Hier, les députés PCF lui ont rendu hommage, en rappelant la modernité de son œuvre, que le chef de l’état entend détruire.
A u milieu d’une salle de l’Assemblée nationale, Pierre Caillaud-Croizat sourit doucement depuis de longues minutes. Entouré de députés communistes, il se déclare « heureux d’être parmi ceux qui défendent le nom et l’œuvre de Croizat aujourd’hui ». En ce 11 février 2020, cela fait 69 ans jour pour jour que son grand-père Ambroise Croizat est décédé. « Lui rendre hommage ici au moment où le gouvernement veut détruire les retraites, contre l’avis des Français, nous semblait évident », indique André Chassaigne. Aux côtés du président du groupe GDR, Fabien Roussel honore la mémoire de celui qui fut ministre communiste du Travail de 1945 à 1947, bâtisseur de la Sécurité sociale et cheville ouvrière de la généralisation des retraites pour les Français. « Croizat a montré qu’il était possible de mener de grandes réformes dans ce pays, de belles réformes de progrès acceptées par la quasi-unanimité des Français, car véritablement dédiées à l’intérêt général », souligne le secrétaire national du PCF. « Quand on a un ministre qui vient du PCF et de la CGT, ça aide », ajoute-t-il, avant de rappeler que l’œuvre de Croizat peut être renforcée : « Notre pays est beaucoup plus riche aujourd’hui qu’en 1946. Il est possible d’aller encore plus loin. »
« Avant la Sécu, les Français vivaient dans la terreur de la maladie...»
Tel n’est pas le projet de Macron, qui veut en substance détruire la Sécu et vendre les retraites des Français. « Voir des députés LaREM brandir Croizat comme référence est scandaleux car leur projet est diamétralement opposé. Ils veulent la casse des retraites et la casse de nos garanties collectives », s’indigne au passage Frédéric Sanchez, secrétaire général de la fédération CGT métallurgie. Un poste autrefois occupé par Croizat, avant qu’il ne participe à la rédaction du programme du Conseil national de la Résistance et n’entre au gouvernement à la Libération. « Avant la Sécu, les Français vivaient dans la terreur de la maladie et de l’accident de travail, car, dès qu’ils étaient souffrants, non seulement ils n’étaient plus payés car ils ne pouvaient plus travailler, mais ils devaient en plus payer des sommes considérables pour se soigner, s’ils avaient une appendicite par exemple », raconte l’historien Michel Etiévent.
Croizat va réussir à conjurer cette « angoisse du lendemain » en bâtissant la Sécu avec les Français et les militants CGT. « Il a annoncé dans l’Hémicycle que les retraites ne devaient plus être l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie, et c’est ce qui a été mis en place », apprécie Michel Etiévent, également biographe de Croizat. « Il a bâti la cotisation sociale, où chacun participe selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, en socialisant les richesses créées », insiste Bernard Lamirand. Le président du Comité d’honneur Ambroise-Croizat raconte que le projet est né en 1936, quand Croizat, député du Front populaire et syndicaliste, a vu les adhésions à la CGT augmenter considérablement : « Avec tout l’argent récolté, il a appelé les fédérations à créer une maternité, une mutuelle, un centre de vacances… Il imaginait déjà une Sécu étendue à tous les Français. »
Et voulait aligner toutes les retraites vers le haut, « au lieu de niveler vers le bas les pensions comme l’entend Macron », insiste Pierre Caillaud-Croizat. « Nous ne manquerons pas de le rappeler et de défendre son œuvre lors des débats », conclut Fabien Roussel. Juste avant, André Chassaigne proposait d’accoler une plaque sur la place occupée par Croizat dans l’Hémicycle. « Cinquième travée, place 3 ! » a répondu Michel Etiévent en un éclair.
L’œuvre du bâtisseur de la Sécu et du droit à la retraite est menacée. Son rôle en tant que ministre du Travail est même relativisé. Son apport reste indéniablement considérable devant l’histoire et porteur d’avenir.
