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6 mai 2020 3 06 /05 /mai /2020 06:33
Assassinat d’Henri Curiel : vérités évidentes, justice empêchée
Il y a quarante ans, le 4 mai 1978, Henri Curiel était assassiné à Paris. Je suis la fille de son cousin germain, Guy Braibant. Nous connaissons la vérité sur ses assassins mais, au nom du secret défense, la justice reste empêchée par un fil rouge menant du général Aussaresses au président Giscard d’Estaing.

Il faisait chaud ce week-end de juin 1976. La sécheresse grignotait petit à petit toute la France. Paris était gagné par la torpeur. Dans la voiture de mon père, je m'étais à moitié endormie. Jusqu'à ce que je l'entende dire de sa voix douce "mais qu'est ce que c'est que ça ?". Au feu rouge du croisement des boulevards Saint Michel et Saint Germain, il restait en arrêt devant un kiosque à journaux dont l'immense affiche apposée à son dos, proclamait fièrement le dernier scoop du Point : "Henri Curiel, le patron des réseaux d'aide aux terroristes". Et de son ton toujours aussi calme, mais angoissé cette fois, il me dit : "Henri va être assassiné."

Deux ans et une nouvelle campagne de presse plus tard, toujours dans Le Point, puis le Spiegel allemand, Henri était assassiné, une journée chaude encore, le 4 mai 1978, jeudi de l'ascension. Nous étions encore ensemble, dans la même voiture, la radio allumée, un flash nous annonça la nouvelle, et je me souviendrai toujours du visage soudain gris de mon père, lui qui manifestait si peu d'émotion.

C’était en 1976, 1977, 1978, assassinats en Afrique du Sud – mise au ban des Nations Unies pour son régime d’apartheid -, assassinats en France, présidée par un homme moderne, ancien partisan de l’Algérie française. Des meurtres nombreux – des Algériens, des Palestiniens, des Basques -, parfois précédés d'articles de journaux comme ceux du Point, non signés, de faux scoops apportés sur un plateau d''argent à Georges Suffert qui ne voyait rien de mal à l'apartheid ou aux dictatures d'Amérique latine, mais vomissait tout ceux qui se rapprochaient de près ou de loin du communisme. Comme Henri Curiel. Plus tard, Georges Suffert reconnaîtra avoir été "un peu léger" sur ce coup là.

Henri était le cousin germain de mon père Guy Braibant, et il était l'ancien chef de file des porteurs de valise durant la guerre d’Algérie, un groupe qui s’était reconverti dans l’aide aux mouvements de libération nationale de par le monde. Au premier rang desquels l’ANC. Il fournissait des faux papiers aux militants sud-africains, il aidait les militants anti-apartheid blancs – relisant en eux le courage des porteurs de valise de France durant la guerre d’Algérie. Il fut soupçonné d’avoir permis la révélation du mirifique contrat nucléaire entre Paris et Pretoria. Et assassiné le 4 mai 1978.

Entre le 3 mai et 5 mai 1978, circulait en France un certain Jean Paul Guerrier, « pigiste » au service action du SDECE (services de contre espionnage de l’époque), membre du groupe mercenaire de Bob Denard, ami du général Aussaresses, envoyé par lui, et avec lui, comme instructeur en Afrique du Sud sous Nicolaas Johannes Diederichs, grand admirateur du 3ème Reich, en Argentine sous Videla, au Chili sous Pinochet pour apprendre à ces sages élèves la répression pratiquée contre le FLN algérien. Jean-Paul Guerrier donc, impliqué dix ans plus tard en 1988 dans l’assassinat à Paris de Dulcie September, représentante de l’ANC auprès de l’Unesco.

Lors de la sortie de ses mémoires en 2001, le bon vieux général Aussaresses, qui avait admis avoir usé et abusé de torture au temps de la guerre d'Algérie, regrettait tout de même de ne pas avoir fait tuer des porteurs de valise., comme il en avait le projet. Il confessera haïr ces Français.es par dessus tout, ces traitres qui appuyaient le FLN. Plus tard il admettra ne pas être étranger à l'assassinat d’Henri, cet Homme à part (titre du beau livre de Gilles Perrault) qui avait participé aux luttes anti-coloniales, avait pris le relai de Francis Jeanson (après son retrait) à la tête du réseau des porteurs de valises, avant de vouloir empêcher de torturer en paix les dirigeants sud-africains ou sud-américains...

Au sommet de l’Etat giscardien régnaient d’anciens militants de l’Algérie française qui n’avaient pas fait leur deuil de cette guerre-là. Et ils voulaient mettre un terme aux actions d’Henri Curiel , celle d’offrir une aide logistique aux militants anti-apartheid ou à ceux qui résistaient aux dictatures. Les tentatives par voie de presse n'y suffirent pas. Alors le meurtre. Raison d'Etat. Des juges d'instruction successifs, des archives disparues, des non lieux en perspective toujours repoussés par la ténacité de l'avocate Linda Weil-Curiel, une autre cousine.

Et puis le témoin repris par William Bourdon, et l'enquête réouverte, 40 ans plus tard, en janvier 2018.

