Après le viol et le meurtre d’une jeune dalit, un mouvement inspiré du Black Lives Matter se lève contre l’oppression systémique dont est victime cette population, plus connue sous le terme, récusé, d’« intouchable ».
Sans doute sa naissance était-elle déjà un crime. Le corps d’une jeune femme née dalit, hors du système de castes, donc impure, a été découvert, le 14 septembre dernier, la langue mutilée et la colonne vertébrale rompue, baignant dans une mare de sang, meurtri par un viol collectif perpétré par quatre membres de la caste des thakurs, celle des propriétaires terriens. Sans consentement de sa famille et en l’absence de celle-ci, la jeune victime, Manisha, est rapidement incinérée sur ordre de la police de l’Uttar Pradesh, un État du nord de l’Inde connu pour être le laboratoire de la haine confessionnelle. Les officiers mettent une semaine à enregistrer la plainte sans reconnaître le viol, afin d’étouffer l’enquête et la polémique. Cette jeune fille de 19 ans est pourtant le visage de l’Inde actuelle. Et réveille les pires haines.
Terreur safran
Pour le chef du gouvernement régional, le moine extrémiste Yogi Adityanath, l’histoire relève d’un « complot international » destiné à salir le Parti du peuple indien (BJP), la droite nationaliste hindoue au pouvoir. Dans son esprit, les journalistes auraient « offert 5 millions de roupies (57 000 euros) à la famille pour parler de viol ». Aux ordres, la police ouvre une plainte pour sédition, incitation à la haine entre castes et dix-sept autres charges. La terreur safran – couleur des nationalistes hindous – compte de nombreux séides dans les rangs des forces de police, qui refusent d’entendre les affaires impliquant des hautes castes.
« La plupart du temps, les policiers sont du côté des hautes castes et commettent eux-mêmes des violences et des crimes sur les dalits y compris dans les commissariats. Dans les prisons indiennes, les dalits ou groupes minoritaires sont surreprésentés parmi les détenus. Pire, ils sont souvent incarcérés sans jugement », observe Pardeep Attri, fondateur de la plateforme numérique anti-castes Velivada.
Privilèges de castes
Selon la Campagne nationale des droits humains des dalits, un crime est commis contre un dalit toutes les 18 minutes, 3 femmes dalits sont violées quotidiennement et 13 dalits assassinés chaque semaine. En augmentation de 6 % entre 2009 et 2018, ces données seraient toutefois en deçà de la réalité. Pourtant, aux yeux de Pardeep Attri, le problème ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi : « La situation perdure depuis des siècles. Ce que nous observons, en revanche, est un niveau de conscience plus élevé parmi les dalits, qui font montre de plus de détermination à parler des injustices qu’ils subissent avec la montée en puissance des médias digitaux. Cette alternative a permis de soulever certains problèmes à un niveau inédit jusqu’alors. »
Un mouvement salutaire a en effet pris corps. Sur le modèle de la lutte des Africains-Américains, « Dalit Lives Matter » (Les vies des Dalits comptent) s’installe dans le paysage et les houleux débats indiens. « L’expérience dalit est celle d’une oppression historique, systémique et structurelle. Les stigmates de l’intouchabilité résultent de l’idéologie de castes et de pureté qui en découle. Elle est un instrument de légitimation du pouvoir et des privilèges », relève Ruth Manorama, présidente de la Fédération nationale des femmes dalits. À l’échelle nationale, le groupe compte 201,4 millions de personnes, soit 16,6 % de la population indienne. La colère des dalits a explosé à de multiples reprises en émeutes, ces dernières années, après une série de lynchages publics perpétrés par les brigades de la vache sacrée, proches du BJP.
Nous devons porter une autocritique sur notre propre incapacité à produire une solidarité significative et transformatrice avec les dalits. Nous saluons ceux qui se lèvent pour résister au système de castes, au patriarcat et au capitalisme...
