotech américaine, Translate Bio.

Comme tous les autres géants de la pharmacie, le groupe juge désormais qu’il est plus facile et moins risqué de racheter des start-up, de prendre des brevets, des médicaments, d’externaliser sa recherche, de faire des tests par des tiers plutôt que d’élaborer en interne de nouvelles molécules.

Le groupe est devenu une annexe des banques d’affaires, multipliant les acquisitions parfois à prix d’or. En revanche, il ne se sent pas tenu de participer au développement des biotechs ou des recherches en France. Mais tout de même.

YposKesi, spécialiste des cellules souches et soutenue par le Téléthon, n’a trouvé aucune aide auprès du groupe et plus largement du secteur pharmaceutique pour se développer : elle vient d’être rachetée par des Sud-Coréens. Ce domaine n’entrerait peut-être pas dans le champ de compétence de Sanofi.

Mais que dire de la société Valneva, spécialisée dans les vaccins ? Elle n’a trouvé soutien ni auprès de l’État ni auprès de Sanofi. C’est le gouvernement britannique qui lui a apporté son aide avec 15 millions d’euros.

« Les grandes entreprises peuvent être en situation de veille technologique et attendre de sélectionner de jeunes entreprises innovantes afin de s’associer avec elles. Toutefois, de récents travaux ont mis en évidence les incitations possibles des grandes entreprises à acquérir une start-up avec l’objectif de tuer dans l’œuf une innovation qui menacerait leur position, d’où le nom d’acquisition tueuse », reconnaissent Margaret Kyle et Anne Perrot.

Cette stratégie commune à tous les Big Pharma n’échappe pas à Sanofi. Il existe plusieurs exemples, notamment pour un médicament traitant la leucémie mais aussi la sclérose en plaques, où Sanofi a préféré tuer le médicament concurrent qui aurait risqué de faire de l’ombre au sien.

Une instabilité stratégique permanente

« Il y a eu Transforming 1, Transforming 2.0, Phénix, Pluton… Depuis 2009, tous les deux ans, on a un plan d’économies de deux milliards d’euros », précise Jean-Louis Perrin. Sur la décennie, les effectifs du groupe en France sont passés de 28 900 à 25 000 personnes et le nombre de chercheurs de 6 900 à 4 100. En attendant le nouveau plan social annoncé.

En quelques mots, le délégué CGT de Montpellier a résumé la stratégie du groupe. Cette recherche de la rente à court terme conduit à une instabilité stratégique permanente, car tout est vu selon le critère de la rentabilité immédiate et demande des ajustements permanents.

Le groupe a d’abord décidé de se débarrasser de tous les produits tombés dans le domaine public : ils n’étaient plus rentables, d’autant que l’Agence du médicament fait pression sur les prix en mettant en avant les fabricants de génériques, essentiellement indiens.

Puis, ce sont les petites molécules, selon le jargon du secteur, c’est-à-dire les médicaments courants délivrés par les médecins et les pharmacies, qui sont appelés à sortir du portefeuille, Sanofi jugeant préférable de se consacrer au développement de molécules coûteuses, notamment pour le cancer, utilisées seulement par les hôpitaux. Ce qui amène au licenciement d’une bonne partie des visiteurs médicaux.  

Entre-temps, Sanofi fait le choix comme tous ses concurrents de délocaliser la fabrication des principaux principes actifs. L’Europe a ainsi découvert avec effarement qu’il n’y avait plus une seule usine capable de produire du paracétamol sur le continent.

En 2015, le groupe renonce à son activité de ses vaccins pour animaux – l’entreprise Merial située à Lyon – pour la revendre au laboratoire allemand Boehringer. Une décision funeste, semble-t-il, la recherche vétérinaire étant jusqu’alors le lieu d’études privilégié des coronavirus.