La vérité, nous la connaissons, nous attendons maintenant la justice.

En 2006, l'ex commissaire Lucien Aimé Blanc (en délicatesse avec ses supérieurs, il avait été suspendu), compagnon de ces mercenaires post-coloniaux en Afrique, publiait L'indic et le commissaire. Il y parlait de l'assassinat d'Henri. Il donnait un nom, peut-être une vantardise de plus chez un fanfaron qui aimait se faire mousser…. Je l’ai rencontré alors, et j'avais lancé devant lui les noms de Jean-Paul Guerrier, du général Aussaresses. L'ancien flic avait sursauté, puis commenté : "Vous êtes bien renseignée." Silence. "Mais tant que certains seront en vie, il n' y aura jamais de procès". 

Et voilà que Aussaresses meurt en décembre 2013. Et ce hasard aussitôt, la mort simultanée de deux hommes que tout sépare. Celle d’Aussaresses annoncée mercredi 4 décembre 2013 par une association d’anciens parachutistes, ses amis en torture. Celle de Nelson Mandela le lendemain 5 décembre par le gouvernement sud-africain de la nation arc-en-ciel de l’après apartheid, de la commission Vérité et réconciliation. Un télescopage inaperçu pour tous, sauf pour quelques uns, ces mercenaires nostalgiques des colonies et d'un ordre ancien qu'ils appelaient nouveau. Qu’ont-ils pensé lorsque Madiba (Mandela), un homme qu’ils ne pouvaient que haïr, est sorti de prison en 1990 puis lorsqu’il est devenu président en 1993 ? Que pensent-ils à l’heure de la fin de celui qui est devenu un héros planétaire ? 

Entre Nelson Mandela et le général Aussaresses, le fil rouge sang de l’apartheid. Ils avaient tous deux 95 ans au jour de leur décès. Le général Aussaresses, grand tortureur devant l’éternel durant la guerre d’Algérie, employé par le marchand d'armes Thomsom, s'était mis, à titre privé, en tant que conseiller spécial, au service des dictatures d’Amérique latine et de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Avec la bénédiction de Valery Giscard d’Estaing qui régnait à l’Elysée (1974 – 1981), avec son ami Michel Poniatowski, membre actif de l’association des amitiés France/Afrique du Sud. Comme Georges Suffert. 

Aux yeux du pouvoir français de la fin des années 1970, le plus ancien bagnard sud africain était un ennemi absolu. Les gouvernements français de Jacques Chirac et Raymond Barre avaient choisi, comme en Allemagne, de rompre secrètement l’embargo international décrété contre le régime raciste de Pretoria. De colossaux contrats industriels, comme la fourniture de l’industrie nucléaire, furent conclus avec le gouvernement sud africain. Et pour empêcher toute fuite, toute opposition, des mercenaires français cornaqués par le général Aussaresses et le commandant Georges, anciens membres dirigeants des commandos fascistes et meurtriers Delta durant la guerre d’Algérie, furent dépêchés pour épauler le sinistre Boss sud africain dans sa guerre aux terroristes de l’ANC, l’African national congress de Mandela, proche des communistes. Avec la bénédiction du président français Giscard d’Estaing.

Mais le secret de l'embargo rompu fut éventé, les gouvernements français et allemand condamnés par la communauté internationale. Ils croyaient Henri Curiel responsable de la fuite. C'était l'ANC.

Mais au fond pour les services français, quels qu'ils soient, c'était pareil. Ils auront certainement fêté le meurtre "d'Henri Curiel, traitre à la France qui l'avait accueilli", selon les termes du commando Delta, qui revendiqua le crime.

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Celles et ceux qui luttent pour la justice autour des crimes impunis :

> L’association « Mémoire, Vérité, Justice », fondée en 1999 par des proches des victimes, avait vocation à regrouper toutes les informations sur les assassinats politiques en France, depuis celui de Mehdi Ben Barka en octobre 1965, en passant par les liquidations de huit représentants palestiniens tels Mahmoud Al Hamchari (8 décembre 1972 à Paris) ou Ezzedine Kalak (3 août 1978).

De 1978 à 1985, c’est au tour des indépendantistes Basques d’être visés en France, dix militants sont tués durant cette période. Puis en mars 1988, 10 ans tout juste après Henri Curiel, la Sud-Africaine Dulcie September représentante de l’ANC auprès de l’Unesco est assassinée, à Paris aussi. Une liste partielle de ces crimes qui, selon l’association "comporte exclusivement les affaires posant la question de la double implication des États. Implication ou interrogation sur l’implication directe et active d’un État étranger dans un assassinat politique commis sur le territoire français, et implication ou risque d’implication de l’État français, qu’elle soit directe ou indirecte, active ou passive, avant, pendant ou après le crime."