Angela Davis
Les militants états-uniens ne tardent pas à leur exprimer leur solidarité. Ainsi en fut-il d’Angela Davis, figure du mouvement noir de libération des années 1970, qui pointe le caractère fasciste de l’actuel gouvernement indien : « Nous apprécions profondément la solidarité déployée en tant d’occasions par les militants dalits. Cependant, nous devons porter une autocritique sur notre propre incapacité à produire une solidarité significative et transformatrice avec les dalits. Nous saluons ceux qui se lèvent pour résister au système de castes, au patriarcat et au capitalisme (…) et, à l’heure où nous tentons de franchir un cap dans le combat contre le racisme structurel et la violence d’État, il est de notre responsabilité de nous joindre à vous dans votre combat contre les violences raciales, sexuelles et basées sur l’appartenance de castes. »
Sans protection face au Covid-19
Lui-même dalit, Bhimrao Ramji Ambed-kar, l’un des rédacteurs de l’actuelle Constitution, se convertit en son temps au bouddhisme pour dénoncer ce système de castes qui fut un thème de débat majeur avec Gandhi. Le Mahatma voyait dans la caste un modèle d’harmonie sociale. En théorie, l’article 17 de la Constitution indienne a aboli la pratique de l’intouchabilité. Les discriminations demeurent pourtant une réalité quotidienne : cantonnés dans des quartiers périphériques, les dalits continuent à subir une violence autant symbolique que physique. Dans les campagnes, ils ne peuvent ainsi accéder à la pompe à eau des castes supérieures pour ne pas la souiller et doivent descendre de vélo lorsqu’ils croisent une personne de rang supérieur. Les stéréotypes liés à la notion d’impureté ont la vie dure. Selon une étude menée en 2014 par l’université du Maryland (États-Unis), 27 % des Indiens interrogés refusent toujours de voir un dalit « entrer dans leur cuisine ou utiliser leur vaisselle ».
Cantonnés aux métiers considérés comme « impurs », dont personne ne veut assumer la charge, les dalits ont été particulièrement exposés avec la crise sanitaire. Dans des bidonvilles surpeuplés, l’eau et le savon restent des denrées rares. Moins de 10 % de ces foyers ont accès aux services de base d’eau potable, d’électricité et aux sanitaires. D’autre part, la distanciation sociale a été utilisée « comme un outil pour renforcer l’idéologie castéiste », note le Mouvement national dalit pour la justice. Éboueurs, fossoyeurs, nettoyeurs de latrines et agents de service hospitalier ont été exposés sans aucune protection au cœur du troisième pays le plus touché au monde par la pandémie de Covid-19.
Les niveaux de castes et de pauvreté restent liés
Il y a quelques années, le chef du gouvernement, Narendra Modi, qui a beau se réclamer d’Ambedkar, faisait remarquer que les vidangeurs manuels des toilettes à fosse avaient pour « devoir d’œuvrer au bonheur de la société tout entière et des dieux » et que « ce travail de nettoyage devait se poursuivre en tant qu’activité spirituelle intérieure pour les siècles à venir » !
Malgré la politique de discrimination positive née après l’indépendance et censée réservée aux dalits un quota de sièges dans la fonction publique et à l’université, les niveaux de castes et de pauvreté restent liés. « J’ai beau avoir obtenu un master dans une université de rang international, je reste un dalit. J’ai beau vivre au Royaume-Uni, les Indiens continuent de me demander mon nom de famille pour connaître ma caste. L’éducation m’a donné un travail qui me nourrit mais ne peut transformer un dalit en brahmane », se désole Pardeep Attri.
30 % d’alphabétisation
Le niveau moyen d’alphabétisation s’élève à 75 % au niveau national, mais est à peine supérieur à 30 % chez les dalits. Pour sortir de ce déterminisme, le jeune homme de 30 ans milite pour la publication de statistiques liées aux castes, notamment dans les entreprises, « afin que les gens puissent voir quels groupes occupent quels postes et profitent de tout en Inde ». Il propose également d’intégrer l’histoire des dalits aux programmes scolaires et d’attribuer des terres aux « hors castes » pour lutter contre la marginalisation et les violences faites aux ouvriers agricoles forcés de migrer d’une région à l’autre pour trouver du travail – au bon vouloir des hautes castes. Il suggère enfin la mise en place d’un mécanisme permettant de faire état des discriminations au sein des entreprises.
Pour Pardeep Attri, « même le manque d’innovation en Inde a été attribué au système de castes, le pays pourrait profiter globalement de la fin des discriminations et de politiques interventionnistes pour obliger le privé à instaurer des places réservées aux dalits ». Des quotas qui, de fait, achèvent de consacrer le système de castes au lieu de l’éliminer.
L’hommage opportuniste de Modi
Le premier ministre, Narendra Modi, dont la base électorale repose essentiellement sur les hautes castes, a multiplié les hommages opportunistes à la figure d’Ambedkar, sous-entendant même que, fils d’un vendeur de thé, il n’aurait pu accéder à sa fonction sans les combats du juriste dalit. « Le fils d’une mère pauvre comme moi a pu devenir premier ministre grâce à Ambedkar », expliquait-il, lors de l’inauguration du mémorial dédié au père de la Constitution, à New Delhi, en 2018. Une nouveauté pour le Parti du peuple indien qui s’est dans le même temps employé à mettre à bas tous les programmes d’éradication de la pauvreté. « C’est toute la stratégie du premier ministre qui consiste à s’approprier un individu, à taire les opinions et l’idéologie de celui-ci, dans le but précis de tuer cette même idéologie », souligne Sukhadeo Thorat, ancien responsable de l’Institut des études dalits.
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