L’écrivain Joseph Andras nous transporte dans le Paris d’Olga Bancic. Pour l’« HD », à travers « des rues qui ne sont jamais seulement des rues », il réactive la mémoire de l’absente de l’Affiche rouge – ces 23 Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) exécutés en 1944. Ici résonnent les pas d’Olga.
Tout d’abord, une erreur. Le poème a paru à la une de « L’Humanité » aux côtés d’un portrait d’un certain Staline ; c’était aux premiers temps de la guerre d’Algérie, un 5 mars 1955. Aragon y publiait les « Strophes pour se souvenir » de son « Roman inachevé » à venir : sept quintils en alexandrins que Léo Ferré rendra célèbres, six ans plus tard, en les chantant sous le titre « l’Affiche rouge ».
Une erreur, disais-je, et celle-ci s’énonce par cinq fois dans la dernière strophe, combien fameuse : « Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent / Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps / Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant / Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir / Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. » Le poète rendait hommage aux résistants de la Main-d’œuvre immigrée abattus par l’occupant nazi dans une clairière de Suresnes, non loin de la forteresse du Mont-Valérien, le 21 février 1944. Mais ce furent en réalité vingt-deux partisans qui ce jour-là perdirent la vie. Le surnuméraire est une femme, et c’est parce qu’elle l’était qu’Aragon cafouilla : la Wehrmacht ne fusillait pas le sexe féminin ni les adolescents de moins de seize ans – ce vingt-troisième « frère » fut donc transférée (osons l’accord) en Allemagne pour y disparaître trois mois plus tard.
Elle s’appelait Olga – née Golda – Bancic et son sourire lui survit, à la faveur d’un cliché bien sûr jauni, sa si jeune Dolorès dans les bras. Entre villes et vallons, mon cœur ignore le doute. Mais Paris vaut peut-être un peu plus qu’une ville : les fantômes jouent des coudes en ses flancs et nous tirent par la manche. Ses rues ne sont jamais seulement des rues ; ses murs, même effondrés, maintiennent nos vieux rêves à la verticale.
Alors une rue, du quatorzième arrondissement. Montparnasse s’agite derrière moi. J’avise quelques petits commerces : une pâtisserie, un salon de coiffure, une pizzeria, des bistrots. Un pigeon longe le trottoir ; sur le ciel bleu, quelques nuages étalent leurs particules avec les doigts. Peu de bruit, peu de marcheurs, une vieille dame. Sa canne trace une ombre du même gris que sa jupe. Le dos est voûté, le cheveu blanc. Dire qu’elle marche lentement mobilise à l’évidence une phrase de trop. Elle passe devant une porte rouge. Puis devant une autre, blanche. Une plaque a été fixée en haut à droite de cette dernière, voilà bientôt sept ans, sur la façade d’un bâtiment haut de trois étages. Numéro 114. « Ici vivait / Olga Bancic / résistante F.T.P. M.O.I. / de l’Île de France / membre du groupe Manouchian / exécutée par les nazis / à Stuttgart le 10 mai 1944 / à l’âge de 32 ans / morte pour la France / et la liberté », lit-on en lettres capitales. Dans sa « Poétique de la ville », Sansot écrit quelque part que les lieux débordent, en ville, de leurs propres limites – entendre qu’il est une « topologie des abords » : un lieu en saisit d’autres, rayonne alentour. Se rendre sur les sites que l’Histoire a faits siens n’est d’aucun secours ; je le fais volontiers. Affaire, alors, de tracer en soi comme une carte qui emprunterait à Hugo sa « sombre fidélité pour les choses tombées ». Par trop solennel, ainsi dit. Une simple carte pour relier les points, tisser sans grand souci de la chronologie, esquisser par l’œil et le toucher le grand monde de celles et ceux qui n’ont su l’habiter ainsi qu’il tourne. À 900 mètres de là – autrement dit de cette plaque et de ce