> Le collectif « Secret défense, un enjeu démocratique » s’est formé à la suite d’une table-ronde sur le secret-défense, quelques semaines avant que le président Emmanuel Macron ne promette, le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, de communiquer aux juges burkinabés tous les documents français dans le dossier de l’assassinat de l’ancien président Thomas Sankara. Il regroupe des familles et proches de victimes d’affaires criminelles, engagés aujourd’hui dans une dizaine de procédures judiciaires dans lesquelles le secret-défense compromet la manifestation de la vérité, ainsi que des historiens et des journalistes confrontés au refus de l’État et de l’administration de communiquer des documents. Il s’agit de l’assassinat de Thomas Sankara, président du Burkina Faso, le 15 octobre 1987 ; des massacres de Sétif (Algérie) en mai 1945 et de Paris le 17 octobre 1961 ; de la « disparition » de l’universitaire Maurice Audin en Algérie en 1957 ; du massacre des tirailleurs « sénégalais » au camp de Thiaroye le 1° décembre 1944 ; de l’enlèvement et la disparition de Medhi Ben Barka à Paris le 29 octobre 1965 ; de l’assassinat du magistrat Bernard Borrel à Djibouti le 18 octobre 1995 ; de l’enlèvement et l’assassinat au Mali des journalistes à RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon le 2 novembre 2013.

Le militant Henri Curiel a été assassiné à 63 ans, le 4 mai 1978.

Le militant Henri Curiel a été assassiné à 63 ans, le 4 mai 1978.

Hommage. Paris honore Henri Curiel, et la lutte anticoloniale
Vendredi, 26 Avril, 2019

La Ville de Paris a inauguré jeudi une plaque à la mémoire de cet insatiable militant internationaliste, assassiné au pied de son immeuble, il y a 41 ans. Cette commémoration est un appel à poursuivre l’enquête, qui bute sur le secret défense.

«Si je ne brûle pas, si tu ne brûles pas, si nous ne brûlons pas, comment les ténèbres deviendront-elles clarté ? » C’est par ces vers, du poète turc Nazim Hikmet, qu’Alain Gresh, directeur d’Orient XXI, a rendu hommage à l’engagement total d’Henri Curiel. Cette grande figure de la lutte anticoloniale, qui est aussi son père, va désormais avoir une plaque à son nom, à Paris, apposée sur l’escalier reliant la rue Rollin à la rue Monge. C’est ici qu’Henri Curiel vivait, c’est ici qu’il a été assassiné de trois balles de colt 45, le 4 mai 1978.

Les sicaires, que des révélations récentes relient au Sdece, le contre-espionnage français, n’ont jamais été arrêtés. Récemment rouverte par le parquet, l’enquête bute aujourd’hui sur le secret défense. « Nous savons, grâce au travail des journalistes, qu’il y a des implications du général Aussaresses (tortionnaire pendant la guerre d’Algérie – Ndlr)et des plus hautes autorités de l’État. Ces décisions n’ont pas pu être prises sans en informer le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Ça rend les choses compliquées. Mais nous ne perdons pas espoir », a déclaré Alain Gresh. Les proches d’Henri Curiel espèrent que la pose de cette plaque, par la Ville de Paris, constitue un « appel à poursuivre l’enquête ».

Un passeur entre le Nord et le Sud

Un appel, aussi, à « briser cette tradition française du secret défense qui fait qu’une partie de l’État pense être au-dessus des règles, au nom de la raison d’État ». Car il y a « des dizaines d’affaires qui relèvent du secret défense, comme l’affaire Ben Barka ou le massacre des tirailleurs à Thiaroye, en 1944, au Sénégal ».

Cette plaque rend aussi hommage à un « engagement communiste, humaniste, anticolonialiste », selon Catherine Vieu-Charier, adjointe à la maire de Paris (PCF). « Il a vite compris, abonde Alain Gresh, que le combat anticolonialiste était la question essentielle pour les pays du tiers-monde à une époque où le mouvement communiste pensait que la révolution sociale était plus importante, qu’elle aurait lieu dans les pays européens. » Cette intuition a structuré tous ses combats. Après avoir soutenu la France libre, Henri Curiel, provenant d’une riche famille juive du Caire, crée le Mouvement égyptien de libération nationale, premier parti communiste du pays, qui va jouer un grand rôle dans les grèves déclenchées sous domination britannique. Expulsé par le roi Farouk, il s’engage aux côtés du Front de libération national algérien. Il prendra même le relais de Francis Jeanson à la tête du réseau de porteurs de valises, avant d’être emprisonné à Fresnes. Après 1962, il crée le réseau Solidarité, qui va soutenir, former, des dizaines de militants anticolonialistes du tiers-monde. Mandela, Ben Barka, militants anti-impérialistes d’Amérique du Sud, il les a tous aidés…

« Beaucoup de personnes en France se sont levées contre l’entreprise coloniale, ont pris des risques – Henri Curiel l’a même payé de sa vie –, tout ceci doit être gratifié aujourd’hui », a réagi hier Bertrand Badie, professeur des universités. « L’histoire de France doit réintégrer tous ces militants et les considérer comme un pan de sa Résistance, comme une partie intégrante des valeurs humanistes de notre pays. » Aujourd’hui plus qu’hier, « parce que nous sommes confrontés à un délire populiste et nationaliste cultivant une forme de méfiance et de peur à l’encontre du Sud. (…) Un homme comme Henri Curiel était un passeur entre le Nord et le Sud, entre la France et ces pays d’Afrique qui deviennent un peu le centre du monde, démographiquement, sociologiquement, politiquement. Il faut que l’on apprenne, à travers lui, que nous ne sommes plus seuls au monde. »

