Emmanuel Macron décore en douce le dictateur égyptien Sissi
10 DÉCEMBRE 2020 PAR RACHIDA EL AZZOUZI ET ARIANE LAVRILLEUX
Médiapart
En visite d’État en France, Abdel Fattah al-Sissi s’est vu dérouler le tapis rouge loin des journalistes, tenus à l’écart sur sa demande expresse. Le président français l’a même décoré du plus haut grade de la Légion d’honneur. Rien ne l’y obligeait.
C’était le 7 décembre 2007. Nicolas Sarkozy, président de la République française depuis quelques mois, suscitait un tonnerre d’indignations en déroulant le tapis rouge à l’un des plus grands ennemis du monde occidental : Mouammar Kadhafi. Le dictateur libyen en quête de respectabilité plantait sa tente bédouine et sa cour dans les jardins de l’hôtel Marigny, la résidence officielle des chefs d’État étrangers en visite en France.
À défaut de pouvoir offrir au « Guide » tortionnaire le décorum d’une visite d’État, Nicolas Sarkozy lui offrait cinq jours d’honneurs jamais vus sous la Ve République malgré l’avalanche de critiques. Officiellement, il s’agissait de parler « migrations », de négocier des contrats juteux avec le colonel à la tête d’un pays riche en pétrole. Officieusement ? Il faut plonger dans « l’affaire libyenne », l’enquête tentaculaire des journalistes de Mediapart Fabrice Arfi et Karl Laske pour saisir l’ampleur de la compromission sarkozyste avec le colonel Kadhafi…
Treize ans plus tard, le souvenir de Kadhafi et de sa tente au fond du jardin hante encore les esprits parce qu’il éclaire l'une des plus graves affaires d’État de la Ve République et une diplomatie française qui n’hésite pas à se coucher devant les pires abus en matière de droits humains pour servir des intérêts économiques, commerciaux, géo-stratégiques, même les plus troubles.
La visite d’État du 6 au 8 décembre en France du président égyptien Abdel El Fattah Sissi à la tête d’un des régimes les plus répressifs au monde vient raviver ce terrible stigmate qui colle à jamais au pays de la déclaration des droits humains.
Le maréchal Sissi a été reçu par le président français Emmanuel Macron en grande pompe mais dans une discrétion – pour ne pas dire opacité – soigneusement orchestrée par l’Élysée qui a tenu délibérément à très grande distance la presse française. Un protocole pour contrôler l’information digne d’un régime autoritaire tel que l’Égypte, avec lequel le président français assure pourtant « avoir des désaccords ». Bien conscient du caractère ultra-sensible de cette visite, l’Élysée l’avait annoncée au dernier moment. Après même l’appel de 17 ONG « à mettre fin au soutien inconditionnel au gouvernement égyptien » et exiger des libérations de prisonniers politiques en contrepartie de la visite.
Depuis sept ans et le retour au pouvoir des militaires, les rapports des Nations unies, des ONG de défense des droits humains et les notes diplomatiques s’accumulent pour documenter la torture systématique et la répression sans précédent qui s’abattent sur la société civile égyptienne. Tous décrivent la dictature d’al-Sissi comme bien plus féroce que celle de son prédécesseur, Hosni Moubarak, renversé par la révolution de 2011.
Journalistes, chercheurs, avocats, LGBTQ, blogueurs… sont jetés en prison pour terrorisme, au « talaga », au frigo, comme on désigne cette réclusion discrétionnaire qui peut durer des années (voir ici dans notre émission A l’air libre le témoignage de la figure des droits humains Leila Soueif dont le fils Alaa Abd El Fattah et la fille Sana Seif sont emprisonnés).
Plus de 60 000 personnes – chiffre sous-évalué selon les ONG de défense des droits humains – sont aujourd’hui derrière les barreaux simplement parce qu’elles ont critiqué le régime en place. La situation s’est encore aggravée avec la pandémie de Covid-19, avec de nouvelles vagues d’arrestations de personnels soignants critiques et la privation de visites aux détenus.