Il s’agit du plus grand ministre du Travail que la France ait connu. Plus encore : du « seul ministre des travailleurs » de notre histoire. De qui s’agit-il ? Ambroise Croizat, bien sûr, ministre communiste du Travail de 1945 à 1947, dont le nom revient dans le débat public. Rien de plus normal, tant le projet du bâtisseur de la Sécurité sociale et du droit à la retraite est indémodable. Mais son œuvre est menacée par la réforme des retraites de Macron, qui tente parfois de gommer la figure même de Croizat. À entendre ses ministres, le communiste n’a rien fait. Les retraites et la Sécurité sociale ne seraient l’œuvre que des seuls gaullistes Pierre Laroque et Alexandre Parodi. Même l’ancien ministre PS du Travail François Rebsamen s’est converti à cette version erronée de l’histoire, en lançant mi-ignare, mi-suffisant, que « celui qui a marqué » son ministère en 1945, « c’est le général de Gaulle ».
Pour leur répondre, citons Pierre Laroque lui-même. « Il faut dire l’appui irremplaçable d’Ambroise Croizat » dans la création de la Sécu, insistait en son temps le haut fonctionnaire. « C’est fou. La loi instaurant la Sécu, on ne l’appelle pas loi Croizat alors qu’il faudrait. Et on cite à sa place Laroque, qui a participé à la rédiger. Imagine-t-on faire de même pour la loi sur l’IVG, en retirant le nom de Simone Veil et en l’attribuant à son directeur de cabinet ? » interroge en souriant l’historien Michel Étiévent. Et le biographe de rappeler le formidable parcours de celui qui est né en 1901 en Savoie. Ouvrier métallo dès 13 ans, Croizat devient plus tard secrétaire général de la métallurgie CGT. Membre du PCF dès 1920, il est élu député du Front populaire en 1936. « Son apport est considérable lors des accords de Matignon, qui instaurent les congés payés et la semaine de 40 heures. Il est l’auteur de la loi sur les conventions collectives, primordiales car le droit oral et divin du patron est remplacé par une convention écrite établie par les salariés », insiste Étiévent. Ceux qui prennent de haut Croizat peuvent commencer à pâlir.
Le syndicaliste participe au programme du CNR
Ils n’ont pas terminé. En 1943, Croizat est nommé par la CGT à la commission consultative du gouvernement provisoire, autour du général de Gaulle. Il participe à la rédaction du programme du Conseil national de la Résistance (CNR), et y inscrit l’objectif de création de la Sécu. « Nous, combattants de l’ombre, exigeons la mise en place d’un plan complet de Sécurité sociale vivant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail avec gestion par les intéressés et l’État », écrivent les résistants. À la Libération, Croizat devient ministre du Travail.
« La Sécu n’est pas tombée du ciel et n’est pas l’œuvre d’un beau général. C’est le résultat d’un combat pour la dignité qui vient du fond des siècles et s’enracine alors. En 1945, le rapport de forces est clair : le PCF fait 29 % des voix, il y a 5 millions d’adhérents à la CGT, une classe ouvrière grandie par la Résistance et un patronat mouillé dans la collaboration », tranche Étiévent. Le pays est à reconstruire, mais il est fort d’esprits soudés. Croizat entend briser « l’angoisse du lendemain, de la maladie ou de l’accident de travail, en cotisant selon ses moyens et en recevant selon ses besoins ». Concernant les retraites, il martèle : elles ne doivent plus être « l’antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie ».
Aidé par une foule de citoyens et de militants CGT sur le terrain, il généralise la retraite pour tous les Français et double les montants. « On doit également à ce combat des prestations familiales uniques au monde, les comités d’entreprise, la médecine du travail, la reconnaissance des maladies professionnelles, la prime prénatale et plus encore… » pointe l’historien. Un tournant révolutionnaire, d’autant plus que, avec la Sécu, « les travailleurs s’emparent d’une grande partie du capital en le socialisant et en l’orientant uniquement vers le bien-être », apprécie Étiévent. Ce qui ne s’est pas fait sans l’opposition de la droite. De Gaulle, d’ailleurs, découpe la Sécu en tranches dès qu’il reprend la main en 1967 et instaure le paritarisme : la gestion à 75 % pour les salariés et 25 % pour le patronat passe à 50-50.