Pierre Duquesne

Quand l’internationalisme soutenait les mouvements de libération nationale

Le Monde Diplomatique, avril 1998

Henri Curiel, citoyen du tiers-monde

Il y a vingt ans, le 4 mai 1978, deux hommes abattaient Henri Curiel à son domicile parisien. Aujourd’hui, les assassins courent toujours et le dossier est officiellement classé. Né en Egypte en 1914, fondateur du mouvement communiste dans ce pays, Henri Curiel fut exilé par le roi Farouk en 1950. Il s’installa alors en France où il consacra ses efforts à l’aide aux mouvements de libération du tiers-monde ainsi qu’à la paix entre Israël, les pays arabes et les Palestiniens. Dénoncé comme « le patron des réseaux d’aide aux terroristes », il avait, en réalité, inventé une forme d’internationalisme qui correspondait aux formidables luttes anticoloniales qui ont marqué la seconde moitié du siècle.

 

Il naît et mourra égyptien. C’est le choix de son cœur : le hasard de son lieu de naissance n’en faisait pas une nécessité. Car si Henri Curiel voit le jour au Caire le 13 septembre 1914, c’est-à-dire au dix-neuvième siècle, sa famille juive possède la nationalité italienne, quoique aucun de ses membres ne parle un mot d’italien. Grandissant dans un pays occupé par les Britanniques et dont il ne comprend pas la langue, il fait ses études dans un collège de jésuites français. Cette vie ne sera pas simple.

Chassés d’Espagne par l’Inquisition, passés probablement par le Portugal et l’Italie, les Curiel auraient débarqué en Egypte dans le sillage de Bonaparte. Le grand-père d’Henri était usurier. Son père, élargissant les opérations sans guère en modifier la nature, accède à la dignité de banquier. La famille habite dans l’île très chic de Zamalek une immense maison meublée moitié Louis XVI, moitié modern style. Sans être austère, le train de vie se veut à l’écart de l’ostentatoire : dix domestiques seulement. Chaque jour, table ouverte pour les amis qui passent et s’assoient sans façon. Ils sont toujours une dizaine et, sauf exception rarissime, appartiennent à la communauté juive.

Le passeport italien (ou grec, français, anglais, etc.) est de pure commodité : il permet de bénéficier du régime capitulaire et de jouir du privilège de juridiction. Ces « étrangers » dont des générations d’ancêtres reposent dans les cimetières du Caire ont des intérêts en Egypte et aucun intérêt pour elle. Leur patrie d’élection, c’est la France. Les parents d’Henri Curiel et leurs amis la voient à la façon du jeune Charles de Gaulle, leur contemporain, « telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle ». Chaque soir, le banquier Daniel Curiel, aveugle depuis l’âge de trois ans, se fait lire Le Temps par son épouse. Henri et son frère aîné Raoul ânonneront au collège « Nos ancêtres les Gaulois » et n’apprendront de l’histoire égyptienne que la période pharaonique, inscrite au programme de 6e.

Chaque été, un voyage en France. Mais cette passion, dont on a peine aujourd’hui à concevoir l’intensité, entraîne éventuellement, après des engagements volontaires, à des séjours plus âpres et parfois définitifs dans la boue sanglante de Verdun. Un an avant son assassinat, évoquant sa jeunesse, Henri Curiel dira : « La seule patrie à laquelle je me sentais rattaché était la France. »

Irrépressible aspiration à l’indépendance

Tandis que son frère Raoul reçoit la permission de poursuivre des études supérieures à Paris (il deviendra un très éminent archéologue), Henri se voit désigné pour travailler avec son père et lui succéder un jour. Le coup du sort l’accable. On le prive de la France, où filent l’un après l’autre ses parents et amis, pour le river au banc de la galère bancaire. Défilé quotidien et crasseux de paysans aux abois venus hypothéquer la future moisson. Mais comment se rebeller contre un père aveugle ? Henri se console avec les livres et les filles. Il se partage équitablement entre jeunes bourgeoises et putains. Aux premières, il fait lire Proust ; aux secondes, Dostoïevski.

Son exquise sensibilité lui vaut le surnom de « Lilas foudroyé ». Une dégaine d’épouvantail à moineaux : 50 kg pour 1,82 m. Il sombre dans un état prétuberculeux. Les piqûres prescrites lui sont administrées par une jeune infirmière de son milieu qui a des préoccupations sociales. Elle le convainc d’aller soigner avec elle les paysans qui travaillent sur la propriété des Curiel (100 hectares dans le delta du Nil ; la plupart des familles de fellahs vivent sur 2 ou 3 ares). Aux côtés de Rosette Aladjem, qui deviendra sa femme, Henri Curiel découvre l’insondable misère du peuple égyptien.