Cela s’enchaîne par l’abandon des anti-infectieux (antibiotiques). Après avoir été restructurée une fois, deux fois, trois fois, l’avoir déménagée de Romainville, à Toulouse puis à Lyon, cette activité qui autrefois avait été importante dans le groupe, est tout simplement donnée à la biotech allemande Evotec. Moyennant 60 millions d’euros versés par Sanofi, celle-ci s’engage à conserver les 100 personnes qui travaillent au centre de Lyon pendant trois ans.

« Aujourd’hui, l’épidémie est liée à un virus. Mais demain, cela risque d’être une bactérie. Et la situation sera encore plus grave. Car nous n’aurons pas les antibiotiques nécessaires. Cela fait des années que l’OMS met en garde contre les résistances développées par les antibiotiques et demande le développement de nouveaux antibiotiques. Sanofi a refusé de le faire. Et maintenant le groupe liquide tout », s’indigne Sandrine Caristan.

Un nouveau coup de com’ ?

Le nouveau directeur Paul Hudson, arrivé en 2019, a décidé une nouvelle stratégie afin de « secouer » le groupe. Sanofi entend ainsi renoncer à poursuivre ses activités liées au diabète, aux maladies neurologiques comme Alzheimer, aux maladies cardiovasculaires. Paul Hudson entend surtout achever le grand virage dans les biotechnologies en abandonnant toute la pharmacie de synthèse, celle qui sert à l’élaboration de l’essentiel des médicaments aujourd’hui.

À cet effet, le groupe a prévu de réaliser une grande scission, en mettant dans une entité à part – nom de code provisoire Euro API – les centres de recherche et les usines de production (six au total en Europe) qui travaillent à partir de la pharmacie de synthèse. Cette entité est appelée par la suite à être cotée ou vendue, Sanofi comptant ne conserver au mieux que 30 % du capital.

« On est en train de détruire tout notre savoir-faire. Certes les biotechs arrivent mais elles ne vont pas tout remplacer. Et puis on a aussi besoin de la pharmacie de synthèse pour fabriquer ces nouveaux médicaments », explique Jean-Louis Perrin. « Si on avait des scientifiques dignes de ce nom au conseil, ils n’accepteraient pas ce qui est en train de se passer », poursuit-il.

À plusieurs reprises, des collectifs de médecins et chercheurs ainsi que l’Observatoire pour la transparence des médicaments ont lancé des alertes, soulignant qu’il était impossible de laisser au privé par ses choix dicter une politique publique. Tous s’inquiètent de l’extrême vulnérabilité du système de santé français, désormais de plus en plus dépendant des approvisionnements extérieurs.

Ils demandent une mise à plat du système, permettant des évaluations des besoins et des manques, une véritable politique du médicament permettant de relocaliser les productions, au moment où le secteur de la santé devient un élément stratégique au même titre que la défense.

Qui s’en occupe ? En apparence, personne. Aucun de nos interlocuteurs a connaissance de travaux et d’études menés au sein de l’État pour faire une évaluation réelle de la situation, des menaces et des alertes. Bruno Le Maire a beau insister sur la nécessité de relocaliser la production pharmaceutique en Europe et en France, dans les faits, rien ne bouge. L’État se refuse à intervenir.

Sous pression après l’échec du vaccin, le directeur général de Sanofi, Paul Hudson, a promis, dans un entretien au Figaro, d’accepter de travailler en sous-traitance à la production de vaccins de ses concurrents. Mais personne n’a compris pourquoi le groupe s’engage sur un si faible volume (100 millions de doses) et dans un délai si long (pas avant juillet), alors que l’unité de Francfort est disponible puisqu’elle devait produire le vaccin de Sanofi. Il s’est surtout engagé à relocaliser des productions pharmaceutiques en France.

Pour les salariés, tout cela s’apparente à un nouveau coup de com’. « Pas un mètre carré ne sera créé. Il s’agit juste de transfert des usines de production dans la nouvelle entité », assure Jean-Louis Perrin. Le gouvernement a décidé de s’en contenter.

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.

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