Le décalage de la réforme aux générations à partir de 1975 et les quelques « garanties » accordées sur les droits familiaux, la valeur du point ou la pénibilité sont illusoires. Paradoxalement, Édouard Philippe et Emmanuel Macron apparaissent fragilisés après ces concessions, à la suite du lâchage de la CFDT et de l’Unsa.
Édouard Philippe a peaufiné la mise en scène et choisi soigneusement ses mots. Quand il a pris la parole, mercredi midi, devant le Conseil économique, social, et environnemental (Cese), peut-être a-t-il pensé à son ancien mentor, Alain Juppé, dont la morgue avait pesé lourdement dans sa défaite de 1995. Mais c’est à d’autres figures que le premier ministre a choisi de se référer en dévoilant les arbitrages pour sa réforme des retraites : Mendès France, Rocard, Pompidou, de Gaulle… Loin des mots de son prédécesseur, il a invoqué le Conseil national de la Résistance pour détailler une réforme en réalité fidèle au rapport de Jean-Paul Delevoye. Bien que fragilisé par les révélations de ses liens avec le monde de l’assurance, le haut-commissaire aux retraites a remporté les arbitrages essentiels : instauration d’un âge pivot, suppression de la référence à la durée de cotisation, refus de la « clause du grand-père »… Ceux qui prétendaient que les manifestants rejetaient une réforme sans connaître son contenu sont démentis par les faits. La généralisation du compte en points qui supprime les repères collectifs du salaire de référence et du taux de remplacement, le calcul de la retraite sur l’intégralité de la carrière à la place des 25 meilleures années, la suppression des régimes spéciaux, les mesures de « retour à l’équilibre » budgétaire… Tout cela fondait l’opposition, renouvelée mercredi, des syndicats CGT, FO, CFE-CGC, FSU. S’y ajoute désormais celle de la CFDT et de l’Unsa, favorables au principe d’un régime à points mais pour lesquels une « ligne rouge » a été franchie avec l’instauration de l’âge pivot et les modalités de l’équilibre comptable. Au final, Édouard Philippe et Emmanuel Macron apparaissent paradoxalement plus isolés après les concessions lâchées sur l’application progressive de la réforme – elle concernera les générations à partir de 1975 – et les quelques « garanties » nouvelles accordées – droits familiaux, valeur du point, pénibilité… –, dont beaucoup sont illusoires. Décryptage en dix points de ces prétendues « nouveautés ».
1. « On ne change rien pour ceux qui sont à moins de 17 ans de leur retraite »
Le coup de décaler l’entrée en vigueur de la réforme à des générations plus jeunes part de loin : le principe était déjà à la base de l’idée de la « clause du grand-père » évoquée un temps par Emmanuel Macron, et qui consistait à appliquer la réforme aux seuls nouveaux entrants sur le marché du travail. Finalement, c’est une formule intermédiaire qui a été choisie, mais qui a l’avantage d’atomiser un peu plus les salariés, désormais divisés en trois catégories de générations : ceux nés avant 1975 continueront à cotiser dans le système actuel, ceux nés entre 1975 et 2003 passeront au régime universel en 2025, et ceux nés à compter de 2004 (les « nouveaux entrants ») cotiseront au régime universel dès sa création en 2022. Le but est le même : il s’agit de « briser la solidarité entre générations », selon Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés, en faisant croire aux plus anciens qu’ils n’auraient pas de raison de s’inquiéter. Mais c’est un leurre. Car, en réalité, personne ne sera épargné. L’instauration d’un « âge d’équilibre » dès 2022 au-delà de l’âge légal de la retraite à 62 ans concerne tous les cotisants, dans ou hors du régime universel : à partir de cette date, les « partenaires sociaux » seront chargés de définir un « système de bonus-malus » sur les pensions, applicable autour d’un « âge d’équilibre » des comptes de retraite glissant progressivement vers l’objectif des 64 ans en 2027. C’était l’une des options du rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) du 21 novembre pour faire des économies. Concrètement, cela signifie que les assurés verront dès 2022 leur pension réduite s’ils partent à 62 ans, et que ce malus grossira avec le temps, à mesure que le nouvel « âge d’équilibre » s’éloignera des 62 ans.