Tous ceux d’Egypte qui l’accompagneront dans la militance jusqu’à sa mort ont éprouvé ce choc initiatique, la révélation bouleversante d’un insoutenable malheur. Un âne se loue plus cher qu’un homme. Dans les usines de coton possédées par leurs familles, les ouvriers sont des enfants de sept à treize ans travaillant sous les coups de fouet des contremaîtres européens ; seuls les contremaîtres portent des masques pour se protéger de la poussière suffocante ; en moyenne, un tiers des enfants meurent de phtisie dans l’année. La malaria emporte des villages entiers ; 95 % des paysans sont atteints de bilharzioze. Le trachome donne à l’Egypte le record mondial des aveugles. La longévité moyenne est de vingt-sept ans — encore ne compte-t-on pas les enfants morts dans leur première année.

Comme les jeunes gens d’Europe, ils lisent Malraux, Nizan, le Gide des allers-retours, et rôdent autour du marxisme. A leur différence, ils n’entrent pas en politique au terme d’une démarche intellectuelle : ils y sont précipités par une révulsion-pulsion de tout l’être. Ce qui distingue et distinguera toujours leur petite cohorte de l’armée militante européenne, c’est d’être né au sein de ce qu’on ne nomme pas encore le tiers-monde, dans un système de production réalisant avec un cynisme indépassable les conditions optimales de l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette révélation n’est point abstraite, tirée de quelque ouvrage doctrinal, déduite d’un calcul de plus-value, mais physique, viscérale, inscrite à jamais dans leur sensibilité.

D’Henri Curiel, son camarade Joseph Hazan dira : « Il n’a jamais oublié que c’est la misère du peuple égyptien qui l’a conduit à la politique. » Comment ne deviendraient-ils pas communistes quand la grille d’interprétation marxiste s’applique si exactement à la situation qu’ils découvrent ? Problème : il n’existe pas de parti communiste égyptien.

Voué à consacrer sa vie à la solidarité internationale, Henri Curiel commença par rencontrer son apparent contraire : la puissance égoïste du sentiment national.

Comme tous les siens, il est évidemment antifasciste. En septembre 1939, il tente vainement, avec son frère Raoul, de s’engager dans l’armée française. Il milite à l’Union démocratique, qu’il a créée avec ses amis pour promouvoir la cause alliée, et participe à la fondation des Amitiés françaises, qui soutiennent l’aventure gaulliste.

En 1942, quand Le Caire semble sur le point de tomber aux mains de l’Afrikakorps de Rommel, la communauté juive aisée s’entasse dans des trains à destination de Jérusalem. Henri Curiel décide de rester. Il veut organiser la résistance à une éventuelle occupation nazie. La police égyptienne l’arrête à l’insu des autorités anglaises. Elle s’emploie à rafler les juifs demeurés sur place pour les offrir en cadeau de bienvenue au vainqueur. La prison est peuplée d’agents égyptiens au service du Reich arrêtés par le contre-espionnage britannique. De sa cellule, Curiel entend des milliers de manifestants scander le nom de Rommel. Découverte bouleversante : l’Egypte, dans sa masse, joue Hitler contre Churchill. Ceux qu’on appellera plus tard les « officiers libres », Anouar El Sadate en tête, fricotent avec l’espionnage allemand et s’engagent à poignarder les Britanniques dans le dos. Connivence idéologique avec le nazisme ? Evidemment, les patriotes égyptiens sont prêts à s’allier avec le diable. Henri Curiel retiendra la leçon : l’aspiration d’un peuple à l’indépendance est irrépressible.

Aussi fonde-t-il dès 1943 le Mouvement égyptien de libération nationale (MELN), que suivra la création du Parti communiste soudanais. « Qu’est-ce qu’être communiste aujourd’hui en Egypte ? C’est être anti-impérialiste. » Servie par un militantisme d’une générosité sans bornes, l’organisation est rapidement en mesure de présenter un bilan substantiel : traduction et diffusion des textes communistes fondamentaux, création d’une école de cadres, participation active aux conflits sociaux qui secouent le pays et, naturellement, au mouvement de libération nationale, avec les grandes manifestations de février 1946 qui aboutissent à l’évacuation des villes par les Britanniques.

De lourds handicaps obèrent néanmoins l’avenir. La pénurie de cadres entrave le développement. Les ouvriers, plus accessibles que les paysans à un travail de masse, ne représentent en 1945 que 3 % de la population. Rude concurrence aussi avec la floraison d’organisations qui aspirent à devenir « le » Parti communiste égyptien. Trois émergeaient du lot : le MELN d’Henri Curiel, Iskra d’Hillel Schwartz et Libération du peuple de Marcel Israël. Les trois dirigeants sortaient du ghetto doré de la bourgeoisie juive. Cette origine commune avivait encore les querelles inhérentes à l’action politique. Surtout, elle ne facilitait pas le contact avec les larges masses, comme on disait à l’époque, malgré la volonté unanime d’« égyptianiser » le mouvement. Henri Curiel avait pris la nationalité égyptienne lors de l’abrogation du régime des capitulations et s’était mis à l’étude de l’arabe sans parvenir à le maîtriser. Imagine-t-on Lénine baragouinant le russe ? Trente ans plus tard, un vieux militant, Saïd Soliman Rifaï, constatera avec tristesse : « Si Henri était né égyptien, la carte du Moyen-Orient aurait été changée. »

Politiquement mort

Une fusion des principaux mouvements intervient en mai 1947. Durable, elle aurait pu accoucher de ce parti communiste dont chacun rêvait. Les zizanies intestines eurent tôt fait de fracasser l’unité. Un an plus tard, le regroupement était opéré dans un camp d’internement.