En 2017, la première visite d’al-Sissi en France était déjà mal passée dans l’opinion publique. Le meilleur client de l’armement français faisait la « une » non pas pour ses contrats mirobolants mais pour sa machine répressive déjà bien en place. Les responsables égyptiens s’étaient plaints, à la diplomatie française, de l’ingratitude de la presse française et même des manifestations qui avaient émaillé la rencontre.
Trois ans plus tard, la leçon a été retenue. Côté français, la communication de l’Élysée a été minimaliste pour ménager la sensibilité de son hôte. Une seule conférence de presse a été ouverte aux médias, à l’issue de la rencontre entre Emmanuel Macron et Abdel Fattah al-Sissi. Une ouverture chronométrée et limitée à seulement dix journalistes, officiellement en raison de la crise sanitaire.
Selon nos informations, la présidence égyptienne avait demandé à l’Élysée qu’aucun journaliste ne suive les déplacements et rencontres officielles du raïs mis à part la conférence de presse du lundi 7 décembre. Seules les caméras de la présidence égyptienne ont immortalisé le dépôt de gerbe au pied du monument du soldat inconnu, la visite aux Invalides… ou encore la cérémonie de remise du plus haut grade de la Légion d’honneur à Sissi.
Comme l’a chroniqué l’émission Quotidien sur TMC, pour obtenir ces images et savoir ce qu’il s’est passé durant ces trois jours sous les ors de la République française, il faut aller sur le site officiel d’une dictature, celui de la présidence égyptienne. C’est là et seulement là qu’on peut découvrir l’épaisseur et la qualité du tapis rouge déployé au dictateur égyptien par la France. Aussi gros que les silences et les cachotteries des acteurs institutionnels concernés : Élysée, Matignon, ministères des affaires étrangères, des armées, de l'économie, mairie de Paris, Sénat, etc.
Tous se sont bien gardés de faire les traditionnels comptes-rendus/communiqués/selfies sur leurs sites officiels et leurs réseaux sociaux. « Pas très vendeur politiquement », confie à Mediapart un haut fonctionnaire d’un ministère concerné par la visite. Seul le président du Sénat Gérard Larcher a fièrement posté une vidéo sur son compte Twitter pour dire combien il était « heureux » d’accueillir al-Sissi.
La quinzaine de journalistes égyptiens triés sur le volet pour suivre al-Sissi à Paris n’a ainsi assisté à rien et s’est retrouvée logée à la même enseigne que les journalistes français et étrangers.
Mohamed Hendawy, journaliste au quotidien égyptien Al Akhbar, chargé du suivi de la présidence égyptienne, confirme qu’il n’avait accès à aucun événement, ni à aucune rencontre, à l’exception de la conférence de presse du 7 décembre : « La délégation des journalistes égyptiens se réunissait après chaque rencontre officielle avec le porte-parole de la présidence égyptienne qui nous disait ce qui s’était dit dans les discussions avec Le Maire, Le Drian, Parly… »
Au Quai d’Orsay, on est a minima « très surpris » de la tournure des événements. « C’est très inhabituel et même étrange qu’une visite de chef d’État soit interdite à la presse », livre une source chargée de ces voyages officiels depuis plusieurs années.
Lors de la rencontre avec le ministre des affaires Jean-Yves Le Drian, seules la photographe officielle du quai d’Orsay et l’équipe de communication d’al-Sissi ont ainsi été autorisées. Interdiction d’accréditer des journalistes qu’ils soient égyptiens ou correspondants diplomatiques que le Quai d’Orsay a l’habitude d’inviter. « Ils avaient sans doute peur des questions qui fâchent », avance la source diplomatique.
