Fédor Dostoïevski, né le 30 octobre 1821, est le fils d'un médecin militaire issu d'une vieille famille noble russe. Son père, devenu alcoolique et violent après la mort de sa mère, fut assassiné. Au milieu des années 1840, Dostoïevski, l'auteur du récit Les Pauvres gens, devient socialiste. Associé à un "complot" de la gauche intellectuelle révolutionnaire autour du groupe de Pétrachevski par le régime réactionnaire et policier du tsar, Dostoïevski est condamné à mort en 1849, mais sa peine est commuée en déportation au bagne au dernier moment. Dostoïevski sera emprisonné à Omsk de 1850 à 1854, puis déporté dans les steppes kirghizes, non loin de la frontière chinoise, où l'ancien bagnard renaît à la vie. En 1862, quand l'écrivain termine ses Souvenirs de la Maison des morts, commencés en 1856, Dostoïevski est déjà autorisé à reprendre une vie normale dans toute la Russie depuis 1859. Il publie Humiliés et offensés en 1861, voyage en Allemagne, en France, en Angleterre, en Italie et en Suisse en 1862-63. En 1862, Dostoïevski rencontre le révolutionnaire Bakounine, banni définitivement de Russie en 1844, à Londres chez son ami Herzen. Il joue au casino à Baden-Baden et à Turin et perd beaucoup d'argent, met une bague de sa compagne Souslova en gage. C'est la matrice de son court roman Le Joueur, un chef d’œuvre, qui paraîtra en 1866. Il fut dicté en 26 jours au moment où le grand écrivain composait Crime et Châtiment. En 1863 toujours, Dostoïevski commence à brûler ce qu'il a adoré et à critiquer le socialisme dans ses Mémoires écrits dans un souterrain. Il semble se venger sur les chefs spirituels du socialisme utopique russe, Biélinski et Pétrachevski, des dures années passées au bagne. Dostoïevski repousse alors comme une chimère en raison de la nature irrationnelle, chaotique, individualiste de l'homme, la possibilité d'organiser la société selon un plan établi à l'avance.
En 1864, le comité de rédaction de L’Époque, la revue où travaillait Dostoïevski, reçoit d'un village perdu de la région de Vitebsk deux nouvelles signées Youri Orbélov. La première nouvelle traitait d'une histoire au romantisme classique: une jeune fille de la bonne société éprise d'un étudiant pauvre réfrène son sentiment mais, après la mort du jeune homme, comprend qu'elle a laissé passer le bonheur. La deuxième nouvelle abordait un thème plus complexe et original, la crise morale d'un jeune et riche gentilhomme touché par l'idée de la perfection morale et que ses recherches de vérité conduisent dans une cellule de couvent, avant qu'une rencontre avec une jeune princesse fasse naître en lui la nostalgie d'une autre vie. Il abandonne alors sa cellule et part en quête du sens supérieur de l'existence mais, profondément déçu, il retourne vers son ermite et meurt accablé de désespoir, convaincu qu'il est impossible de vivre en juste.
Dostoïevski répondit avec chaleur à l'auteur inconnu dont il admirait le talent naissant et fit alors la connaissance de l'auteur qui se dissimulait derrière le pseudonyme de Youri Orbélov. C'était une femme: Anna Vassilievna Korvine-Kroukovskaïa, sœur de la future mathématicienne Sofia Vassilievna Korvine-Kroukovskaï, futur professeur à l'académie de Stockholm, auteur de mémoire sur les équations aux dérivées partielles, les anneaux de Saturne, et les intégrales abéliennes. Son mari traduit Darwin en russe avant de se suicider. Sofia Vassilievna Korvine-Kroukovskaï est aussi l'auteur d'un roman partiellement autobiographique : Une nihiliste (1890).