Henri Curiel et ses amis avaient approuvé la création d’Israël. Les Frères musulmans mis à part, le peuple égyptien ne se passionnait pas pour l’affaire. Mais la défaite essuyée au terme de la première guerre israélo-arabe fut ressentie comme une intolérable humiliation. Des centaines de militants communistes avaient été arrêtés dès la proclamation de l’état de siège. Parmi eux, les juifs virent leur destin scellé. Raymond Stambouli, compagnon de Curiel : « La guerre signifiait la fin de ce que nous avions rêvé et commencé à réaliser. Nous nous considérions comme des Egyptiens, même si nous admettions que les Egyptiens nous considèrent comme des étrangers. C’était fini. Nous n’étions plus seulement des étrangers, mais des juifs, donc des ennemis, une possible cinquième colonne. Lequel d’entre nous aurait pu prévoir cela ? »

Avec toutes les maladresses et les insuffisances qu’on voudra, ils avaient mis au service du peuple égyptien un dévouement militant qui eût ahuri par son intensité leurs homologues européens. La répression ne les avait pas épargnés et beaucoup, Curiel en tête, étaient passés par la prison à la suite de grèves ou de manifestations qui avaient ébranlé le pouvoir. Une guerre imprévue jetait tout à bas. Ils se retrouvaient incarcérés dans leur judéité.

Henri Curiel fut détenu dix-huit mois au camp d’Huckstep. Le pouvoir libérait ses amis moyennant leur départ définitif d’Egypte. Comme il s’obstinait à vouloir rester, une mascarade judiciaire le priva de la nationalité égyptienne, ouvrant la voie à l’expulsion. Mis de force sur un bateau, il quitta le 26 août 1950 une Egypte qu’il ne devait jamais revoir et jamais oublier.

C’est assurément un communiste qui débarque en Europe mais un communiste atypique. Né dix ou quinze ans plus tôt, il aurait probablement rallié le Komintern et ses « commis voyageurs de la révolution ». Les temps avaient changé. Après le stalinisme, la guerre froide avait définitivement gelé le flux révolutionnaire. Est et Ouest s’affrontaient en Europe dans une guerre de tranchées où aucune percée n’était concevable. Contraste inouï avec une Egypte où tout demeurait possible ! L’Union soviétique ? Sans remettre en cause son rôle dirigeant, voire même son exemplarité, Curiel la considérait moins comme le paradis socialiste advenu que comme une nation du tiers-monde ayant joliment réussi un décollage prometteur.

Débarqué à Gênes, il prit langue avec la direction du Parti communiste italien. L’accueil fut glacial. Il passa clandestinement en France, où André Marty lui fit meilleure figure. Ils se connaissaient depuis 1943. Marty, parti de Moscou pour rejoindre Alger, avait fait une escale de quatre jours au Caire. Obsédé par l’Intelligence Service, il avait accepté avec soulagement d’être hébergé par Henri et Rosette Curiel. Le rayonnement de la France en Egypte était tel que le PCF, à travers son bureau colonial, s’était vu confier la tutelle idéologique et politique du pays. Mais les permanents du bureau, staliniens granitiques, considéraient d’un œil plus que réservé ces jeunes bourgeois juifs qui prétendaient conduire un peuple arabe sur le chemin du socialisme. Exaspérés par les querelles et scissions qui ne cessaient de déchirer le mouvement communiste égyptien, ils s’étaient toujours refusés à choisir entre les organisations.

Henri Curiel perdit toutes chances d’être adoubé après le putsch des « officiers libres » qui, le 23 juillet 1952, déposa le roi Farouk. Le monde communiste dénonça sans tarder le « coup militaro-fasciste » d’officiers dont il devait bientôt glorifier l’impeccable progressisme. En Egypte même, les organisations communistes surenchérirent dans l’anathème. Seul le mouvement créé par Henri Curiel, qu’il continuait d’influencer de Paris, applaudit à l’opération. Curiel rencontrait depuis plus de dix ans les militaires progressistes. Plusieurs des « officiers libres », et non des moindres, appartenaient à son organisation. Il savait aussi l’enthousiasme suscité dans tout le pays par l’avènement du nouveau pouvoir, dont le programme annonçait des réformes (redistribution des terres, démocratisation de l’enseignement, justice sociale) rarement proposées par des putschistes fascistes. Mais puisque les augures communistes avaient parlé, le débat était clos, et l’organisation d’Henri Curiel se voyait dénoncée comme « suppôt de la dictature fasciste ».

