L’enseignant et historien est un spécialiste de l’histoire de la Révolution. Auteur de 1789. La Révolution de France et d’un texte publié dans le hors-série édité par l’Humanité, il voit dans cet épisode de l’histoire française, le thème d’un récit populaire et un objet d’analyse, source de réflexion pour le présent et l’avenir.
Quelle a été votre rencontre avec la Révolution française ?
Claude Mazauric Dans l’histoire de la Révolution, je me sens comme un héritier au sens propre du terme. Je suis en charge de savoirs et de recherches qui ont été initiés, produits et façonnés par d’autres avant moi et que j’essaie de prolonger, de développer. Je suis redevable du savoir critique et des orientations que des pilotes antérieurs ont établis. Je suis donc un passeur qui professe. Ainsi, je veux rendre hommage, non pas seulement à mes compagnons comme Michel Vovelle dont je fus très proche, mais aussi à des initiateurs comme Albert Soboul, dont on a dit à juste titre qu’il fut le fondateur en France de cette « sociologie rétrospective » à travers laquelle on a pu réinterpréter l’histoire de la Révolution : il fut mon maître. Je dois associer à son nom Camille-Ernest Labrousse (il fut directeur de la Revue socialiste, qui avait mis en évidence les crises économiques de court terme dans un monde économique de transition en évaluant leurs conséquences sur la vie des dominés, Victor Daline, Pierre Vilar, Walter Markov, lequel avait rassemblé au sein de l’université de Leipzig-RDA (la Karl-Marx Universität) un centre de recherches d’une grande fécondité, Jean Dautry, Éric Hobsbawm… et plusieurs autres disparus dont je donne une liste indicative dans 1789. La Révolution de France (1). Bref, je suis un héritier qui considère qu’à propos de la Révolution française, nous ne sommes pas dans un monde apaisé duquel seraient bannies toutes formes de polémiques et d’interprétations. La bataille historiographique s’inscrit dans une tendance longue qui est partie des affrontements idéologiques qui opposent les forces de progrès et les conservatismes réactionnaires ou réformistes. Certains diront que c’est en militant que j’agis dans le domaine de l’érudition historique. La vérité, c’est que je tiens pour essentiel le travail dans le domaine de la connaissance et de la théorie, préalablement à celui de la proclamation.
Vous avez écrit « Un récit de la Révolution » dans le hors-série 1789-2019. L’Égalité, une passion française édité par l’Humanité en 2019 pour les 230 ans de la Révolution française. Pour vous, la Révolution a la particularité d’être populaire dans son essence ?
Claude Mazauric Comme Jaurès, je mets l’accent sur la dimension « largement populaire et démocratique » de la Révolution. Celle-ci a ceci de particulier qu’elle n’est pas sortie de cerveaux de penseurs qui auraient imaginé une manière de comploter pour prendre le pouvoir, ou d’un naufrage de pilotes qui auraient perdu le contrôle du bateau ! Non, la Révolution a jailli de la conscience et de l’initiative populaire dans une situation de crise structurelle de la société française du temps : c’est ce qui fait son originalité parmi toutes les révolutions antérieures, voire postérieures. La Révolution a puisé ses racines dans la société de son temps, dans l’espace de production et de consommation des biens nécessaires à la vie, un espace où l’on fait des enfants, où l’on se nourrit, où l’on apprend à vivre en collectivité, à se soumettre aux lois, dans un certain « royaume » : la France de la fin du XVIIIe siècle… Mon propos était de connaître ce peuple-là, dans son effectivité sociale, dans ce qui nourrit ses passions, ses représentations. Je n’ai de cesse d’intégrer les recherches récentes et notamment celles qui relèvent de cette sociologie du monde d’hier ou d’avant-hier que nous, historiens, avons analysée. Le récit que je propose est donc un récit engagé.
