Entretien. Beaucoup d'Américains sont couverts par le biais de leur employeur. Or plus de trois millions d’entre eux viennent d'être licenciés... Alors que le pays est devenu l’épicentre de la pandémie, Sarah Rozenblum, chercheuse en santé publique et sciences politiques à l’université du Michigan (Ann Arbor), revient sur la situation actuelle, la réaction des autorités, les lacunes du système de santé américain et l’urgence d’élargir le programme fédéral Medicare, défendu par Bernie Sanders. Entretien.
Quelle est la situation aux États-Unis ?
Sarah Rozenblum. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, premier foyer de contagion au monde, où l’on dénombre près de 150.000 cas de coronavirus et plus de 2.000 décès. New York est devenue l’épicentre de l’épidémie, avec 35.000 contaminations et quelques 700 décès. Les hôpitaux de la ville sont saturés et manquent cruellement d’appareils d’assistance respiratoire. Le New Jersey voisin se prépare à un afflux massif de patients new-yorkais.
La situation est également préoccupante à la Nouvelle Orléans et Miami, la Louisiane et la Floride ayant tardé à réagir face à la menace sanitaire. Bien qu’une réponse unifiée à l’échelle étatique soit préférable à des mesures fragmentées, le Texas a délégué la gestion de la crise aux autorités locales. Enfin, les villes dotées de réseaux de transports publics relativement denses, comme Chicago, sont particulièrement sensibles et connaîtront une augmentation significative du nombre de cas au cours des prochains jours.
Quelle est la nature de la réaction des autorités ?
Sarah Rozenblum. Le système de santé américain est décentralisé. Les décisions sanitaires se prennent souvent à l’échelon étatique, voire local, au plus près des besoins des populations. Le gouvernement fédéral aurait pu choisir de coordonner (et donc harmoniser) la gestion de la crise, comme l’y incitait un manuel de préparation aux risques pandémiques rédigé lors de la présidence Obama. L’administration a préféré se désengager (dans un premier temps) de la gestion de la crise sur son volet sanitaire, la déléguant aux gouverneurs et autorités locales.
Les mesures les plus volontaristes ont été prises par les états démocrates de Californie, Illinois, Michigan, Washington, qui ont, selon les cas, confiné leur population, imposé la fermeture des établissements scolaires et lieux « non essentiels » et parfois généraliser les arrêts maladie à l’ensemble des travailleurs. Refusant de s’aligner sur la position du Président Trump, qui a longuement minimisé la gravité de la crise sanitaire, la qualifiant successivement de « canular » et de « distraction », les gouverneurs républicains de l’Ohio et de la Virginie Occidentale ont également édicté des mesures contraignantes. À l’opposé, la réponse du Mississippi et de l’Oklahoma semble bien lacunaire puisque leurs gouverneurs se sont contentés d’imposer la fermeture des écoles.
La « stratégie » du gouvernement fédéral a sensiblement évolué au cours des derniers jours. Oscillant entre déni de réalité et tentative de sauvetage de l’économie américaine lors de la première quinzaine de mars, Donald Trump semble avoir désormais pris conscience de la gravité de la situation. La déclaration d’état d’urgence du vendredi 13 mars a permis de débloquer 50 milliards de dollars en faveur des hôpitaux et entreprises. Le même jour, le Congrès a voté un projet de loi instaurant la gratuité des tests et créant un arrêt maladie d’urgence (assortie de nombreuses dérogations au bénéfice de grandes entreprises telles Amazon et Walmart).
Dernier jalon législatif de la réponse fédérale, le CARES Act a été adopté le 27 mars. Ce plan, d’une ampleur inédite dans l’histoire américaine, comporte des mesures en faveur des hôpitaux, entreprises et citoyens américains. Il représente un montant total de 2.000 milliards de dollars : 150 milliards de dollars seront alloués aux hôpitaux, en première ligne face à la crise ; un chèque de 1.200 dollars sera envoyé aux Américains gagnant moins de 75.000 dollars par an ; les personnes récemment licenciées percevront, en plus de leur allocation-chômage, 600 dollars par semaine au cours des quatre prochains mois. Ces mesures, jugées insuffisantes par certains démocrates, seront certainement suivies de nouveaux projets de loi au cours des prochaines semaines.
Après avoir refusé d’invoquer le Defense Production Act, Donald Trump s’est résigné à le faire le 27 mars pour demander à General Motors de réorienter son activité industrielle vers la production d’appareils d’assistance respiratoire. Ses décisions restent toutefois imprévisibles. Fort d’une popularité croissante, le Président veut relancer au plus vite l’activité économique et prévoyait une levée (prématurée) du confinement le 12 avril, catalysant possiblement la création de nouveaux clusters , avant de changer de nouveau d’avis hier. Plusieurs gouverneurs entendent prolonger le confinement.
Qu’est-ce que l’épidémie du coronavirus révèle du système de santé et comment elle met en lumière la nature du débat du parti démocrate notamment sur la proposition du Medicare for All ?