Contacté par Mediapart, l’Élysée dément toute pression de la part de la présidence égyptienne et toute entrave aux journalistes côté égyptien comme français : « On a agi comme en temps normal avec n’importe quel chef d’État. Il y a eu un brief avec plusieurs dizaines de journalistes avant la venue de Sissi, on avait donné le détail de sa visite d’État côté Élysée, le Quai d'Orsay avait donné le détail hors Élysée. »
L’Élysée assure n’avoir « rien caché, ni empêché » et quand il a dû restreindre les accès à la presse, il invoque la pandémie de Covid-19, le protocole ou renvoie vers le Quai d’Orsay qui a géré la visite hors Élysée : « On a ouvert la cour de l’Élysée à une centaine de journalistes pour l’arrivée du président Sissi. On avait dit qu’il y aurait un entretien à l’Élysée suivi d’une conférence de presse avec questions, ce qui est rare avec Sissi. Il a eu lieu en présence d’une dizaine de journalistes dont cinq ou six représentatifs des médias français. On avait aussi annoncé un dîner d’État qui s’est fait en cercle restreint du fait de la pandémie avec une dizaine d’invités côté égyptien et autant côté français. »
«La Légion d’honneur est un instrument diplomatique à l’entière discrétion du chef d’État»
La visite d’État, la plus importante dans la hiérarchie protocolaire, symbole d’amitié entre deux pays, s’est ouverte par une cérémonie officielle d’accueil lundi 7 décembre aux Invalides, suivie d’un entretien avec Emmanuel Macron à l’Élysée. Abdel Fattah al-Sissi a ensuite rencontré le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand puis la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo qui s’est elle aussi inclinée devant lui et réjouie « de coopérer avec le gouvernement du Caire et d’Égypte », selon la présidence égyptienne.
En réalité, la rencontre aurait été plus houleuse qu’à l’Élysée, même si là encore les caméras étaient interdites. « Avec Anne Hidalgo, l’entretien a été rugueux car elle lui a rappelé son bilan désastreux en matière de droits humains, raconte un membre de l’équipe municipale qui souhaite rester anonyme. Elle lui a demandé de libérer les détenus d’opinion et a proposé de remettre la citoyenneté d’honneur à des journalistes, chercheurs et blogueurs emprisonnés car accusés par le régime “de soutenir le terrorisme”. »
Mardi 8 décembre, Sissi s’est rendu à l’Arc de triomphe pour un dépôt de gerbe sur la tombe du soldat inconnu avant notamment une rencontre avec le premier ministre Jean Castex et le président du Sénat Gérard Larcher. Clou de la visite d’État : la remise de la Grand’croix de la Légion d’honneur, soit la plus haute distinction dans l’ordre de la Légion d’honneur.
L’Élysée assure avoir prévenu les médias. « On n’a pas caché qu’il y aurait une remise de décoration », justifie une source élyséenne. Tout en admettant ne pas avoir précisé de quelle distinction il s’agissait et en livrant une argumentation confuse et contradictoire : « On ignorait quelle distinction Sissi allait recevoir car on n’avait pas le détail et parce que la Grand’croix de la Légion d’honneur est protocolaire, automatique. Ce n’est pas le président qui décide. ça vaut pour toutes les visites d’État, quel que soit le chef d’État. C’est valable dans l’autre sens. Quand le président français a été en Égypte, il s’est vu décerner la plus haute distinction égyptienne. »
Or, comme le rappelle le site internet même de la « Grande Chancellerie de la Légion d’honneur », la Grand’croix de la Légion d’honneur est une tradition dans le cadre des visites d’État mais elle n’est absolument pas obligatoire. Dans tous les cas, c’est le chef de l’État qui décide ou non de l’accorder à des personnalités étrangères : « Il remet lui-même les insignes de grand’croix et de grand officier des ordres nationaux aux dignitaires qui en expriment le souhait. Il décore également certaines personnalités françaises ou étrangères dans les salons de réception de l’Élysée », précise le site internet.
Ce que confirme à Mediapart la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur qui rappelle l’article R131 du code de la Légion d’honneur : « La Légion d’honneur est un instrument diplomatique à l’entière discrétion du chef d’État qui a la latitude de décorer sans saisir le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur. Contrairement aux autres attributions de la Légion d’honneur, les attributions de dignité, dont la Grand’Croix, un des plus hauts grades, aux chefs d’État et de Gouvernement, aux membres de Gouvernements étrangers ainsi qu’à leurs collaborateurs, aux membres du corps diplomatique sont laissées au soin du grand maître, c’est-à-dire le président de la République. Le grand chancelier est simplement préalablement informé. »
Contrairement à ce qu’affirme l’Élysée, Emmanuel Macron a bien choisi de gratifier Sissi. Rien ne l’y obligeait. Son entourage précise qu’il n’est pas dans la tradition élyséenne de communiquer sur les légions d’honneur « qui ne sont pas ouvertes à la presse en général, même en franco-français ». Sous François Hollande, l’Élysée n’avait pas eu de mal à communiquer quand il avait décoré le président malien ou encore le président mexicain.
