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Cet article propose un bilan des conséquences, souvent méconnues, pour l’Afrique et ses peuples du rôle des droits de propriété intellectuelle, droits devenus aujourd’hui prépondérants. Ils exercent en effet une forme renouvelée de l’impérialisme du Nord sur les pays du Sud.
*Clément Chabanne est responsable de la rubrique « Travail » de Progressistes.
S’il est des formes de la domination impérialiste sur l’Afrique qui sont bien connues, le rôle des droits de propriété intellectuelle ne vient pas forcément à l’esprit en tête de liste. Le lecteur qui porte déjà un intérêt au développement des pays du continent aura sans doute songé au franc CFA, aux plans d’ajustement structurels du FMI, à la dépendance aux grandes places boursières qui fixent le cours des matières premières, à la tutelle politique extérieure sur des gouvernements locaux, etc. Les droits de propriété intellectuelle (DPI) ne sont pas la manifestation la plus connue de la domination du Nord sur l’Afrique. Pourtant, ceux-ci acquièrent une place de plus en plus prépondérante dans l’organisation internationale de la production et dans la répartition internationale de la valeur produite.
LES DPI AU COEUR DE L’ORGANISATION INTERNATIONALE DE LA PRODUCTION
Les droits de propriété intellectuelle regroupent la propriété littéraire et artistique, qui va nous intéresser assez peu ici, mais aussi la propriété industrielle. Cette dernière comprend notamment les brevets, les logiciels et les marques commerciales. Ce sont essentiellement ces catégories qui vont nous intéresser. L’existence des DPI a une très longue histoire : la première délivrance de brevet remonte à 1421, quand Venise accorde un privilège s’apparentant à un brevet d’invention, et l’existence de marques est immémoriale. Cependant, le développement d’un cadre légal international ne remonte qu’aux années 1970 ; il a donné à ces actifs un rôle primordial dans l’organisation des chaînes de valeur.
Dans le cadre d’une division internationale du travail renouvelée dans la mondialisation actuelle, les droits de propriété intellectuelle ont permis aux firmes transnationales des pays dominants d’organiser un développement géographique exponentiel des processus productifs sans perdre le contrôle de l’organisation de la production et en rapatriant une large part de la valeur produite vers le capital occidental dominant via les royalties. Les DPI offrent l’avantage d’être une forme de capital localisable à un endroit et utilisable partout dans le monde avec de très faibles coûts de reproduction. Ainsi, un brevet obtenu aux États-Unis permet d’assurer : 1. La domination technologique de la firme états-unienne sur l’ensemble de la chaîne de valeur en lui assurant le monopole de l’utilisation de l’invention. 2. La capacité de la firme dominante d’organiser la production via le monopole précité. 3. Une maîtrise de l’allocation de la valeur, en fixant le montant des franchises, licences, royalties, qui correspondent à l’extraction d’une rente.
UN MONOPOLE OCCIDENTAL ORGANISÉ
La perpétuation de la domination des grandes transnationales occidentales sur cet outil a été assurée par un cadre légal international promu par les États-Unis. L’impérialisme dominant a d’abord commencé par édicter des lois à application extraterritoriale conditionnant l’utilisation de la propriété intellectuelle étatsunienne au respect des intérêts étatsuniens. L’exemple le plus frappant est l’Export Administration Act de 1980. Les États-Unis ont pu par la suite imposer leur conception au monde via les accords TRIPS (pour Trade Related Aspects of Intellectual Property Rights) adoptés par l’OMC en 1994. Samir Amin décrivait en 2014 ces accords comme « une offensive pour renforcer le pouvoir des monopoles technologiques aux dépens des pays en développement pour lesquels la possibilité d’acquérir la technologie dont ils ont besoin pour progresser devient encore plus incertaine »Samir Amin, Capitalism in the Age of Globalisation, The University of Chicago Prass Books, 1997 (trad. Cl. Chabanne). Le continent africain dans son ensemble est donc soumis à cette organisation internationale de l’extraction de valeur via les droits de propriété intellectuelle, et à ses obstacles aux transferts technologiques. Concrètement, les grandes entreprises qui monopolisent les droits de propriété intellectuelle ont la capacité d’interdire à un pays entier de s’engager dans le développement d’une filière industrielle.