2. « La loi donnera des garanties incontestables sur la valeur du point »
C’est la grosse arnaque répétée sur toutes les ondes : mercredi, Édouard Philippe a promis le vote d’une « règle d’or » dans la loi « pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser ». Sauf que cette promesse n’engage à rien sur le montant final des retraites, car celui-ci ne dépend pas de la « valeur des points acquis » durant la carrière, mais du taux de rendement du point, qui est une autre valeur. La différence est subtile, et c’est sur la confusion que joue le gouvernement. En effet, les points s’achètent avec des cotisations : par exemple, 10 euros pour un point. C’est la valeur d’achat. La « valeur des points acquis », ce n’est rien d’autre que la valeur des cotisations acquittées durant toute la carrière pour acheter des points. Le gouvernement promet qu’elle augmentera à terme au même rythme que les salaires, en même temps que la « valeur d’achat » du point.
Mais une fois à la retraite, ce n’est pas cette valeur qui permet de calculer la pension, mais une valeur différente, la « valeur de service » du point : par exemple, chaque point me permet de toucher 0,55 euro de pension annuelle. Si la « valeur d’achat » augmente plus vite que la « valeur de service » du point – comme c’est déjà le cas pour les retraites complémentaires Agirc-Arrco –, cela veut dire que je ne pourrai pas acheter plus de points – car ils coûtent plus cher – mais que proportionnellement chacun me rapportera moins de retraite : autrement dit, le rendement du point baisse. Or « aucune garantie n’a été donnée sur le taux de rendement (les 5,5 % à 64 ans, évoqué par le rapport Delevoye). Toutes les manipulations seront donc possibles, d’autant que les premières pensions versées selon ces règles ne le seront qu’en 2027 », avertit l’économiste Henri Sterdyniak.
3. 1 000 euros, « une révolution sociale qui restera comme une conquête »
Annonce qui n’en est pas vraiment une, le premier ministre a promis que « toute personne partant à la retraite au taux plein pourra toucher cette pension minimale » garantie à 1 000 euros et « 85 % du Smic dans la durée ». Il ne s’agit pas ici du minimum vieillesse, versé à toute personne âgée sans ressources, et sans condition de périodes cotisées, qui sera autour de 900 euros en janvier prochain, mais du « minimum contributif », c’est-à-dire de la retraite plancher acquise au bout d’une vie de cotisation complète – 42 ans dans un premier temps – qui serait mis en place dès 2021 . « Toutes les personnes n’atteignant pas l’âge pivot ou ayant une carrière incomplète auront beaucoup moins », rappelle aussi Attac.
« Faut-il rappeler que cette retraite plancher est déjà de 967 euros, et qu’elle devrait normalement être à 1 023 euros selon la loi de 2003 qui devrait être appliquée depuis 2008 ? Que c’est la majorité actuelle qui a refusé qu’elle s’applique dès 2019 aux agriculteurs ? Que la garantie de 85 % du Smic ne s’applique qu’au moment du départ et non tout au long de la retraite ? » questionne Henri Sterdyniak. Cette « révolution sociale », si elle est enfin tenue, ne ferait qu’appliquer une loi votée il y a près de vingt ans.
De plus, à mesure que le montant des pensions sera écrasé – notamment avec le calcul sur toute la durée de la carrière et pour tenir dans la limite fixée à 14 % du PIB –, le nombre de personnes qui toucheront cette retraite minimum ne fera qu’augmenter.
4. « Les femmes sont les grandes gagnantes du système universel »
Selon Édouard Philippe, son projet de réforme des retraites construit un « système plus juste pour les femmes ». Mais pour la chercheuse Christiane Marty, dont les travaux sur les retraites font référence, la réalité est bien différente. Globalement, « la logique d’un régime par points vise à ce que la pension reflète au plus près la somme des cotisations de la vie active », rappelle-t-elle. La carrière de nombreuses femmes étant incomplète et heurtée, elle n’est donc pas une base favorable à ce type de calcul. La chercheuse rappelle, en outre, que la réforme de 1993, qui avait fait passer, dans le secteur privé, la base de calcul des pensions des dix aux vingt-cinq meilleures années, « a eu comme conséquence de faire baisser les pensions à la liquidation, et plus fortement encore celles des femmes ». En matière de droits familiaux, le premier ministre fait valoir qu’il est désormais prévu une majoration de la pension de 5 % dès le premier enfant. Un système vendu comme plus favorable, alors que l’actuel ne prévoit une majoration de 10 % des pensions qu’à partir du troisième enfant. Sauf que le nouveau dispositif en balaie un autre, « totalement occulté » dans les discours gouvernementaux, celui des majorations de durée d’assurance. Attribuées pour chaque enfant, elles représentent dans le régime général jusqu’à huit trimestres pour les mères – et seulement deux trimestres dans la fonction publique. La majoration de 5 % envisagée par le gouvernement est une mesure moins favorable que le cumul des deux, qu’elle est censée remplacer.
