Le président a été victime d’un coup d’État, sous la pression des militaires. Sa démission, dimanche, ne met pas un terme à la crise politique. Alors que la droite et l’extrême droite se disputent le pouvoir, la gauche est la cible de représailles.
«Civique », politique, policier ou militaire, un coup d’État est un coup d’État. Les événements en Bolivie concentrent d’ailleurs tous ces traits. La situation est d’une rare gravité : irruption des forces armées et policières, agissements brutaux et racistes, vacance d’un pouvoir désormais lorgné par plusieurs factions de la droite et de l’ultradroite, affrontements entre partisans et opposants à l’ex-président Evo Morales… Tout peut désormais arriver. Aux premières heures du 11 novembre, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a demandé aux « acteurs de premier plan (de) s’abstenir de recourir à la violence, (de) réduire la tension et (d’)observer une modération maximale ». Entendra qui voudra.
Quoi qu’il advienne, le 10 novembre marque une rupture historique. Le président Evo Morales, premier Indien à être élu à cette fonction en 2005, dans un pays où transpirait la ségrégation, a renoncé au pouvoir « pour éviter un bain de sang », vingt et un jours après l’élection présidentielle qu’il a remportée dès le premier tour. Une victoire contestée – avant même la tenue du scrutin, rappelons-le – par l’opposition de droite incarnée par Carlos Mesa, président intérimaire dégagé par la rue en 2005, et principal concurrent d’Evo Morales. Les groupes fascisants de l’Est riche de la Bolivie, dont le Comité civique de Santa Cruz, de Luis Fernando Camacho, n’ont pas été en reste. Comme il est désormais de coutume dès lors que la gauche est au pouvoir, l’Organisation des États américains (OEA), commanditaire des basses œuvres de Washington dans la région, a été la cheville ouvrière de la déstabilisation.
« Je renonce, nous renonçons, je ne veux plus voir de familles maltraitées sur ordre de Mesa et Camacho. (…) Nous renonçons pour qu’ils ne continuent pas à brûler des maisons, à intimider nos familles », a insisté, le 10 novembre, Evo Morales, dans une adresse à ses « frères et ses sœurs » qu’il a prononcée depuis Chimoré. Quelques heures plus tôt, le syndicaliste et paysan « cocalero » avait pourtant proposé de convoquer de nouvelles élections afin de mettre un terme à la grave crise politique, et stopper la spirale des brutalités à même d’embraser le pays. En ce sens, il se rangeait aux recommandations de l’OEA, qui, après un audit à charge, exigeait un nouveau scrutin, estimant que la journée électorale du 20 octobre était entachée de « fraudes ». « De nouvelles élections permettront, en votant, au peuple bolivien d’élire démocratiquement de nouvelles autorités. (…) Cette décision prise, j’appelle à faire baisser la tension », avait souhaité Evo Morales. Le message n’a jamais été entendu ; la machine conspiratrice était déjà à l’œuvre.
Une cascade de démissions de ministres
Sur le plan judiciaire, le parquet général s’était mis en chasse avec pour cible le Tribunal suprême électoral. Sa présidente, Maria Eugenia Choque Quispe, a depuis été arrêtée et exhibée menottes aux mains, tel un trophée de guerre. Le commandement militaire, après avoir autorisé des « opérations aériennes et terrestres contre des groupes armés agissant hors du cadre de loi », a lâché les autorités légales pour s’en aller rejoindre le camp des putschistes. Le général et commandant en chef des forces armées, Williams Kaliman, a ainsi « suggéré » à Evo Morales de démissionner. Il n’y a pas besoin d’être un expert pour comprendre la gravité de cette irruption des militaires dans le champ du politique. Encore moins en Amérique latine. Quelques minutes plus tard, c’était au tour du commandant général de la police, Vladimir Yuri Calderon, d’exiger de Morales qu’il renonce à son poste. Il s’est ensuivi une cascade de démissions des ministres des Mines, de l’Intérieur, de l’Environnement, sous la pression de graves menaces. Le président de la Chambre des députés, Victor Borda, a lui aussi jeté l’éponge, non sans préciser que sa maison avait été brûlée et que son frère, pris en otage par les groupes dits « civiques » de Potosi, avait été par la suite traîné nus pieds dans les rues par ces troupes de choc de l’extrême droite. Le logement de la sœur d’Evo Morales a lui aussi été saccagé. Des maires et d’autres autorités affiliés au Mouvement vers le socialisme (MAS) ont été victimes d’agressions similaires. Début novembre, Patricia Arce, la maire de Vinto, dans le département de Cochabamba, a été humiliée par une horde d’extrémistes qui, après avoir brûlé la mairie, l’ont offerte à la vindicte populaire, après lui avoir coupé les cheveux et l’avoir aspergée de peinture rouge. Parce que femme, indienne, « massiste ». Dans ce climat de revanche politique, les partisans de l’ancien président craignent désormais pour leur vie.