modeste édifice qui fait aujourd’hui face à une bijouterie et a vu Bancic aller, venir, aimer et trembler –, dormit un Trotsky correspondant de guerre, hôtel d’Odessa, à l’hiver 1914. À un kilomètre et demi séjourna Rimbaud à la veille de la Commune, dans quelque maison de faubourg démolie deux ans avant l’arrivée d’Olga Bancic en France ; à la même distance vécut Lénine, plus tard, c’était en 1910 et le poète amputé était tout froid depuis bientôt deux décennies, Lénine, donc, penché sur la rédaction de ses articles pour « l’Étoile ». À un peu plus de deux kilomètres logea Rosa Luxemburg dans une chambre meublée d’une maison particulière, en 1895, séjournant sur la capitale pour imprimer le périodique de son parti et travailler à sa thèse. Ceci dans le même arrondissement, quatorzième du nom, je l’ai dit, à quelques foulées d’une plaque et d’un nom, d’un nom pour une vie dont je retarde l’évocation pour n’avoir pas à conter sa fin. À moins, justement, qu’il ne faille la livrer sans attendre, nette, froide, blanche, puis marcher plus avant : Olga Bancic fut décapitée dans la cour nord d’une prison le jour de son anniversaire par un type nommé Riehart, un Munichois primé 60 reichsmarks par tête. Laissons le martyre aux monuments et approchons plutôt les grands yeux clairs de l’enfant d’une région qui n’est plus, la Bessarabie, et, dois-je l’avouer, ne m’évoque rien, couleurs, odeurs, regards, musiques, rien, pas le début d’une peinture ni d’un ruisseau, vraiment rien.
Ses cheveux bouclent bruns, son nez n’est pas loin d’être busqué, le visage se déplie pleinement, front haut et pommettes dont je pressens les ombres qu’elles capturent. Sur une photographie anthropométrique, elle arbore un béret et un col en fourrure – un air de Tina Modotti. « C’était une femme gracieuse, douce et gentille, pleine de charme et d’une grande beauté. (…) Elle ne manquait jamais une opération, un rendez-vous », se souviendrait Arsène Tchakarian, FTP-MOI lui aussi, dans le récit qu’il publierait en 2012. À peine adolescente, elle avait travaillé à l’usine, fait la grève, été battue ; arrêtée comme militante syndicale, elle avait trouvé refuge en France en 1938, inscrite en Lettres ; bientôt, sous le nom de Pierrette et le matricule 10011, elle fabriquerait des bombes, en planquerait dans sa poussette et transporterait sous des rutabagas le peu de flingues et de grenades que le réseau possédait.
Dans le hall de l’immeuble, auquel la porte pour partie vitrée m’empêche d’accéder, des prospectus traînent au pied des boîtes aux lettres bleues (je me souviens avoir poussé une autre porte, il y a longtemps, à six ou sept kilomètres de là, elle était tout en bois et je gravis les étages jusqu’au dernier, c’était au 1er de la rue des Immeubles-Industriels et où vécut Marcel Rajman, camarade de Bancic). Son adresse, on la retrouve à la lecture du verbatim d’un interrogatoire, en date du 16 novembre 1943 : « Je suis de nationalité roumaine et de race juive. Je suis démunie de pièce d’identité d’étranger. Je suis domiciliée 114, rue du Château à Paris 14. » Elle s’y installa au mois d’avril de la même année, sa dernière demeure donc, et faisait des ménages pour gagner son pain. La révolutionnaire serait arrêtée en possession d’une fausse carte d’identité.
La veille de sa mort, elle lança par quelque fenêtre une lettre adressée à sa fille : « Tu n’auras plus à souffrir. (…) Adieu mon amour. »
Olga sourit, oui, et Dolorès porte un épais manteau et la mémoire de l’Espagne tombée.
Sur le trottoir d’en face, un homme en bleu de travail repeint la façade d’une boutique. En vitrine, il y a un chien en bois et un masque. La vieille dame n’est plus qu’un trait bientôt un point au bout de la rue de la grande ville.
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