La Révolution fut une période d’expérimentation démocratique extraordinaire…
Claude Mazauric Du point de vue théorique, tout ce qui était nécessaire avait déjà été imaginé, notamment par Jean-Jacques Rousseau. Durant la Révolution, on a débattu des idées comme si la nécessité pratique imposait le détour théorique et la critique de tout ce qui s’imaginait : par exemple sur la question de la forme et de la légitimité du gouvernement des hommes et des enjeux de la représentation politique. Imaginez ce que cela a pu vouloir dire, en 1789, de vouloir le primat de la représentation de la nation sur le pouvoir du monarque ! Et la portée du débat sur le mode de représentation du peuple souverain : qui ? Quoi ? Comment et pendant combien de temps ? Qui n’est pas représenté, doit ou ne doit pas l’être ? Les esclaves, les femmes, les étrangers ? Etc. Pendant dix ans, on s’est demandé comment fonder un gouvernement représentatif : sera-t-il légitime ? Efficace ? Trompeur ? Depuis, la pâte de cette interrogation n’est jamais retombée. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est fondamentale. Tout d’abord, il est écrit « les hommes » et non pas « tous les hommes ». En supprimant ce « tous », on désigne en fait l’humanité entière. On fonde une société sur un principe de droit commun, mais lequel ? Et on recommence à débattre. Les droits civils, d’accord ! Mais les droits politiques, puis les droits sociaux, voire économiques, culturels, etc., conviennent-ils pour tous, les esclaves affranchis ou les femmes, sont-ils de même nature et exigence pour chacun et chacune ? L’égalité, est-ce la simple équité ? Et comment l’égalité se vit-elle dans l’ordre du travail et de la distribution des richesses produites ? Sommes-nous égaux dans la possession des moyens de production si la propriété est reconnue comme un droit naturel ? Ce sont de sacrées questions, encore très actuelles. Autre interrogation vécue dans le vif de l’événement : est-ce que l’humanité devrait se résoudre à n’être qu’une collection de nations antécédentes ? L’ancien régime européen était cosmopolitique en associant des États, des nations, des empires, des villes, des diocèses, etc., produits d’une histoire antérieure plus ou moins sacralisée… La Révolution de France a posé la question de savoir si les peuples en mouvement ont le droit de se constituer en « nations » indépendantes et souveraines. Ce point de vue a triomphé. La Révolution française armée a imposé sa liberté face à l’Europe entière : quel exemple ! Mais, ensuite, après le tournant à dominante réactionnaire qui s’est imposé en conséquence de la guerre de conquête, la France bourgeoise a donné l’exemple du nationalisme qui n’était pas présent dans l’esprit des origines révolutionnaires. La Révolution française fut donc inventive, immensément créative.
L’arrivée de Napoléon change ce cycle réformateur même si celui-ci se positionne dans sa continuité. À quel moment la Révolution est-elle terminée ?
Claude Mazauric Le coup d’État du 18 Brumaire et la proclamation du 19 de Napoléon Bonaparte marquent la fin de la Révolution, l’arrêt de son cycle inventif. À partir de 1800-1804, la chape de plomb du conservatisme et de l’esprit monarchique s’impose contre l’esprit de démocratie et de République, même restreinte. D’ailleurs, on ne cherche plus à savoir si la guerre doit être émancipatrice en abolissant les régimes féodaux ou absolutistes d’Europe : l’essentiel est désormais d’établir une hégémonie, de justifier les rapines et les conquêtes. Napoléon a même rétabli l’esclavage dans les colonies que la Convention avait aboli. La Révolution active et constructive s’arrête avec lui. Certes, nombre d’acquis demeurent comme l’égalité successorale entre les héritiers, la vente des biens nationaux. Les dîmes, les taxes, les péages intérieurs, les taxes seigneuriales, tout ce fatras qui remontait à l’Antiquité tardive, n’est pas rétabli. La « réaction » l’a emporté mais l’« effet révolution » demeure et va traverser tout le XIXe siècle. Voici un fait dont on ne parle même plus aujourd’hui. La séparation de l’Église et de l’État est une idée qui a pris naissance dans la factualité révolutionnaire. Jamais la Révolution n’avait pensé à « séparer » l’Église de l’État. Au contraire, dès 1789, on voulut instituer la liberté religieuse et associer les religions établies à concourir à la prospérité projetée de la communauté nationale. Mais l’Église catholique romaine dans sa haute hiérarchie et la moitié de ses clercs s’est dressée contre la Révolution. La coupure politique de l’espace public révolutionnaire et de l’espace du religieux a conduit, pendant grosso modo dix ans, à une « séparation de fait », voulue quasiment par personne, ni par l’Église, ni par l’État. Le Concordat passé entre la papauté et le premier consul s’est avéré un désastre à long terme pour le catholicisme qui, redevenant une sorte, amoindrie certes, de religion officielle, a dressé contre son hégémonie une bonne part de l’opinion devenue, en partie à cause de cela, majoritairement républicaine et même anticléricale, dans le troisième quart du siècle suivant. La loi de séparation de 1905 en est le prurit ! Nous voyons donc que la Révolution a créé des réflexes mentaux, des habitudes discursives, formé des mémoires, inscrit des souvenirs collectifs et des schémas affectifs qui nous habitent, constituant cette sorte d’héritage qui revit en nous chaque fois que la France connaît un épisode tendu, comme en 1830, 1848, 1871, 1936, 1945… et même en 2019 ! L’écho de la Révolution française ne cesse, non pas de s’entendre, de resurgir, mais de s’activer. C’est une chose curieuse qu’un souvenir qu’on prétend « oublié » puisse ainsi resurgir au gré des conjonctures : c’est que la mémoire des peuples est plus résistante que ne le croient les supposées « élites » qui s’imaginent les gouverner durablement !