Depuis 2006, le dirigeant indien est l’homme à abattre
Acculé par les forces policières et militaires, pris en tenaille par les opposants et des groupes fascistes décidés à s’emparer de La Paz, la capitale politique, Evo Morales a préféré s’éloigner du pouvoir pour éviter une guerre civile. Son vice-président, Alvaro Garcia Linera, la jeune présidente du Sénat, Adriana Salvatierra, et le premier vice-président de celle-ci ont fait de même. « La lutte continue », a promis Evo Morales, en précisant qu’il n’avait pas l’intention de fuir car il « n’(a) commis aucun délit ». Le doute d’une éventuelle arrestation plane, à l’heure où nous écrivons ces lignes. Pis, son intégrité physique n’est plus assurée. « Vingt personnalités de l’exécutif et du législatif de Bolivie » ont trouvé refuge dans l’ambassade du Mexique à La Paz, a précisé le chef de la diplomatie mexicaine, Marcelo Ebrard. « S’il en décidait ainsi, nous offririons aussi l’asile à Evo Morales. » Mexico, à l’image du camp progressiste continental, a dénoncé le coup d’État dont a été victime le président.
Désormais, aucun scénario n’est à écarter. L’heure de la guerre interne a sans doute sonné au sein de l’extrême droite et de la droite néolibérale. S’il revient au Parlement, dominé par l’ancien camp présidentiel, de désigner un remplaçant, la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Anez, a déjà fait valoir son droit à devenir la cheffe de l’État par intérim. L’extrémiste Luis Fernando Camacho, avocat et riche entrepreneur, a pris la tête d’une grève de deux jours, dans l’espoir de s’imposer comme le leader d’une prétendue fronde citoyenne. Les comités et autres fronts dits civiques avaient déjà été à la manœuvre en 2008, en prônant à l’époque la sécession des riches régions de l’Est d’avec l’État plurinational issu de la Constituante de 2007. Ces groupes extrémistes ont maintes fois dit qu’ils ne reconnaîtront pas l’élection de Evo Morales, qu’ils qualifient de « dictateur ». Et ce ne sont pas les seuls.
Depuis 2006, date de la nationalisation des hydrocarbures, Evo Morales est l’homme à abattre. Carlos Mesa, arrivé à la tête du pays après la sanglante répression d’octobre 2003, durant la guerre du gaz et la destitution de Gonzalo Sanchez de Losada, a dû courber l’échine face à la popularité du syndicaliste. La droite continentale, l’OEA et les États-Unis en ont fait une cible de choix. En 2008, d’ailleurs, l’ambassadeur états-unien a été expulsé de Bolivie pour son implication dans le soulèvement sécessionniste. La bonne santé économique du pays n’a jamais empêché les intrigues et autres conspirations en sous-main. Le référendum de février 2016 permettant à Evo Morales de se présenter pour un nouveau mandat a été le prétexte pour enclencher la machine à déstabiliser, au terme d’une vaste opération d’enfumage (voir article ci-contre). « Être indien et être de gauche anti-impérialiste est notre péché », a résumé Evo Morales, lors de l’annonce de son retrait.
Le 10 avril 2019, le Sénat des États-Unis a adopté une résolution demandant au président Morales de ne pas se présenter à l’élection du 20 octobre. Douze parlementaires boliviens – tous opposants – avaient demandé à Donald Trump d’intervenir en ce sens et que « l’OEA fasse de même afin d’éviter la consolidation de la dictature totalitaire d’Evo Morales ». Alors que le Chili s’embrasait, l’OEA n’a eu d’yeux que pour la Bolivie, bombardant de communiqués comminatoires le pays andin. Pas un mot sur les morts et les tortures à Santiago.
Cathy Dos Santos
commenter cet article …