« Cette décoration de Sissi est une tache indélébile sur le bilan de Macron et Le Drian en matière de droits humains », se désole auprès de Mediapart un diplomate français rompu aux relations avec l’Égypte. Sous couvert d’anonymat, il évoque « une visite de la honte ». Même si la Légion d’honneur est une figure imposée de toute visite d’État, elle est en contradiction totale avec la jurisprudence Bachar al-Assad : pas de décoration des responsables de violations graves des droits humains.
Sur Twitter, Timothy E. Kaldas, chercheur associé au Tahrir Institute for Middle East Policy, ne dit pas autre chose : « Il n’y a aucune raison valable d’offrir la plus grande décoration française à un homme qui a commandité le massacre de près de 1 000 personnes en un jour [massacre de la place Rabaa – ndlr]. Ça n’a rien à voir avec le fait de parler avec des dirigeants peu recommandables parce que le monde est en désordre. Macron le sait, c’est pourquoi il a essayé de le cacher. »
Ce qui est encore plus lunaire, c’est que même la presse égyptienne – totalement contrôlée par les autorités – ne semble pas avoir été autorisée à parler de la Légion d’honneur décernée à al-Sissi. Ainsi le journal Al Balad révèle la nouvelle en citant… le quotidien belge Le Soir qui lui-même citait l’émission Quotidien ! Un journaliste égyptien qui suivait le déplacement officiel assure à Mediapart qu’il n’était pas au courant de cette décoration.
Le site de la présidence égyptienne parle seulement du dîner donné à l’Élysée lundi 7 décembre en l’honneur de Sissi mais pas de la Légion d’honneur. « La convergence de vues que nous avons eue au cours de nos discussions pourrait réaffirmer notre volonté politique de consolider le partenariat stratégique entre l’Égypte et la France et de s’appuyer sur lui pour réaliser les aspirations ambitieuses de nos deux peuples amis », se félicite la présidence égyptienne. Toujours sur le site de cette dernière, on découvre que le tapis rouge a été déroulé jusqu’aux roues de l’avion du raïs avant de redécoller pour Le Caire…
On comprend mieux pourquoi Emmanuel Macron déclarait lundi 7 décembre ne pas vouloir conditionner sa politique de défense aux désaccords sur les droits humains. Difficile après un tel accueil de demander un peu plus que des libérations occasionnelles, comme celles des trois responsables de l’ONG EIPR libérés in extremis avant la visite après une mobilisation internationale, notamment des États-Unis, mais dont les avoirs ont été gelés le jour où al-Sissi posait le pied sur le tarmac francilien.
Une position à l’opposé du président démocrate Joe Biden, nouvellement élu aux États-Unis, qui lui, entend faire des droits humains un préalable, quitte à geler l’aide américaine financière à l’Égypte, qui est très importante.
Le régime de Sissi peut réprimer en toute impunité, tant il a le soutien indéfectible des grandes puissances occidentales au nom de la stabilité de la région, de la lutte contre le terrorisme, certes nécessaire, mais qui est devenu le cache-misère rhétorique des régimes autoritaires pour étouffer la moindre voix critique.
Mais alors pourquoi tant d’opacité et de zèle pour éluder les détails d’une visite d’État controversée alors même que le président français revendique la realpolitik ? Son prédécesseur Nicolas Sarkozy avait, sur ce plan-là, joué la carte de la transparence et assumé de planter en 2007 la tente de l’un des dirigeants les plus sanguinaires au monde Mouammar Kadhafi sous les dorures de la République française…