5. « Les plus riches paieront une cotisation de solidarité plus élevée »
C’est ce qu’a assuré Édouard Philippe, en présentant cela comme un progrès social, « un effort des plus riches ». « Jusqu’à 120 000 euros de revenus annuels, tout le monde cotisera au même taux, pour s’ouvrir des droits dans la limite de ce montant. » Au-delà, les salariés les plus aisés paieront une cotisation « qui financera, non pas des droits supplémentaires pour eux, mais des mesures de solidarité pour tout le monde ». Non seulement cette mesure est en réalité une régression, mais en plus elle promet d’ouvrir bien large la porte aux fonds de pension.
Aujourd’hui, jusqu’à 27 000 euros par mois, un salarié cotise à 28 % pour le régime de retraite, dont 2,8 % pour la solidarité. Avec la réforme, le salarié aisé ne cotisera plus au-dessus de 10 000 euros par mois, excepté ces 2,8 %. « Tous les salariés payent ces 2,8 % de solidarité, c’est un taux unique… Dire que c’est une contribution des plus hauts revenus est faux ! Surtout tant que cela ne s’applique pas aux revenus du capital », pointe Henri Sterdyniak.
Et pour compenser la perte de ce droit à la retraite, ceux qui gagnent plus de 10 000 euros mensuels n’auront d’autres solutions que de souscrire à des fonds de pension privés… « Pourtant, les cadres eux-mêmes avaient demandé le relèvement du plafond de l’Agirc-Arrco pour cotiser plus pour leur régime de retraite », déplore l’Économiste atterré.
6. « Nous engagerons les revalorisations nécessaires pour maintenir le niveau des pensions des enseignants »
Le premier ministre ne s’est pas étendu sur les détails de ces « revalorisations ». Mais son ministre de l’Éducation nationale est plus explicite. Jean-Michel Blanquer l’a dit dès le 6 décembre : pour compenser l’effondrement des pensions, « il y aura une part d’augmentation de salaire et une part d’augmentation des primes ». Si le gouvernement veut passer par des primes pour ce rattrapage, c’est qu’il pourrait en faire un levier au service d’une transformation profonde du métier.
Ces primes sont essentiellement de trois types aujourd’hui. D’abord, une indemnité de suivi et d’orientation des élèves (Isoe), versée à tous et s’élevant environ à 1 200 euros par an. Puis les primes REP et REP+, versées aux enseignants qui exercent en zone d’éducation prioritaire. Enfin, des indemnités de missions particulières (IMP), plus faibles (de 600 à 1 200 euros/an) et attribuées aux professeurs qui acceptent un surplus de travail : tuteurs, coordinateurs de groupe de travail, « référents » pour la lutte contre le décrochage scolaire, les projets culturels… Et c’est là que le bât blesse : « Il s’agit de primes différenciées, explique Frédérique Rolet, du Snes-FSU, accordées au bon vouloir de la hiérarchie, et qui ne manqueraient pas de devenir un outil de pression » sur les enseignants, si elles prenaient une part plus importante dans le traitement. Un levier formidable pour contraindre les enseignants à accepter réformes, nouveaux programmes, nouvelles fonctions, et surtout à devenir très dociles face au « nouveau management public ».
Ces indemnités sont en outre très inégalitaires : les femmes, nombreuses dans l’enseignement, y ont beaucoup moins accès – tout comme aux heures supplémentaires. Une inégalité qui se répercuterait d’autant plus sur les retraites si la part des primes augmente.
7. « Le temps du système universel est venu, celui des régimes spéciaux s’achève »
« C’est inadmissible, j’ai signé un contrat où je partais à la retraite à 52 ans, je vais devoir partir à taux plein à 64 ans. Je viens, en un trait de plume, de me prendre dix ans ! », fulmine un conducteur de train. C’est certainement le point sur lequel le premier ministre s’est montré, hier, le plus inflexible. La disparition de tous les régimes spéciaux. Mais alors qu’Édouard Philippe n’avait nullement mentionné de génération concernée par la bascule d’un système à l’autre, une « précision de Matignon » a confirmé, en milieu d’après midi, que, « pour les fonctionnaires et les agents des régimes spéciaux dont l’âge légal de départ est de 52 ans », le nouveau système ne s’appliquera que pour les salariés nés à partir de 1985.