La Révolution française eut-elle aussi une dimension internationale très importante ?
Claude Mazauric Il faut toujours rappeler ce qu’était la France dans le monde de la fin du XVIIIe siècle. Par sa position au centre des masses continentales émergées et cartographiées, et par le volume de sa population bien répartie sur son territoire, c’était la troisième « puissance » mondiale, sans doute derrière l’Inde et la Chine, stagnantes l’une comme l’autre. Imaginez, aujourd’hui, une révolution qui partirait des États-Unis ou de la Chine : le monde, ébahi, en subirait immédiatement les conséquences. La Révolution française a ébranlé le monde de son temps et contribué à soumettre l’Europe à une recomposition géopolitique de très grande envergure. Dès le début, la question de l’exemplarité de son modèle politique s’est posée d’autant plus aisément que les révolutionnaires eux-mêmes étaient nourris d’une philosophie universaliste, celle des Lumières. Très vite, dès 1789, beaucoup d’étrangers qui subissaient la domination de pouvoirs exotiques, par exemple en Brabant et Flandre, en Irlande, à l’est de l’Europe et jusque chez les Ottomans, en Rhénanie, en Savoie, à Nice, en Catalogne, etc., sont venus à Paris et se sont instruits au contact de la « France en révolution ». Ils ont contribué à donner à la Révolution cette dimension universaliste, à la fois dans le discours et dans la réalité géopolitique, notamment dans l’est de l’Europe et peu après dans l’« Amérique espagnole ».
Comment appréhendez-vous votre position d’historien et votre engagement au sein du Parti communiste ?
Claude Mazauric Personne ne demande jamais à tel ou tel historien s’il est adhérent au PS, à LR ou si le parti macronien l’inspire… « Communiste », on est toujours sommé de déclarer son appartenance ! Certains s’en offusquent. Personnellement, cela ne me dérange pas. Je suis un citoyen français adhérent du PCF depuis soixante-sept ans : toute une histoire personnelle compliquée, souvent fastueuse, quelquefois douloureuse, utile, m’a-t-il semblé toute réflexion faite. Je suis d’autre part un historien bien formé par l’école publique et l’université de mon pays, qui fait son travail comme un professionnel honnête, ne vit que de sa pension de retraite, respecte le Code de la route et se prolonge comme tout un chacun. Que demande le peuple ? Le respect !
Grégoire Capelle a réalisé un documentaire sur vous. Que peut-on dire de ce travail introspectif ?
Claude Mazauric Grégoire Capelle a travaillé librement, à sa seule initiative, avec probité et finesse. On découvre dans son film que je suis devenu communiste sur un coup de tête, le 29 mai 1952, après la manifestation, la veille, contre la venue à Paris du général américain Ridgway, où on s’était fait passer à tabac. Mon héritage antérieur de jeune homme d’origine très modeste était marqué par l’Occupation, la Résistance, la Libération, l’après-guerre, la découverte du rôle des communistes et… la pensée de Jean-Paul Sartre découverte en sanatorium de 1947 à 1949 ! À mon arrivée en Seine-Maritime comme professeur de lycée après l’agrégation, j’ai rencontré l’extraordinaire mouvement ouvrier de cette région. Un mouvement compact, énergique, d’une intelligence collective exceptionnelle et qui avait réussi, par ses luttes, à créer un mode de vie digne pour les travailleurs, qui inscrivait dans leur dure existence tous les conquis sociaux de la Libération et des années qui ont suivi. J’ai été saisi d’admiration pour les militants que j’y ai connus à l’époque et je suis devenu partie prenante des constructions issues de cette « sociologie ouvrière » au côté de laquelle mon adhésion m’a plongé. En 1965, à Rouen, une université a été créée et je me suis retrouvé enseignant à la faculté des lettres. Après 1968 et la loi Faure, que les communistes avaient acceptée, l’institution a donné aux centres de recherches et aux chercheurs une autonomie intellectuelle comme aucun pays capitaliste n’en a jamais connu ! Nous avons beaucoup travaillé, écrit, accumulé de savoirs. C’est précisément cette liberté réelle qui est actuellement battue en brèche par le pouvoir macronien après celui, parfaitement réactionnaire, des deux précédents présidents de la République. J’éprouve assez souvent le sentiment que nous ne nous sommes pas battus pour rien. Ce que nous avons pensé, et écrit, demeure. La situation se tend à nouveau. C’est que, comme l’a dit Faulkner, « le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé ». Rien de ce qui s’est fait ne s’oublie : les deux siècles écoulés n’ont cessé de nous le rappeler. C’est le principe du ver de terre, on ne le voit pas, mais il chemine et remonte parfois à la surface. Il faut savoir le faire venir pour que le terreau fructifie. C’est notre travail et c’est notre devoir, notre honneur, d’y contribuer.
Claude Mazauric
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