Les scientifiques ont rendu jeudi 8 août un rapport sur l’usage des terres et la crise climatique. L’agriculture et l’élevage dégradent les sols et comptent pour un tiers des émissions de gaz à effet de serre. Ces émissions augmentent la température moyenne qui à son tour dégrade les sols. Il est urgent d’agir, selon le Giec, notamment sur nos habitudes alimentaires.
Le mois de juillet a été le plus chaud jamais enregistré. 2018 figurait déjà parmi les années les plus chaudes. Une étude vient de montrer que près d’un quart de l’humanité était menacé par une pénurie d’eau. Le dernier rapport annuel de l’ONU, en juillet, établissait que pour la troisième année consécutive, la faim dans le monde avait progressé, touchant plus de 820 millions de personnes.
C’est dans ce contexte anxiogène que les 196 « parties » (195 États plus l’Union européenne) ont adopté, jeudi 8 août, le rapport spécial sur le climat et les terres du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Ce rapport spécial (à lire en intégralité ici) porte plus précisément « sur le changement climatique, la désertification, la dégradation des terres, la gestion durable des sols, la sécurité alimentaire et les flux de gaz à effet de serre dans les écosystèmes terrestres ».
Pas moins de 107 auteurs de 52 pays – plus de la moitié venant de pays en voie de développement, a souligné le Giec – ont examiné plus de 7 000 études scientifiques pour le rédiger. Un « résumé à l’attention des décideurs », négocié pied à pied pendant quelques jours à Genève, a été publié dans la foulée.
Ce rapport fait suite au « Rapport 1.5 » publié en octobre dernier, qui faisait un état des lieux précis à la fois des efforts à faire pour contenir la hausse de la température globale sous 1,5 °C d'ici à 2050 et des risques encourus dans un monde plus chaud de 2 °C. Un autre rapport spécial, portant cette fois sur les océans, est prévu dans quelques mois.
Dans le résumé rendu public jeudi, les scientifiques du Giec documentent un cercle vicieux : plus les terres sont dégradées, moins elles participent à la lutte contre le dérèglement climatique, et plus la crise climatique s’exacerbe, et plus les terres sont dégradées. « Les changements climatiques peuvent exacerber les processus de dégradation des terres, notamment par l’augmentation de l’intensité des précipitations, les inondations, la fréquence et la gravité des sécheresses, le stress thermique, les périodes de sécheresse, le vent, la montée du niveau de la mer et l’action des vagues, le dégel du permafrost et la modulation des résultats par la gestion des terres », écrivent les scientifiques.
« La stabilité de l’approvisionnement alimentaire devrait diminuer à mesure que l’ampleur et la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes qui perturbent les chaînes alimentaires augmentent. L’augmentation des niveaux de CO2 dans l’atmosphère peut également réduire la qualité nutritionnelle des cultures », ajoute le Giec.
Pour les experts, il est ainsi urgent d’agir, tant dans la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre que dans la restauration des sols. « Retarder les mesures d’atténuation du changement climatique et d’adaptation dans tous les secteurs aurait des effets de plus en plus négatifs sur les terres et réduirait les perspectives de développement durable », écrivent les scientifiques.
Ceux-ci estiment par ailleurs qu’il est urgent de suivre les scénarios réduisant rapidement les émissions, car « le report des mesures prévues dans les scénarios d’émissions élevées pourrait avoir des répercussions irréversibles sur certains écosystèmes, ce qui, à plus long terme, pourrait entraîner d’importantes émissions supplémentaires de GES provenant des écosystèmes et accélérer le réchauffement planétaire ».
Entre 2007 et 2016, les activités agricoles, forestières et autres activités liées à l'utilisation des terres ont représenté environ 13 % des émissions mondiales de CO2, 44 % des émissions de méthane (CH4) et 82 % des émissions de protoxyde d’azote (N2O) provenant des activités humaines, soit 23 % des émissions nettes totales de GES dues à l'homme. Ces deux derniers gaz sont respectivement 24 et 265 fois plus polluants que le dioxyde de carbone.
