Les médecins et les soignants des établissements pour personnes âgées se sont organisés pour pallier les retards de l’exécutif et parvenir à endiguer une épidémie qui va encore faire des victimes dans les rangs des résidents.
Depuis quelques jours, la communication gouvernementale semble se concentrer sur le désengorgement des hôpitaux, éludant le nombre de morts quotidiens qui reste élevé, y compris dans les Ehpad. Ces établissements où résident des personnes âgées dépendantes, longtemps oubliées des statistiques, ont pourtant été le théâtre d’une flambée de l’épidémie. Même si les situations diffèrent d’un établissement et d’une région à l’autre, quand le virus pénètre dans un Ehpad, on constate en moyenne 30 % de décès chez les résidents et 50 % du personnel atteint par la maladie. La moitié des établissements de l’Hexagone étant touchés, la gravité de la situation ne fait plus de doute.
Pascal Champvert, le président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), refuse d’être alarmiste car « la peur de la maladie pourrait avoir des conséquences désastreuses et 98 % des personnes âgées placées en établissement seront épargnées ». Mais il ne nie pas l’importance du nombre de victimes. « D’autant plus qu’il n’y a aucune statistique officielle pour les personnes âgées mortes à domicile du Covid-19 », tient-il à souligner. Pour le docteur Gaël Durel, président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs du secteur médico-social (Mcoor), les décès dus au Covid-19 sont largement sous-estimés dans ces lieux. « Il faut au moins les multiplier par 1,3 puisque nous ne sommes autorisés à déclarer morts par Covid que les résidents testés positifs. Sachant que les tests ne sont pas fiables (30 % environ sont de faux négatifs) et que la consigne reste de ne tester que les trois premiers cas. Les autres sont automatiquement suspectés d’être Covid mais ne sont pas considérés comme tels s’ils décèdent ! » s’indigne-t-il. Indignation partagée par sa collègue Nathalie Maubourguet, présidente de la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en Ehpad (Ffamco), qui peste contre la plateforme censée recenser les décès. « Elle fonctionne un jour sur deux. Du coup, on déclare quand et comme on peut. L’État pourrait quand même nous donner des outils corrects pour compter nos morts… »
Des situations catastrophiques dans tout l’Hexagone
Apparemment, protéger les 725 000 résidents en Ehpad et les 250 000 soignants qui s’occupent d’eux ne semblait pas une priorité. Alors même que les hôpitaux étaient saturés dans le Grand-Est, les établissements de la région ont vécu des situations catastrophiques. « Des collègues m’ont raconté que le 15 leur raccrochait au nez quand ils appelaient pour une personne de plus de 80 ans : il n’y avait plus de place aux urgences. Des personnes âgées sont mortes dans des conditions effroyables, faute de médicaments de sédation en quantité suffisante et de matériel pour les aider à respirer, déplore Nathalie Mauboutguet. On n’est pas du tout équipés pour gérer des détresses respiratoires, en particulier en grand nombre et sur un temps long. On n’a pas assez de respirateurs, pas assez de réserve d’oxygène, pas de médicaments… » La docteure avoue s’être préparée psychologiquement à vivre « des situations dignes de la médecine de guerre ». Heureusement, en Gironde, où elle exerce, cela n’a pas été le cas. Pour l’instant.
Ce sont les soignants du Grand-Est qui ont alerté leurs confrères des régions moins impactées. Les agences régionales de santé ont mis, elles, beaucoup plus de temps à réagir. « Nous, les médecins, avons été les premiers à lancer l’alerte, avant même le confinement et l’interdiction des visites : certains confrères ont mis en jeu leur démission si les directeurs, qui attendaient les consignes des ARS, continuaient à ouvrir les salles de restaurant aux résidents. Il y a eu un gros retard concernant les mesures barrières dans certaines régions », regrette Gaël Durel. À la Villa Evora, à Chartres, là aussi, on a anticipé le confinement : « On a pris les devants une semaine avant les directives du gouvernement », témoigne Françoise, une aide-soignante de l’établissement. Même constat sur les masques : « En récupérer a été notre premier combat, se souvient Nathalie Maubourguet. Au départ, seuls les soignants des hôpitaux étaient prioritaires. On a été un peu oubliés. » Si, aujourd’hui, les masques sont disponibles en quantité suffisante, des difficultés de distribution persistent dans certaines régions et il manque toujours certains équipements comme les charlottes, les lunettes, etc. « C’est surtout la solidarité des communes et des entreprises qui a permis de faire face dans beaucoup d’endroits », précise Gaël Durel.
L’entraide et la débrouille ont été à l’œuvre à peu près partout. Certaines équipes ont même décidé dès le début de l’épidémie de rester confinées avec leurs résidents pour les préserver. D’autres ne comptent plus leurs heures : « Parmi les soignants, aucun n’a déserté, souligne Nathalie Maubourguet. Les jeunes femmes qui travaillent dans les établissements dont je m’occupe sont formidables. Elles déploient une énergie fantastique alors même que les tâches à accomplir se sont multipliées. » Servir les repas en chambre en veillant à ce qu’ils arrivent chauds, aider les personnes atteintes d’Alzheimer, qui ont l’habitude de déambuler, à rester dans leur chambre, initier les résidents et parfois même leurs enfants, qui ne sont plus tout jeunes, aux nouveaux outils de communication… autant de travail supplémentaire qui met les équipes à rude épreuve.