Tout cela est bien souvent ignoré au sommet. Et parfois plus. Croizat n’est entré qu’en 2012 dans le Larousse… Les ministres sont néanmoins capables de se rappeler à son bon souvenir en le détournant, quand cela les arrange. Ils ont plusieurs fois osé affirmer vouloir achever le « rêve » de Croizat, qui espérait créer un régime « universel ». « Il y avait 1 093 caisses d’assurance privées et des inégalités insupportables. Croizat a voulu les regrouper dans un seul régime général, avec l’idée de tout aligner sur les plus hauts conquis sociaux, notamment ceux de la SNCF. Tout l’inverse de ce que propose le gouvernement, qui veut tout aligner vers le bas et baisser les pensions », s’indigne Étiévent. Détruire le rêve de Croizat, plutôt que l’accomplir en somme, en transformant la Sécu en coquille vide et en livrant nos vies aux fonds privés. « Croizat est parvenu à couvrir tous les Français de façon digne, avec 138 caisses de Sécu et 113 caisses d’allocations familiales. Avant lui, sur 7 millions de salariés, 5 millions n’avaient aucune protection sociale. On vivait dans la terreur de la maladie. C’est ce qu’il faut retenir », ajoute le biographe.
Un progrès immense que Croizat savait en danger. « Ne parlez pas d’acquis sociaux, mais de conquis sociaux, parce que le patronat ne désarme jamais », prévenait-il
Ambroise Croizat (au centre) à la sortie du Conseil des ministres, en juillet 1946. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis - L'Humanité, 11 février 2020
Le petit-fils du ministre communiste du Travail rappelle l’action décisive de son grand-père dans la mise en place de la Sécurité sociale. Il analyse le projet de casse des retraites. Entretien.
Pierre Caillaud-Croizat. Petit-fils d’Ambroise Croizat
Pierre Caillaud-Croizat J’ai un devoir en tant que représentant familial de veiller à ce que l’héritage de Croizat ne soit pas galvaudé et que son nom ne soit pas sali. Je salue tous les militants communistes, de la CGT, élus et anonymes qui n’ont de cesse de rappeler son souvenir.
Pierre Caillaud-Croizat Quand on l’interrogeait sur son rôle dans la mise en place de la Sécurité sociale, il répondait : « C’est une loi qui a une portée si étendue qu’on ne peut pas l’attribuer à une seule personne. » Chacun a joué sa partition. Le rôle de De Gaulle est d’avoir fait paraître les ordonnances d’octobre 1945, d’avoir nommé Croizat ministre du Travail en novembre de la même année. Mais dans la construction elle-même de la Sécurité sociale, de Gaulle n’a joué aucun rôle. Pierre Laroque était un haut fonctionnaire du ministère du Travail à qui on confiait des missions, c’était un homme qui pouvait mettre en mouvement toute une administration. Il a pu proposer des équilibres de financement, mais en ce qui concerne la hauteur et la qualité de la prise en charge des personnes, ce n’était pas lui qui prenait les décisions. Ambroise Croizat est celui qui a bâti la Sécurité sociale, qui a défendu la loi à l’Assemblée nationale, qui a affronté les oppositions, notamment dans l’Hémicycle. Affirmer qu’il n’aurait joué aucun rôle, j’assimile cela à du révisionnisme.
Pierre Caillaud-Croizat C’est un héritage qui est complètement occulté. Jack Ralite, qui fut ministre de la Santé, m’a dit cette chose extraordinaire : « Ce qui a marqué socialement le XIX e siècle, c’est le nom de Jules Ferry et l’accès à l’éducation, quand les historiens prendront du recul, on regardera le XX e siècle comme un temps marqué socialement par le nom d’Ambroise Croizat et la mise en place d’un système de prise en charge de la santé publique. »
Pierre Caillaud-Croizat C’est une opération de nivellement des pensions vers le bas qui conduit les personnes à souscrire à des assurances privées si elles veulent garder un niveau correct de pension. C’est l’ouverture à la capitalisation qui est en jeu, où déjà les assureurs se positionnent sur ce marché juteux à venir, dans la captation de parts de marché.