L’hypnose du Brexit a fonctionné à plein lors des législatives britanniques. En promettant exclusivement la sortie de l’Union européenne, les conservateurs sont parvenus à faire oublier les effets dévastateurs de leur austérité. En Angleterre, de nombreux bastions travaillistes, sur les terres où le « Leave » l’avait emporté en juin 2016, sont tombés jeudi soir, alors qu’en Écosse, les indépendantistes réussissent presque un carton plein.
Avec son mot d’ordre simpliste (« Get Brexit Done », « Réalisons le Brexit ») et son programme de gouvernement vide, Boris Johnson a réussi le hold-up parfait lors des élections législatives britanniques, jeudi. Les conservateurs, donnés à 45 % au niveau national - un niveau qui lui permettrait de dépasser les records de Margaret Thatcher lors de ses trois victoires entre 1979 et 1990 -, disposeront au parlement d’une majorité absolue confortable, avec 364 députés (+47, par rapport à 2017). Avec 33 % des suffrages exprimés, les travaillistes n’auront plus que 203 représentants à la chambre des Communes (- 59). Malgré neuf ans de ravages des politiques d’austérité conduites par les tories, Jeremy Corbyn, focalisé sur les urgences sociales et les services publics, n’a pas convaincu sur le Brexit, en promettant de négocier un nouvel accord avec Bruxelles pour « protéger les emplois, les droits sociaux et l’économie » avant de le soumettre, avec une option, à un nouveau référendum. « On l’a fait, on a brisé la paralysie et on a désormais la plus grosse majorité conservatrice depuis les années 1980, se félicite Boris Johnson. Le Brexit est désormais une décision irréfutable, irrévocable, non négociable du peuple britannique, c’est fini, et « monsieur Stop Brexit » (Steve Bray, un Gallois qui organise une protestation quotidienne devant Westminster, NDLR) va devoir ranger son mégaphone. » Dans sa première réaction, le leader du Labour, cible des boules puantes distribuées à jet continu par les tories et leurs relais dans les médias dominants, tabloïds et BBC confondus, tout au long de la campagne, s’est, lui, engagé à ne plus être à son poste lors des prochaines élections.
Le Labour perd bien au-delà des pires cauchemars
Alors que la gauche n’a pas réussi la percée espérée dans les circonscriptions autour de Londres - le pari de débarquer plusieurs figures emblématiques du parti conservateur, comme Iain Duncan-Smith, à Chingford, ou même Boris Johnson, à Uxbridge, n’a pas pu être tenu -, l’ampleur de la victoire des conservateurs, et de la déroute des travaillistes, est particulièrement visible sur l’une des façades de la « muraille rouge », dans le nord-est de l’Angleterre, où le vote en faveur du Brexit avait souvent dépassé les 60 % lors du référendum du 23 juin 2016. Dans la région autour de Newcastle upon Tyne, le Labour perd bien au-delà des pires cauchemars de ses militants et des rêves les plus fous des tories. Sur 26 circonscriptions (23 aux travaillistes et 3 aux conservateurs en 2017), Boris Johnson n’en avait ciblé qu’une ou deux comme objectifs prioritaires : Darlington et Bishop Auckland. Au matin du 13 décembre, alors que les derniers résultats tombent, le leader du Parti conservateur peut se targuer d’en avoir fait tomber huit ou neuf dans les ex bassins industriels, dont certains, très symboliques: Blyth Valley, Sedgefield - l’ex fief électoral de Tony Blair - et Durham Nord-Ouest, où Laura Pidcock, souvent présentée comme possible remplaçante de Jeremy Corbyn à la tête du Labour, a été battue et où le gala traditionnel des mineurs, la grande tribune des « socialistes » les plus conséquents, organisée chaque année en juillet, se déroulera désormais dans une circonscription tory.
basculement dans les milieux ouvriers
À Bishop Auckland (lire l’Humanité du 12 décembre), la candidate conservatrice, Dehenna Davison, une ex-assistante parlementaire de Jacob Rees-Mogg - un châtelain ultra-conservateur et libéral acharné qui demeure l’une des figures les plus caricaturales des tories et les plus éloignées de la classe ouvrière - a battu à plate couture, avec plus de 8000 voix d’écart, la sortante travailliste Helen Goodman. Un résultat dû largement à un basculement dans les milieux ouvriers, frappés par la fermeture des mines et la désindustrialisation en général, qui ne date pas d’hier, en vérité : le Labour est en déclin constant dans la région depuis près de deux décennies, sous les coups de boutoir des formations d’extrême droite, comme le BNP et l’Ukip, mais aussi des avanies de ses dirigeants blairistes. À Hartlepool, par exemple, un port terrassé depuis la destruction de l’exploitation du charbon et de la construction navale, et où Peter Mandelson, très proche de Tony Blair a un jour confondu avec du guacamole la purée de pois accompagnant l’iconique fish and chips britannique, les travaillistes ne gardent le siège que grâce à la concurrence entre le candidat conservateur et celui du Brexit Party de Nigel Farage.