Quant à son dirigeant en exil, l’affaire Marty allait le mettre au ban du mouvement communiste. Faisant flèche de tout bois pour accabler le vieil homme paranoïaque, le PCF lui reprocha d’avoir été hébergé en 1943 par « un couple d’Egyptiens douteux ». L’Humanité ajoutait : « Ces Egyptiens sont liés avec un de leurs parents (sic) qui n’est autre qu’un trotskiste accusé d’avoir été un »donneur« pendant la clandestinité. »

C’était condenser en quelques lignes la lâcheté, l’erreur et la diffamation. La lâcheté consistait à ne pas nommer les Curiel tout en les rendant parfaitement identifiables. Leur cousin André Weil-Curiel n’avait jamais été trotskiste, et encore moins un « donneur » pendant la Résistance.

Devenu un paria, Henri Curiel était politiquement mort.

Son intuition majeure est d’avoir pressenti dès les années 40 la puissance de la volonté de libération nationale. C’était prévoir le fait politique marquant de la seconde moitié du XXe siècle. Cette clairvoyance restait peu partagée. Le bureau colonial conseillait la patience à ses ouailles colonisées et leur répétait que l’émancipation ne pouvait résulter que de la victoire à venir du prolétariat « grand frère ». Pour avoir compris que la lame de fond de la revendication nationale allait déferler, mêlant le pur et l’impur, mais gigantesque, irrésistible, et qu’il fallait la chevaucher ou se condamner à rester sur le sable, Henri Curiel, juif apatride mis au ban du mouvement communiste, allait devenir l’un des grands citoyens du tiers-monde.

En 1957, quand il rencontre Robert Barrat, journaliste engagé contre la guerre d’Algérie, vieille de trois ans, Henri Curiel ne s’intéresse toujours qu’à l’Egypte. Elle s’éloigne. Ses proches s’inquiètent d’un état dépressif chronique qui n’est pas son genre. Robert Barrat le ressuscite en lui ouvrant un nouveau champ d’action. En novembre 1957, il le présente à Francis Jeanson, responsable d’un réseau d’aide au FLN qui existe depuis un an mais ne s’est véritablement structuré qu’un mois plus tôt. Pendant trois ans, Henri Curiel met au service de ce réseau son sens de l’organisation et son exceptionnelle capacité militante. Sa femme Rosette travaille avec lui, et aussi Joyce Blau et Didar Fawzi Rossano, toutes deux venues d’Egypte. Après un coup de filet de la DST, les Algériens demandent à Francis Jeanson, grillé, de passer la direction des opérations à Henri Curiel.

Aide aux réseaux antifascistes

Il voulut élargir le réseau et le pérenniser au-delà de la guerre d’Algérie en créant le Mouvement anticolonialiste français (MAF). Ce fut un rude échec. Son pragmatisme heurte les illusions lyriques de maints porteurs de valises qui croient que, par une réaction en chaîne, la « révolution algérienne » peut embraser l’Europe (plus tard, ce seront Cuba, la Chine, le Vietnam...). Fort de son expérience égyptienne, Henri Curiel ne voit dans le FLN qu’un mouvement de libération nationale. Ahmed Ben Bella représente une étape inéluctable dans le destin de la nation algérienne, mais il ne sera pas Lénine. Quant à exporter d’Algérie en France la flamme révolutionnaire, c’est à ses yeux pure billevesée.

Le 20 octobre 1960, Henri Curiel est arrêté. Dix-huit mois à Fresnes. La paix signée, l’arrêté d’expulsion pris au moment de son arrestation devrait être logiquement mis à exécution. Il y échappe grâce à des relations anciennes et puissantes. Au Caire, en 1943, ses Amitiés françaises avaient rendu de grands services à des Français libres dont certains siégeaient au conseil des ministres de De Gaulle.

Sortant de Fresnes à quarante-huit ans, il sait que la marginalité sera désormais sa loi. Faute de s’insérer quelque part, il peut être un homme charnière. De par sa formation intellectuelle et grâce à ses immenses lectures, il est dépositaire de l’expérience révolutionnaire accumulée en Europe. Il côtoie depuis des années des militants qui ont appris la clandestinité sous l’occupation nazie ou dans l’aide au FLN. Pourquoi ne pas mettre ces acquis au service des mouvements de libération nationale d’un tiers-monde dont il connaît depuis l’Egypte les difficultés à organiser la lutte ?

Ce sera Solidarité. Une centrale de prestation de services. Quelques dizaines de militants, pour la plupart français, venus de tous les milieux et de toutes les sensibilités (pasteurs protestants, syndicalistes, prêtres catholiques, membres du Parti communiste agissant à titre individuel, etc.), se mettent avec modestie au service d’autres militants venus du monde entier. Il ne s’agit point de jouer les guides politiques, mais plus simplement d’enseigner les techniques salvatrices. Repérage et rupture d’une filature ; impression de tracts et de brochures grâce à un matériel léger ; fabrication de faux papiers ; chiffrement et écriture invisible ; soins médicaux et premiers secours ; éventuellement, maniement d’armes et utilisation des explosifs ; cartographie et topographie... Beaucoup de moniteurs improvisés doutaient de l’utilité d’un enseignement forcément sommaire. La tragique inexpérience des stagiaires eut tôt fait de les convaincre du contraire. Des militants exposés à la répression la plus cruelle et la plus sophistiquée, tels ceux de l’ANC sud-africain, ignoraient les règles élémentaires de la clandestinité.

