Nous avions adoré ses œuvres d'art bouleversantes présentées à Morlaix (Traon Nevez à Plouézoc'h et le Roudour de Saint-Martin des Champs), son engagement, ses combats et son courage. Zehra Dogan, la journaliste et militante kurde embastillée par Erdogan, soutenue par Naz Oke en France, et récemment libérée, fait l'objet d'un très beau portrait ce week-end par la journaliste de l'Humanité Rosa Moussaoui, à l'occasion de la sortie de son livre, Nous aurons aussi des beaux jours. Écrits de prison (Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2019, 15 euros).
L’artiste et journaliste kurde a passé près de deux ans dans les geôles d’Erdogan. Ses lettres témoignent du quotidien carcéral des femmes exposées à l’arbitraire d’un régime autoritaire et belliciste.
Comment, privée de crayons, de peinture, de pinceaux, donner visage à ces femmes aux yeux grands ouverts ? Derrière les murailles de sa prison, Zehra Dogan changeait en pigment tout ce qui lui tombait sous la main : du sang, la chair d’une olive, le suc d’une grenade ou d’une griotte, les déjections d’un oiseau de passage. « De tout cela j’arrive à obtenir des couleurs. Alors, s’il te plaît, en prononçant le prénom de Zehra, n’imagine pas une Zehra désespérée et triste. Ici, je suis très heureuse. » Au fil des lettres échangées par l’artiste et journaliste kurde avec son amie Naz Oke, fondatrice en France du magazine Kedistan, un récit prend corps, vivant, alerte, sensible. Les Éditions des femmes publient cette correspondance (1) qui brosse le portrait d’une militante décidée, d’une jeune femme curieuse, parfois candide, à l’intelligence effervescente. Pilier de l’agence de presse féministe Jin News prise pour cible par le régime de Recep Tayyip Erdogan après le putsch manqué de 2016, Zehra Dogan fut l’une des premières journalistes à recueillir les témoignages de femmes yézidies ayant échappé à Daech. Dans la fureur répressive déchaînée par le despote d’Ankara contre les Kurdes, c’est un dessin figurant le désastre semé par l’armée turque à Nusaybin qui lui valut d’être arrêtée et accusée de « propagande pour une organisation terroriste ». Verdict : cinq mois de prison, une parenthèse de liberté sous surveillance, avant de retrouver encore sa geôle, pour vingt mois. Au total, six cents jours d’incarcération et le ciel retrouvé au début de l’année 2019, avant l’exil à Londres. Sur ses codétenues, qu’elle aime à écouter, à dessiner, elle pose dans l’épreuve commune un regard sororal.
« Nous partageons les mêmes valeurs de lutte »
Paysannes et bergères arrachées au grand air des montagnes et des hauts plateaux, combattantes aguerries ou mères de famille, elles affrontent ensemble l’arbitraire : « Nous avons une conviction commune et c’est elle qui nous tient unies. Nous partageons les mêmes valeurs de lutte. » Plusieurs fronts, un seul combat. Il faut en finir d’un même mouvement avec l’entrelacs des dominations que perpétuent le capitalisme et le patriarcat, répète l’artiste dans une langue crue : « Ce monde masculin pue des aisselles. Il vocifère de sa bouche putride. Il vomit sur nous ses guerres, son exploitation et la vie toxique qu’il nous impose en l’appelant “liberté”. Et chaque fois, c’est par les femmes qu’il commence. Parce que la guerre qu’il mène contre nous n’est pas une guerre des sexes, mais une guerre idéologique. » Ces missives disent toute l’obscurité d’un quotidien carcéral insupportable : la discipline déployée pour maintenir dans des cellules puantes une hygiène élémentaire ; les blessures infectées exposant les prisonnières privées de soin à l’amputation, l’inquisition de l’administration pénitentiaire. Dans cette grisaille et dans la promiscuité, Zehra Dogan décèle pourtant partout la vie : un chat, un chant, le babillage du bébé d’une détenue, le chuchotement de quelque confidence. « Que des femmes dont les éclats de rire rendent cette vie en gris chatoyante. Nous avons une amie qui s’appelle Halise. Avant notre arrivée à la prison, elle avait eu l’idée de décorer à la main les murs en utilisant de la peinture à l’eau qu’elle avait trouvée au quartier, relate-t-elle. Elle et ses amies ont aussi dessiné des papillons, des animaux. Une enquête disciplinaire a été ouverte contr e Halise qui en a endossé la responsabilité, mais peu importe, le lieu est maintenant de toutes les couleurs. » Par une meurtrière, le clair de lune prolonge à la nuit tombée ses lectures, troublées par les éclats de voix des soldats. Elle reconstitue en pensée les musiques qu’elle aime ; le dessous d’un lit lui tient lieu d’atelier. Elle dessine et peint allongée à même le sol, sous l’œil de ses compagnes d’infortune : « Si ça se trouve, quand je sortirai, je ne pourrai plus dessiner autrement. » De réminiscences enfantines en digressions politiques ou philosophiques, elle laisse voguer ses « étranges pensées quotidiennes », s’interroge sur l’union libre ou sur les empires sumériens. Par ses introspections, elle s’ouvre des horizons : « Je voudrais, en t’écrivant, me libérer un peu. »
Des « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils
Le récit de Zehra Dogan, ceux de ses codétenues, qu’elle rapporte, jettent une lumière cruelle sur la guerre sans merci livrée au peuple kurde : bombardements, villages incendiés, langue interdite, militants torturés et l’ombre de la prison, toujours. Cette guerre ne connaît pas de trêve. Galvanisé par sa croisade dans le nord de la Syrie, prêt à déployer ses troupes en Libye, Erdogan porte toujours le fer et le feu dans ses frontières. L’armée d’Ankara multiplie ces jours-ci, au Kurdistan du Nord, les « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils ; des maires sont destitués les uns après les autres ; les rafles se poursuivent dans les rangs de militants suspects de sympathies pour le PKK. « On me demande toujours pourquoi les femmes de mes dessins sont tristes. Je ne le fais pas exprès, écrit la prisonnière. Je les dessine et je me rends compte après coup qu’elles sont tristes. Quelle femme témoin de ce qui se passe sur ces terres pourrait être heureuse ? » Une conviction tenait debout la détenue, dans sa claustration, elle guide aujourd’hui la femme libre : « Le monde auquel nous aspirons verra le jour. »
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