UNE INTÉGRATION AU MARCHÉ MONDIAL LIMITÉE AUX PAIEMENTS DE ROYALTIES
À l’échelle du monde, la position de l’Afrique en tant que détentrice de droits de propriété intellectuelle reste marginale. Selon la World Intellectual Property Organisation (WIPO), environ 7 000 demandes de brevets seraient déposées par an dans le continent. Ce chiffre, qui augmente lentement, est bien loin derrière les plus de 500000 demandes annuelles aux États-Unis. En 1980, environ 3000 demandes de brevets étaient déposées en Afrique. Dans cette lente évolution, l’Afrique du Sud a longtemps été motrice : en 1980, le pays représentait 94 % des demandes de brevets continentales, toujours selon la WIPO; en 2018, ce n’est plus que 26 %. D’autres puissances régionales semblent prendre le relais d’une timide immersion dans le grand jeu mondial de la propriété intellectuelle. Dans les rangs de ces nouveaux propriétaires de DPI, l’Égypte et le Cameroun se distinguent en représentant en 2018 respectivement 19,5 % et 11,8 % des demandes continentales de brevets.
Ces efforts s’inscrivent dans une situation internationale de monopole occidental sur la propriété intellectuelle qu’ils ne sont largement pas en mesure de compenser. Tout projet industriel en Afrique est donc soumis à l’approbation des puissances du Nord qui, par la propriété intellectuelle, se sont réservé un droit de veto sur l’utilisation de nombreuses techniques et innovations. Une fois cette autorisation accordée par les propriétaires de DPI, il faut payer des frais d’utilisation de ces droits. Des frais qui peuvent être rédhibitoires pour les acteurs économiques locaux.
ÉVOLUTION COMPARÉE DU RAPPORT PIB/ROYALTIES
Selon la Banque mondiale, ces frais auraient « explosé » dans les dernières décennies, passant de 5,5 millions de dollars en 1960 à plus de 3 milliards par an aujourd’hui. C’est donc un transfert de valeur direct de plusieurs milliards chaque année qui a lieu, via les DPI, de l’Afrique vers les pays du Nord. Ici encore, c’est l’Afrique du Sud, géant économique du continent, qui assume la majeure partie de ces royalties, pour un montant d’environ 1,8 milliard de dollars en 2018. Ces charges pèsent lourd également pour les exportateurs de pétrole que sont l’Angola et le Nigeria, qui paient chaque année plusieurs centaines de millions de dollars de royalties pour l’utilisation de DPI. Les données de l’OCDE sont malheureusement un peu moins complètes que celles de la Banque mondiale, mais elles ont l’avantage de présenter ces échanges sous forme bilatérale, de sorte qu’elles permettent d’identifier les bénéficiaires de cette extraction de valeur. Sans surprise, l’Union européenne occupe la première place. Elle a bénéficié en 2018 de transferts pour un montant de plus de 1,9 milliard de dollars. Largement distancés, mais livrant une bataille honorable pour l’appropriation des richesses du continent, les États-Unis se contentent de 970 millions en 2018. Année de vaches maigres pour les Yankees habitués à des records au-dessus du milliard : 1,36 milliard de dollars en 2013. Au sein de l’UE, la France et l’Allemagne se taillent d’année en année la part du lion, même si leur position peut à terme être contestée par la Suisse et les Pays-Bas, du fait des stratégies d’évitement fiscal des multinationales, qui placent de plus en plus de DPI dans ces paradis fiscaux.
L’Afrique commence donc à s’intégrer dans le marché mondial des droits de propriété intellectuelle. Il s’agit pour le moment d’une relation à sens unique. Les multinationales de pays du Nord extorquent une rente sur le continent et refusent d’organiser les transferts de technologies qui permettraient le plein développement et la souveraineté des économies locales.
Au niveau mondial, l’impératif d’une lutte contre la marchandisation des savoirs et des techniques s’impose comme l’un des combats internationalistes de notre siècle. Les impératifs de solidarité internationale et de coopération industrielle imposent une révision complète de la législation sur les DPI qui sont pour l’instant des instruments de contrôle et de pillage des économies locales aux mains des firmes transnationales.
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