Une dynamique centrifuge à l’œuvre
Mais ce raz-de-marée conservateur en Angleterre et au Pays de Galles ne doit pas masquer la dynamique centrifuge à l’œuvre en Irlande du Nord et en Écosse. À Belfast Nord, John Finucane, le candidat des républicains irlandais du Sinn Fein - qui, globalement, toutefois, sont en recul en pourcentage -, a pris le siège aux unionistes ultra-conservateurs du DUP : ces derniers passent de 10 députés à 8, et les partisans d’une réunification de l’Irlande (Sinn Fein et SDLP) les supplantent pour la première fois. Plus grave encore pour les tories : en Écosse, les nationalistes anti-austérité du SNP réalisent un carton plein, ou presque, avec 48 sièges sur 59 au total (contre 35 en 2017). Ils prennent la plupart des sièges des travaillistes (le Labour ne garde qu’un seul parlementaire, contre 7 jusque là), quelques-uns aux conservateurs qui passent de 13 élus à 6, et celui de Jo Swinson, la dirigeante des libéraux-démocrates. Ils interprètent ce résultat comme un mandat pour « échapper au Brexit » - largement minoritaire en Écosse en juin 2016 - et relancer un processus qui doit, selon eux, conduire à l’indépendance. « Il y a maintenant un mandat en vue d’offrir au peuple écossais le choix de son propre avenir, avance Nicola Sturgeon, la première ministre écossaise et cheffe du SNP. Boris Johnson a peut-être reçu un mandat pour faire sortir l’Angleterre de l’Union européenne. Il n’a absolument pas le mandat de faire sortir l’Écosse de l’Union européenne. »
La fin du Royaume-Uni ?
De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump appelle son ami Boris Johnson à « festoyer » après cette « grande victoire » qui va permettre à la Grande-Bretagne et aux États-Unis de conclure le « l’accord de libre-échange massif de l’après-Brexit ». Si le bulldozer de Boris Johnson défonce la « muraille rouge » et tous les bastions du Labour, avant de partir démolir le système de santé public et les hôpitaux (le fameux National Health Service, NHS, sur lequel Corbyn avait concentré sa campagne) qui seront au cœur des négociations commerciales avec Trump, en l’occurrence, il est également en train de saper un royaume qui, avec ses quatre « nations » à fronts renversés, n’a jamais été aussi divisé. Le jour se lève sur un pays qui, en fait, n’existe peut-être déjà plus…
Alors que le Brexit pourrait accélérer un processus de dislocation du Royaume-Uni, l’essayiste Alex Niven propose de défaire la domination capitaliste de Londres, qui a conduit à l’abandon et à la casse industrielle dans le nord et l’ouest de l’Angleterre.
Newcastle upon Tyne (Angleterre), envoyé spécial.
« A u mieux, l’Angleterre est un vague anachronisme ; au pire, c’est une fiction récente de l’ordre néolibéral qui agit sur la base de la finance, du capitalisme, de la domination, et sur le déni des espoirs et des rêves bien plus radicaux du peuple. » Dès les premières lignes de son livre, paru le mois dernier (1), Alex Niven attrape « l’identité anglaise » au collet et, accumulant les références issues de la littérature, de l’histoire, mais aussi de la pop culture ou de la vie courante, l’enseignant en lettres à l’université de Newcastle en détricote toutes les mailles, si bien qu’à la fin il n’en reste rien – ou presque, juste une fierté très évanescente quand l’équipe nationale de football remporte un match important… Un geste salutaire par ces temps où, à travers leur campagne pour « réaliser le Brexit » – leur mot d’ordre unique pour les législatives du 12 décembre –, les tories de Boris Johnson s’appuient exclusivement sur les ressorts les plus réactionnaires du nationalisme britannique et, en l’occurrence, strictement anglais.