Sa sœur aînée, l'auteur des nouvelles, Anna Vassilievna, va devenir une des femmes les plus douées et remarquables qui ont séduit Dostoïevski. Grande, mince, avec un visage aux traits fins, de longs cheveux de lin et des yeux verts étincelants, "elle avait été accoutumée dès l'âge de sept ans à être la reine de tous les bals d'enfants" (mémoires de sa sœur, Sophie Kovalevskaïa). Dostoïevski publie deux récits envoyée par cette fille d'un lieutenant général d'artillerie, riche propriétaire foncier à Palibino - Le Rêve et Le Novice (titre que la censure cléricale avait fait transformer en Mikhaïl, puisqu'il était question d'une histoire d'amour avec un aspirant prêtre) et lui envoie ses honoraires par la poste au château des Kroukovski, au grand scandale du père d'Anna.
"Mais on organisa tout de même une lecture en famille des nouvelles, et le général fut touché par le talent de sa fille. Bientôt, il l'autorisa à poursuivre sa correspondance avec Dostoïevski et à faire personnellement la connaissance de l'écrivain quand elle se rendrait à Petersbourg.
- Souviens-toi seulement, ajouta t-il en se tournant vers sa femme, que c'est toi qui en porteras la responsabilité. Dostoïevski n'est pas un homme de notre monde. Que savons-nous de lui? Seulement qu'il est journaliste et ancien forçat. Merveilleuse recommandation! Rien à dire!" (Leonid Grossman, Dostoïevski, Paragon, 2003, p.289).
La première rencontre avec les filles Korvine-Kroukovskaïa est organisée en présence des parents en février 1865. "Elle ne fut pas couronnée de succès. En présence des parents guindés, Dostoïevski se sentait mal à l'aise, il avait l'air vieux et malade; il "tiraillait avec nervosité sa maigre barbiche châtain et se mordait les moustaches; tout son visage était agité de tics. Mais au cours de la visite suivante, Dostoïevski se trouva seul avec les deux sœurs et les relations se resserrèrent aussitôt. Bientôt l'écrivain devint un familier de la maison. Il s'éprit profondément de la sœur aînée et devint de manière inattendue l'objet du premier amour de la plus jeune, la jeune Sofia, qui conserva pour toujours un sentiment de profonde amitié "envers le premier homme de génie qu'elle rencontra sur son chemin". Dostoïevski, mal à l'aise dans le salon des Korvine-Kroukovskaïa, jaloux des jeunes hommes élégants qui tournaient autour de Anna, irritable, très critique envers le nihilisme qui attirait les deux jeunes sœurs, ne tarda pas à lasser Anna, mais pas la petite Sophie, amoureuse de lui, qui avait appris à son intention la sonate Pathétique de Beethoven. Quand elle l'interpréta, elle vit Dostoïevski qui déclarait sa flamme à Anna, à demi désespéré.
"Mais la sœur aînée avait déjà pris conscience de ses sentiments. Elle savait déjà qu'on pouvait éprouver une grande estime envers un homme pour son talent et ne pas vouloir se marier avec lui. Avec une profonde intuition féminine, cette jeune fille de dix-huit ans sentait que la femme de Dostoïevski devrait se consacrer entièrement à lui, lui donner toute sa vie, renoncer aux sentiments personnels. Au cours de ces trois mois de relations, elle avait déjà compris que le nerveux, l'exigeant Dostoïevski s'était emparé d'elle totalement, comme "l'aspirant vers lui", la privant de toute possibilité d'être elle-même. A la demande de mariage de Dostoïevski, elle ne pouvait répondre que par un refus. Bientôt à la fin de la saison d'hiver, la famille Kroukovski quitta Pétersbourg. Et à la fin de l'automne de la même année, Anna Vassilievna apprit les fiançailles de Dostoïevski avec "une jeune fille étonnante, dont il était tombé amoureux, et qui avait accepté de l'épouser.
Mais son tendre sentiment pour l'aristocrate nihiliste avait laissé une trace en lui.