« Ne voir personne, c’est un peu comme être déjà mort »
« Nos taux d’encadrement ne nous permettent pas de travailler correctement en temps normal, alors imaginez en temps de crise, résume Gaël Durel. Depuis trente ans, notre politique de santé oublie les Ehpad, on le paye cruellement aujourd’hui. Il a fallu enfermer dans leur chambre des gens qui le supportaient mal, avec des conséquences psychologiques importantes car personne n’était disponible pour passer un peu de temps avec eux. Ce confinement a eu des conséquences en termes de santé : anorexie, dépression, décompensation, comportements s uicidaires… S’ils ne meurent pas du Covid, ils vont mourir du confinement. Et ils seront totalement ignorés. »
Les effets de l’isolement peuvent en effet être dramatiques, comme le confirme Diane Levesque, administratrice d’une association de bénévoles qui intervient dans cinq établissements du Finistère. « Comme il n’y a pas de malades pour l’instant, on a beaucoup de mal à faire admettre des mesures de prévention à des personnes pour qui c’est uniquement le moment présent qui compte : un sourire, un moment partagé. Pour ceux à qui j’ai pu parler, rester dans leur chambre sans voir personne, c’est un peu comme être déjà morts. »
Du côté des familles, l’inquiétude gagne également. « Pendant toute une semaine, je n’ai pas pu parler à ma mère, raconte Didier. Personne ne décrochait, ni dans sa chambre, ni à l’accueil. » Inquiet, le fils de cette dame, qui vient de fêter ses 89 ans, appelle la direction. Là, il apprend que sa mère est « probablement atteinte du Covid-19 ». Un résident de son établissement situé dans l’agglomération nantaise est décédé après avoir été infecté par le virus. Très inquiet, Didier a très peu de nouvelles. Sa mère, désorientée et affaiblie, s’exprime très peu et le médecin n’a pas été très rassurant. « Il a simplement demandé si, en cas d’aggravation, la famille souhaitait ou pas qu’elle soit transportée à l’hôpital pour être placée en réanimation. Mon frère et moi n’avons pas su quoi répondre. Nous avons dit au médecin de faire ce qu’il estimait le mieux pour elle… »
Après la crise, il faudra tirer des leçons de cette épidémie
Pour pallier le désarroi des résidents enfermés et des familles qui ne peuvent assister aux derniers moments de leurs parents à cause des procédures sanitaires très strictes, Pascal Champvert préconise « l’embauche massive de psychologues, pour maintenant et pour après ». Le président de l’AD-PA estime aussi qu’un geste symbolique pourrait être fait : « Nommer un ministre des personnes âgées, cela augurerait une meilleure prise en compte de leurs problématiques spécifiques pour l’avenir. » S’il n’a pas encore été entendu à ce sujet, Pascal Champvert semble avoir eu l’oreille de l’exécutif, auprès duquel il a plaidé depuis plusieurs semaines pour que les bénévoles et les familles puissent de nouveau entrer dans les Ehpad « avec, bien sûr, des dispositifs adaptés ». Chez les médecins coordonnateurs, on prend aussi des initiatives : « Malgré le confinement, j’ai demandé à un kiné de revenir au sein d’un établissement, explique ainsi Nathalie Maubourguet. Sans cela, certains résidents risquaient de ne plus jamais pouvoir marcher… »
De l’avis de tous, après la crise, il faudra tirer des leçons de cette épidémie. Le fait que les soignants se soient vus reconnus leur a fait prendre conscience de l’utilité sociale de leur métier. « Il y a une humanité qui est encore plus importante que d’habitude. Le directeur lui-même est là tous les jours depuis un mois. On est tous très solidaires, à tous les niveaux. Il y a un climat de confiance, de rapprochement, qui est vraiment important », se félicite Françoise, 63 ans, aide-soignante depuis vingt-neuf ans à la Villa Evora de Chartres. Bien sûr, il faudra aussi que cela se traduise sur les feuilles de paye. « Pour des personnels qui gagnent à peine le Smic, une prime ne suffira pas », note Pascal Champvert. Quant à Nathalie Maubourguet, elle ne peut imaginer que rien ne change. « Nous avons démontré que ce sont les gens de terrain qui ont réussi à endiguer l’hémorragie dans les Ehpad. Il va falloir enfin nous faire confiance. Et arrêter de soumettre nos budgets à des contraintes bureaucratiques qui amputent le temps précieux que nous devrions consacrer à nos résidents. »
Deux heures quinze de conférence de presse… et une seule information concrète. Dimanche, Édouard Philippe et Olivier Véran ont annoncé le rétablissement, à partir du lundi 20 avril, d’un « droit de visite pour les familles » dans les Ehpad et les établissements accueillant des personnes en situation de handicap. Dans des conditions « extrêmement limitées », de façon « très encadrée », a précisé le ministre de la Santé. Comment ? « Ce sera à la demande du résident », avec « pas plus de deux personnes de la famille » et « sous la responsabilité des directions d’établissement », a énuméré M. Véran. Bien sûr, les contacts physiques resteront proscrits. L’AD-PA, Association de directeurs d’Ehpad, a salué cette décision du gouvernement, « très encourageante, compte tenu du nécessaire prolongement du confinement sur les semaines à venir ». Et souhaité que les nouvelles modalités puissent être « adaptées » aux visites de kinésithérapeutes et de bénévoles « pour préserver et accompagner l’autonomie à la marche et le temps de vie sociale ». Concrètement, rares étaient hier les Ehpad en capacité de rendre effectif ce droit de visite, la plupart réclamant du temps – et du matériel –, pour pouvoir le mettre en place. Samedi, le département du Bas-Rhin avait déjà annoncé son intention de permettre aux familles de rendre visite aux personnes âgées hébergées en Ehpad.
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