Sarah Rozenblum. La crise sanitaire est révélatrice des lacunes du système de santé américain. De nombreux individus sont couverts par le biais de leur employeur. Plus de trois millions d’Américains ont été licenciés au cours du mois de mars, perdant de facto leur assurance au moment où ils sont le plus susceptibles de recourir au système de santé. Le candidat à l’investiture démocrate Bernie Sanders n’a cessé de pointer du doigt les dysfonctionnements du système américain. La crise sanitaire donne du poids à sa proposition d’élargir le programme fédéral Medicare (réservé aux personnes de plus de 65 ans et personnes en situation de handicap) à l’ensemble de la population. Le contexte actuel lui permet de rester en lice pour l’investiture démocrate, malgré des scores décevants lors des primaires du mois de mars. Peu audible sur la crise sanitaire, son opposant modéré Joe Biden refuse toute universalisation du système de santé.
Une crise de cette ampleur peut catalyser l’avènement d’un nouveau modèle social américain, mais non sans difficultés. Dans le cadre du New Deal, Franklin Roosevelt a renoncé à son projet de création d’un système de santé universel face à la pression des médecins qui refusaient toute immixtion de l’état dans leur activité, malgré les difficultés occasionnées par la Grande Dépression. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Harry Truman a renoncé à instituer une assurance santé obligatoire pour des raisons analogues. Aux États-Unis, les pires catastrophes n’induisent pas toujours de changements radicaux sur le plan sanitaire. Espérons qu’il en soit autrement cette fois-ci…
Pénalisée par son propre modèle de société, la première puissance mondiale a pris le peloton de tête des pays les plus touchés par la pandémie. Son plan de relance, obsédé par le rétablissement de Wall Street, s’annonce incapable de contrer la dépression économique qui menace.
Les États-Unis sont devenus l’épicentre des crises – sanitaire et financière – qui ravagent la planète. Wall Street s’est écroulée, perdant près d’un tiers de sa valeur en l’espace d’un mois, et le pays est devenu le plus touché au monde par l’extension de la pandémie (voir encadré). Le plus préoccupant est que cette exacerbation des deux crises sur le territoire des États-Unis se voit accélérée par le modèle de société états-unien lui-même. Le système est mû par des logiques dévastatrices pour les structures et les personnes, placées au front dans le combat contre le fléau du coronavirus. Des logiques qui compromettent aussi les efforts engagés pour redresser l’économie réelle, quand l’essentiel des superinvestissements décidés est dévoué au rétablissement de Wall Street.
New York, la ville-monde confinée, désertée, est frappée de plein fouet. Toutes les tares d’un système de santé parmi les plus chers et les plus inégalitaires des pays développés resurgissent. Des centaines de milliers de New-Yorkais – ils sont près de 30 millions à l’échelle de tout le pays – ne possèdent aucune couverture maladie. Ceux-là hésitent à se rendre chez le médecin quand surgissent les premiers symptômes du Covid-19 et ils n’entrent bien souvent à l’hôpital que dans un état très dégradé. Ils savent que le montant de la facture risque de les précipiter dans une situation de faillite personnelle. L’expérience de Danni Askini, une jeune femme de Boston non assurée qui, souffrant de symptômes de plus en plus aigus, décida de passer outre ses réticences pour se faire soigner à l’hôpital, a fait le tour du pays. La facture de quelques jours de prise en charge hospitalière pour la réalisation du test au Covid-19, qui s’est avéré positif, se monte à 34 927,43 dollars (environ 31 500 euros). « Qui peut se payer le luxe d’honorer une telle facture médicale ? », a lancé Danni. Elle s’est vu reprocher sa légèreté et de ne pas avoir souscrit à temps une assurance Medicaid, censée fournir une couverture low cost aux plus démunis.
3,3 millions de chômeurs supplémentaires en une semaine
Même quand vous faites partie de cette majorité de citoyens dûment assurés, les frais d’hospitalisation restent élevés. Car les compagnies privées pratiquent des franchises, comme pour une vulgaire assurance auto. Une étude réalisée par la fondation Kaiser (recherches sur la famille) pointe que cette franchise s’élève en moyenne à 1 655 dollars (1 380 euros). Pour beaucoup une raison supplémentaire de ne pas se précipiter pour se faire diagnostiquer. Ce qui représente une aubaine pour la diffusion du virus.
Et franchir aujourd’hui le seuil d’un hôpital new-yorkais n’est pas vraiment une délivrance. Car la règle du flux tendu qui s’applique ici, comme aux autres secteurs économiques à la recherche de la rentabilité financière maximale, n’a pas conduit les établissements à se doter de réserves stratégiques suffisantes, notamment en masques ou en respirateurs. Les témoignages affluent des personnels soignants de la Grosse Pomme à bout. Une doctoresse du Elmhurst Hospital Center, dans le Queens, un quartier qui accueille une population plutôt démunie et immigrée, confie au New York Times : « C’est apocalyptique. Lits, instruments, équipements, on manque de tout. » Une photo de soignants couverts de sacs-poubelle en guise de protections a fait le tour des rédactions. Un navire-hôpital de la marine est attendu dans les prochains jours. « Mais il en faudrait au moins trois », relèvent les médecins.