Axée sur le tiers-monde, l’aide fut naturellement étendue aux réseaux antifascistes existant dans l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar et de Caetano, la Grèce des colonels, le Chili de Pinochet.

Les militants arrivaient en France par petits groupes pour des stages de durée variable. Ils choisissaient les thèmes les plus appropriés aux problèmes rencontrés sur le terrain. Quant au financement, il fut d’abord assuré par l’Algérie de Ben Bella, qui remboursait ainsi une sorte de dette. Après l’avènement de Houari Boumediene, en 1965, les mouvements eux-mêmes réglèrent les frais de stage, au demeurant minimes grâce au bénévolat.

Cette initiative sans précédent ne pouvait être conçue et réalisée que par Henri Curiel. Elle représentait la somme de ses échecs et de ses réussites. Un parcours difficile, ponctué de sévères déconvenues, lui avait permis d’inventer la solidarité internationale la mieux adaptée à ces années 60 et 70 qui virent tant de nations du tiers-monde s’engager sur le chemin de la souveraineté.

Organisation clandestine, Solidarité tenait cependant congrès annuel, élisait un comité directeur et un secrétariat. La diversité des origines et des opinions entretenait des tensions permanentes. Si l’autorité du père fondateur en agaçait certains, la plupart des membres lui vouaient une affection profonde. Il s’attacha toujours à ne pas réduire ceux qui le rejoignaient à leur efficacité militante. Leur épanouissement humain était sa préoccupation constante. La rencontre avec lui modifia beaucoup de vies pour le meilleur.

Cela dura quinze ans. Bien sûr, l’usure finissait par avoir raison des volontés les mieux trempées. Les frères de Wangen, piliers de Solidarité, prirent d’autres engagements. Henri Curiel lui-même revint à la fin à un problème qui le hantait depuis 1948 : le conflit israélo-palestinien. Convaincu que le dialogue ouvrirait la seule issue possible, il avait organisé, avec ses amis d’origine égyptienne exilés en France, des contacts clandestins entre « colombes » israéliennes et palestiniennes. Sans cesse, une guerre ou un attentat meurtrier déchirait la trame patiemment tissée. Inaccessible au découragement, il renouait les fils rompus. Il avait réussi à faire se rencontrer à Paris Matti Peled, général de réserve israélien, et Issam Sartaoui, ancien terroriste rallié à la paix et proche de Yasser Arafat, quand l’hebdomadaire Le Point, dans son numéro du 21 juin 1976 et sous la plume de Georges Suffert, l’accusa d’être « le patron des réseaux d’aide aux terroristes ».

Un dossier officiellement classé

L’accusation était à la fois frivole et meurtrière. Henri Curiel haïssait le terrorisme, qu’il considérait comme une sottise politique et une monstruosité humaine. Mais dans un temps où l’Europe était confrontée aux violences de la Fraction armée rouge allemande (dite « bande à Baader ») et à celles des Brigades rouges italiennes (qu’Henri Curiel réprouvait totalement), l’accusation portée par Georges Suffert équivalait à une condamnation capitale. L’offensive de presse fit néanmoins long feu. Elle fut relayée par des mesures administratives (une assignation à résidence à Digne) qu’on dut lever quand le dossier se révéla vide. Il ne restait plus aux ennemis d’Henri Curiel que le recours au terrorisme. Deux tueurs l’abattirent dans l’ascenseur de son immeuble, le 4 mai 1978.

Son action pour la paix au Proche-Orient dérangeait les « faucons » des deux camps, qui ne répugnent pas aux procédés expéditifs. Les services sud-africains le tenaient pour l’un de leurs pires adversaires car Solidarité, jusqu’au bout, apporta une aide très active aux militants de l’ANC. On a appris depuis que les services secrets de ce pays n’hésitaient pas à envoyer leurs tueurs en Europe. L’enquête policière a échoué à identifier les instigateurs et les exécutants du crime, le dossier Curiel est aujourd’hui officiellement classé.

Ni idéologue ni théoricien, il était un exceptionnel analyste des situations. Européen de culture, citoyen du tiers-monde par la naissance et l’expérience, il est sans doute, de tous ceux qui se sont voulus internationalistes dans la seconde moitié du siècle, celui qui a inventé, non pas les conduites les plus spectaculaires, mais les interventions les plus efficaces en raison même de leur intelligente modestie.

Les temps ont changé. La mondialisation économique s’accomplit au même rythme que s’exténue la solidarité politique entre les peuples. Il serait vain de chercher chez Henri Curiel des recettes adaptées au troisième millénaire. Mais cet homme qui vécut pour ses idées, et en mourut, laisse en héritage l’ardente exigence d’inventer un nouvel internationalisme.

Gilles Perrault

Auteur de Go !, Fayard, Paris, 2002. A noter la réédition, en poche, du Garçon aux yeux gris, LGF, Paris, 2003.
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