- Anna Vassilievna est l'une des meilleures femmes que j'aie rencontrées dans ma vie, dira par la suite Dostoïevski à sa seconde femme, Anna Grigorievna. Elle est extrêmement intelligente, cultivée, érudite, et elle a un cœur d'or. C'est une jeune fille aux hautes qualités morales; mais ses convictions sont diamétralement opposées aux miennes, et elle ne peut y renoncer, elle est trop droite. C'est pourquoi je doute que notre mariage eût pu être heureux.
En 1869, Anna Vassilievna partit faire ses études à l'étranger et elle se maria bientôt avec le révolutionnaire français Victor Jaclard (1840-1903), disciple de Proudhon proche de Blanqui, membre de la 1ère Internationale fondée en 1864. Victor Jaclard reste en exil à Genève jusqu'à la chute de Napoléon III en 1870. Il s'y rapproche des cercles de Bakounine. Nommé commissaire par les ouvriers révoltés, il est largement impliqué en septembre 1870 dans le soulèvement de Lyon. Envoyé à Paris, Jaclard est ensuite chargé de coordonner l'action entre la Commune de Lyon et la Commune de Paris. Avec son épouse, il participe alors activement à la Commune de Paris, en tant que représentant de la Première Internationale au Comité central de la Garde nationale. Commandant du 158e bataillon de la Garde Nationale Jaclard prend part à l'insurrection du 31 octobre 1870. En novembre, il est nommé adjoint à la mairie du 18e arrondissement. En février 1871, Jaclard se présente sans succès aux élections législatives. Ex-chef du 138 bataillon de la garde nationale, il est nommé colonel de la 17e légion fédérée (ou 18e suivant les sources) et inspecteur général des fortifications. Pendant la Commune de Paris, Anna Vassilievna - Jaclard fut membre du comité central de l'Union des femmes, prit la parole dans les réunions, écrivit des articles et servit comme infirmière dans des hôpitaux.
Victor Jaclard combat durant la Semaine Sanglante, se battant sur les barricades aux Batignolles et à "Château d'Eau" jusqu'à la toute fin. Capturé en uniforme par les troupes Versaillaises, Victor Jaclard est condamné à mort par un tribunal militaire français. En octobre 1871, Victor Jaclard parvient toutefois à s'échapper grâce à la présence à Paris de Sophie Vassilievna et de son mari, Vladimir Kovalevski, paléontologue, nihiliste, comme elle, à rejoindre Londres, où il s'installe avec son épouse Anna. Les époux Jaclard entretiennent de bonnes relations avec Karl Marx, qui les aide sur place. En Suisse, il reprend ses études médicales, passe son doctorat, soutient sa thèse sur l'herpès ophthalmicus (1874). En 1874, les époux Jaclard s'installent en Russie, où Victor devient professeur de français. Grâce à Anna, il est introduit dans le cercle des Naridniks, publiant des articles dans les journaux d'opposition "Slovo" et "Delo". Pourtant athées et "nihilistes", les époux Jaclard ont des relations amicales avec Dostoïevski, pourtant devenu conservateur, partir de 1879, quand les deux familles vivaient à Staraïa Roussa, à 100 km de Novgorod. L'écrivain Anna Vassilievna qui avait débuté dans L’Époque en 1864 termina son activité au Messager du Nord, revue politique et littéraire paraissant à Pétersbourg entre 1885 et 1898, où fut publié son dernier récit. Elle travaillait à ce moment-là à des souvenirs sur le siège de Paris et la Commune qui ne nous sont pas parvenus.
Anna Korvine-Jaclart mourut à Paris en 1887. Quatre ans après, en 1891, sa sœur Sophie, ou Sofia, s'éteignait à Stockholm. C'était la première femme du monde à porter les titres de professeur et de membre correspondant de l'Académie des Sciences, cette Sophie Kovalevskaïa qui, à quatorze ans, était tombée amoureuse de l'écrivain bagnard Dostoïevski.
I.D
Sources:
Leonid Grossman, Dostoievski - Paragon, 2003
Articles Wikipedia
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