Exception notable, les « forces de sécurité intérieures conserveront le bénéfice des dérogations d’âge », a précisé le premier ministre. Christophe Castaner leur avait donné des gages pour qu’ils n’entrent pas dans la contestation, Matignon a confirmé que « ceux qui sont exposés à des fonctions dangereuses dans le cadre de missions régaliennes, comme les pompiers, les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison et bien sûr les militaires » seraient exemptés d’allongement de cotisation.
Dans les métiers du rail notamment, dont l’accès au départ anticipé était inscrit dans le statut des salariés de la SNCF ou de la RATP en compensation de la pénibilité de la tâche, c’est la colère qui l’emporte. D’autant que, souligne Pierre Khalfa, codirecteur de la Fondation Copernic, « les régimes spéciaux avaient justement pour fonction de prendre en compte la pénibilité ».
8. « Nous allons améliorer la prise en compte de la pénibilité selon des critères qui seront les mêmes pour tous »
Comment croire aux promesses faites hier par Édouard Philippe de meilleure prise en compte de la pénibilité des métiers, dans cette réforme des retraites, quand lui-même et son gouvernement ont biffé en 2017 quatre des dix critères contenus dans le compte pénibilité, ouvrant justement droit à un départ anticipé ? Et pas des moindres. Les ordonnances Macron affaiblissant le Code du travail ont, en effet, enlevé de cette liste les « manutentions manuelles de charges », « les postures pénibles », « l’exposition à des agents chimiques dangereux » et « les vibrations mécaniques », sur ordre du patronat. Sur ce sujet de la pénibilité, la cote de confiance dont jouissait le premier ministre avant hier est proche de zéro. Ce ne sont pas les vagues assurances d’extension de ce régime rétréci de la pénibilité « aux trois fonctions publiques et notamment aux aides-soignantes et aux infirmières » qui diminueront cette courbe de défiance.
9. « Ne comptez pas sur moi pour renvoyer la patate chaude aux partenaires sociaux »
En voilà un beau coup bas. Invoquant pêle-mêle Pompidou, Rocard, de Gaule et Mendès France, Édouard Philippe en a appelé, au risque d’être redondant, aux « gestionnaires responsables du paritarisme en France, qui ont démontré leur sens des responsabilités ». À eux de trouver un moyen d’inciter tous les Français à partir à la retraite à 64 ans d’ici à 2027. En fixant, par exemple, le montant des décotes entre 62 et 64 ans alors que tous les syndicats se sont expressément opposés aux mesures d’âge. Si ce n’est pas un beau renvoi de patate chaude, comme s’en défend le premier ministre… « Nous mettrons en place, dès l’année prochaine, une gouvernance qui confiera aux partenaires sociaux les principaux leviers. Il leur reviendra donc de fixer une trajectoire de retour à l’équilibre puis de maintenir celui-ci », insiste Édouard Philippe. La commande est rédigée. Reste aux syndicats de la signer ou bien… « Dès lors, ressurgissent les méthodes antidémocratiques avec la volonté de vouloir passer par ordonnances et décrets des arbitrages essentiels pour l’avenir de nos retraites », déplore la CGT. « Le gouvernement nous ressert exactement ce qu’il a fait pour l’assurance-chômage : il tiendra les rênes pour imposer ses vues et, en dernier recours, il passera en force », confirme Henri Sterdyniak.
10. Le projet de loi « renverra à des ordonnances ou à des décrets les précisions sur les transitions »
Le choix du calendrier annoncé par Édouard Philippe risque de rappeler de bien mauvais souvenirs sur le plan démocratique. Le premier ministre a, en effet, annoncé un Conseil des ministres dès le 22 janvier, puis un démarrage de l’examen du projet de loi à la fin de février par les parlementaires. Il s’agit donc d’aller vite. Et le gouvernement ne lésinera pas sur les moyens de passer en force pour acter sa réforme : les « précisions sur les transitions » seront adoptées par ordonnances ou par décrets. Voilà qui rappelle les ordonnances Macron, qui s’attaquaient au Code du travail dès septembre 2017. Ou encore, un peu plus tôt, lors du précédent quinquennat, le 49.3 utilisé par Manuel Valls pour faire adopter sans débat la loi travail, en 2016… Face à la contestation sociale et au débat parlementaire, la méthode du gouvernement reste donc la même – le passage en force –, alors qu’une majorité de Français soutient toujours le mouvement social démarré le 5 décembre.
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