« Personne ne sait ce que les conservateurs veulent, observe Alex Niven. Le programme de Johnson est on ne peut plus superficiel, et toute sa campagne est basée sur du négatif, sur le dénigrement de Corbyn. Mais, en mettant une frontière en mer d’Irlande dans leur projet d’accord sur le Brexit, ils confirment qu’ils n’ont plus grand-chose à faire de l’Irlande du Nord et acceptent la perspective d’une réunification de l’île avec le basculement démographique en cours en faveur des catholiques. Avec la perspective de l’indépendance de l’Écosse, à un horizon encore indéfini mais inéluctable, la dislocation du Royaume-Uni, prophétisée dès 1977 par le marxiste Tom Nairn, est programmée. Il est évident, pour moi, que, tout en prétendant les contrer, la stratégie du nouveau Parti conservateur, sur la ligne très droitière de Boris Jo hnson, tient compte de ces défections à venir et se rabat sur une identité nationaliste purement anglaise, avec un imaginaire bâti entièrement sur une ethnicisation anti-immigration, l’impérialisme, le capitalisme et le militarisme… »
Tony Blair dans les pas de Thatcher
Membre d’une génération d’intellectuels socialistes radicaux qui, émergeant au début des années 2010, nourrissent désormais les bases idéologiques du corbynisme, Alex Niven récuse « tout sens positif » à la notion d’ « anglitude ». Dans son essai, il décrypte la retraite du New Labour de Tony Blair sur la « petite Angleterre », qui n’a fait que perpétuer le programme de Thatcher, avec l’enrichissement de la capitale britannique et du Sud-Ouest, au détriment des régions du Nord et de l’Ouest, frappées par la désindustrialisation et l’absence d’investissements. « Cela a produit une forme d’a-société, avec des gens toujours plus séparés et plus atomisés, privés d’espoir et condamnés à la précarité sous toutes ses formes », accuse-t-il.
Plutôt convaincu par les arguments des indépendantistes écossais – « Leur nationalisme est tellement meilleur que l’anglais, c’est un petit pays, plus progressiste et ouvert », glisse-t-il –, l’essayiste n’en redoute pas moins une certaine forme d’ « étroitesse d’esprit ». Afin que le délitement prévisible du Royaume-Uni survienne « sur des bases anticapitalistes et non pas nationalistes », il propose de relancer un processus de dévolution des pouvoirs aux régions, et pas seulement le pays de Galles, l’Écosse ou l’Irlande du Nord. « En dehors de Londres, où la culture bourgeoise de l’establishment domine, avance Niven, de très nombreuses villes, comme Liverpool, Cardiff, Newcastle, Glasgow, Belfast et d’autres partagent un trait important en termes d’identité, elles sont toutes marquées par les cultures ouvrières et populaires. On peut tout à fait envisager des alliances entre ces villes et ces régions, plutôt que de rester sous la domination médiévale de Londres. » L’essayiste invite à repenser les îles comme l’archipel qu’elles sont en réalité. Et à en faire éclater les centres de gravité sur tout le territoire… Par une spéculation féconde, Alex Niven imagine que Carlisle, petite ville du Nord-Ouest – « la plus éloignée possible de Londres », provoque-t-il –, pourrait devenir un « carrefour », avec des services publics performants, facilement accessibles depuis toutes les métropoles britanniques.
Alors que, dans le nord-est de l’Angleterre, la rage est grande contre les gouvernements britanniques depuis les décennies de casse industrielle de la fin du siècle dernier et que Johnson, avec son nationalisme étriqué et le relais actif de médias dominants, à son service, paraît en mesure d’en capter une partie, Alex Niven paraphrase Tony Benn, grande figure de la gauche du Parti travailliste : « Le changement politique a besoin de deux flammes, la colère et l’espoir. » À 35 ans, l’intellectuel n’a pas de réponse définitive à la « question à un million ». « Tout a été laminé ici, et c’est une partie de la culture, voire de l’instinct tribal, je dirais même, qui a été saccagée avec les fermetures de mines ou d’usines, les attaques contre les syndicats. Les tabloïds ont pris la place et le fossé à combler est énorme… Cela ne peut passer que par des changements économiques importants qu’évidemment Johnson ne fera jamais, alors que Corbyn y met, précisément, les moyens. Des emplois, des services publics, de la démocratie, autre chose qu’une identité nationale fantasmatique : l’espoir peut venir de là… »
Vendredi 13 Décembre 2019
Le Parti unioniste démocrate (DUP) est arrivé en tête des élections avec 30,6% des suffrages (-5,4) et remporte 8 circonscriptions (-2). Le leader du DUP à Westminster, Nigel Dodds, a perdu son siège (Belfast North) au profit du Sinn Féin.
Pour le Sinn Féin les résultats restent décevant, malgré 22,8% des voix, le parti républicain irlandais perd 6,7 points par rapport à 2017. Il perd très largement la circonscription de Foyle au profit du Parti social-démocrate et travailliste (SDLP), mais remporte la circonscription de Belfast Nord sur le DUP avec 47,1% des suffrages (contre 43,1 au leader du DUP à Westminster). Le Sinn Féin conserve ainsi ses 7 sièges.
Le Parti social-démocrate et travailliste (SDLP) fait son retour à Westminster avec deux circonscriptions de gagnées : Foyle (57%) et Belfast Sud (57,2%). Au niveau national, le SDLP remporte 14,9% des voix (+3,1).
Les libéraux de l'Alliance (APNI) avec 16,8% (+8,8) sont les grands gagnants de ces élections. malgré cela ils ne parviennent pas à remporter de siège autre que celui de North Down (45,2%).
Les conservateurs de l'UUP remportent 11,7% des voix (+1,4) mais n'auront aucun siège.
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