La dégradation de la situation sanitaire va de pair avec celle de l’économie. Pour des raisons là aussi systémiques. On a déploré vendredi dernier 3,3 millions de chômeurs supplémentaires en l’espace de seulement une semaine dans le pays. Quand nombre de salariés travaillent sans filet, dans la plus grande précarité, les destructions d’emplois sont très rapides. Au point que Steven Mnuchin, le secrétaire au Trésor, envisage ouvertement un taux de chômage à 20 %.
Implanté au cœur du maelström sanitaire new-yorkais, Wall Street bénéficie d’une sollicitude extrême. Tout est fait pour empêcher un nouvel effondrement de la place financière. Le plan « historique » de Donald Trump à 2 000 milliards de dollars (1 860 milliards d’euros), adopté à la fin de la semaine passée avec les démocrates du Congrès en vertu d’une démarche d’union sacrée, est dévoué d’abord à doper le capital quitte à le placer sous perfusion permanente.
Les modalités même d’organisation du plan dit de relance ne laissent aucun doute sur ses véritables priorités. Ainsi, le géant de la place new-yorkaise BlackRock a-t-il reçu mandat de la Réserve fédérale (FED) pour gérer une partie des rachats de titres boursiers émis par les entreprises ou les banques. Les masses d’argent colossales créées et mises à disposition par la FED sont destinées à sauver la mise des agioteurs qui ont parié sur l’essor de Wall Street. Comme les traders de… BlackRock qui ont fait des fonds indiciels cotés (ETF) l’un de leurs produits de placement phares. Caractéristique de ces ETF : ils sont indexés directement sur l’évolution des cours de la Bourse. On a encore un souvenir ému de l’implication de BlackRock dans la réforme française des retraites. Il va pouvoir cette fois s’autoadministrer les fortifiants de la FED.
L’administration Trump essaie de gagner du temps
Le plan Trump lâche certes quelques dizaines de milliards au système de santé au bord de l’étouffement. Mais sans rien préciser de son contenu. Il prévoit bien de prolonger l’indemnité chômage d’un trimestre. Mais cette générosité pour « les pauvres » apparaît dérisoire quand on sait que la durée légale maximale d’indemnisation du chômage est le plus souvent réduite aujourd’hui à… 12 semaines.
Quant au versement d’un crédit d’impôt de 1 200 dollars (un peu plus de 1 000 euros) aux contribuables des classes moyennes, il est destiné au moins autant à maintenir un niveau élevé de la consommation qu’à voler au secours de salariés ou de retraités frappés souvent directement par l’effondrement des cours de la Bourse.
Pour l’administration Trump, il s’agit de gagner du temps. En attendant un redémarrage de l’économie le plus rapide possible. Le locataire de la Maison-Blanche a estimé qu’un retour à la normale serait possible d’ici la mi-avril et les fêtes de Pâques. « Un plongeon dans la dépression, a-t-il cru bon de justifier, serait finalement bien plus coûteux en vies. »
« Let them die » (laissez-les mourir), clament les partisans de cette école faussement darwinienne et jusqu’au-boutiste dans l’entourage du président. Il vaudrait mieux laisser les personnes âgées ou fragiles mourir que de prolonger la paralysie de l’économie.
L’obsession du rétablissement de Wall Street envisage ainsi des « solutions » qui n’ont pas peur de franchir les seuils les plus redoutables de l’inhumanité, alors qu’une vraie solution aux crises jumelles, sanitaire et financière, implique aux États-Unis comme ailleurs des ruptures radicales avec l’ordre dominant. S’il a mis sa campagne en stand-by, Bernie Sanders, toujours en lice à la candidature démocrate à la présidentielle de novembre, insiste, lui, sur le besoin d’instaurer ici et maintenant « la garantie d’un congé maladie et de dépistages gratuits ».
Les États-Unis sont devenus pendant le week-end le pays qui compte le plus grand nombre de cas confirmés de Covid-19 au monde. Plus de 121 000 personnes ont été recensées dont près de la moitié dans l’État de New York. Le nombre de décès s’accélère également très fortement. Il a doublé depuis le 25 mars, et les États-Unis ont désormais franchi largement la barre des 2 000 morts. Le président, Donald Trump, a momentanément envisagé de placer en quarantaine l’État de New York, avec les États voisins du New Jersey et du Connecticut, avant d’y renoncer sous la pression des gouverneurs des États en question. Ceux-là semblent avoir considéré cette décision comme une instrumentalisation de la crise pour centraliser les décisions et les pouvoirs, dans un pays fédéral où chacun des 50 États garde d’importantes prérogatives. Le Centre de contrôle des maladies (CDC), autorité de santé nationale, a finalement demandé aux habitants des trois États en question « d’éviter tout voyage non essentiel durant les quatorze prochains jours ». Exception qui confirme la règle générale établissant que les personnes âgées ou (et) fragiles décèdent le plus fréquemment du Covid-19, un bébé de moins d’un an a été mortellement atteint par la maladie dans l’État de l’Illinois.
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