70 % des terres émergées et non recouvertes par les glaces sont utilisées directement par les hommes, selon le rapport. Lors de la conférence de presse de lancement du rapport, Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe I du Giec, a rappelé que le quart de ces terres était aujourd’hui dégradé. Par ailleurs, au niveau mondial, l’agriculture utilise 70 % de l’eau douce disponible.
Le Giec insiste sur le fait que la température moyenne sur les surfaces émergées augmente plus rapidement que la température moyenne mondiale lorsque l’on prend les océans en compte. Surtout, il montre que les terres se dégradent cent fois plus vite qu’elles ne se réparent dans les zones labourées, et dix à vingt fois plus vite dans les champs non labourés.
Réagissant au rapport, Cécile Claveirole, pilote du réseau agriculture à France Nature Environnement, estime que « l’artificialisation des sols naturels, forestiers ou agricoles, impacte très fortement notre sécurité alimentaire, ainsi que la capacité des sols à retenir l’eau, à réguler l’humidité atmosphérique, à réduire les îlots de chaleur, à stocker du carbone, sans oublier que les sols recèlent une très grande biodiversité ».
Selon le Giec, l’Asie et l'Afrique devraient compter le plus grand nombre de personnes vulnérables à une désertification accrue. L'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud, la Méditerranée, l'Afrique australe et l'Asie centrale pourraient être de plus en plus touchées par les feux de forêt. Les régions tropicales et subtropicales devraient être les plus vulnérables à la baisse des rendements agricoles.
Pierre-Marie Aubert, coordinateur de l’initiative Agriculture européenne de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), estime dans son analyse du rapport que les zones arides, qui occupent 46 % des terres émergées et abritent trois milliards de personnes, sont celles « dans lesquelles les effets attendus du changement climatique sont les plus négatifs, notamment en termes de rendements agricoles et d’occurrence des événements extrêmes ».
Mais les grands centres urbains ne seront pas épargnés. Le résumé à l’attention des décideurs note ainsi que « le réchauffement de la planète et l’urbanisation peuvent renforcer le réchauffement des villes et de leur environnement (effet d’îlot thermique), en particulier lors d’événements liés à la chaleur, y compris les vagues de chaleur. Les températures nocturnes sont plus affectées par cet effet que les températures diurnes. L’urbanisation accrue peut également intensifier les épisodes de précipitations extrêmes sur la ville ou sous le vent des zones urbaines ».
Agroécologie et régimes alimentaires
Le rapport ne se contente pas de dresser un tableau, il propose également des orientations pour éviter le pire. Il s’agirait en premier lieu de changer radicalement nos modes de production de nourriture. Pour Laurence Tubiana, directrice générale de la Fondation européenne pour le climat et coprésidente de la Convention citoyenne pour la transition écologique, « ce rapport du Giec doit permettre à nos décideurs politiques de comprendre l’urgence à réformer notre système de production agricole pour assurer la sécurité alimentaire des années à venir ».
« Les États doivent investir davantage dans l’agriculture familiale, en particulier en faveur des femmes agricultrices, qui souffrent le plus de la faim et sont les grandes laissées-pour-compte des politiques agricoles », réagit pour sa part Nicolas Vercken, de l’ONG Oxfam.
Sarah Lickel, chargée de plaidoyer droit à l’alimentation au Secours catholique-Caritas France, estime que le rapport définit « l’usage soutenable des terres comme nécessitant de transformer notre agriculture pour aller vers l’agroécologie, l’agroforesterie, l’agriculture biologique et les solutions fondées sur la nature (protection des écosystèmes forestiers primaires) ».
« Les pratiques agroécologiques minimisent l’usage d’intrants externes et restaurent la santé des sols en misant sur les complémentarités agro-sylvo-pastorales à l’échelle de la parcelle cultivée : elles remplacent l’usage des pesticides par le contrôle biologique et substituent des légumineuses aux engrais azotés ; elles recourent à l’agroforesterie afin de minimiser le recours à l’irrigation en renforçant la capacité des sols à absorber l’eau de pluie. Elles sont la science agronomique de ce siècle », insiste pour sa part Olivier De Schutter, coprésident du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food).
En clair, il faudrait mettre fin le plus rapidement possible à l’agrobusiness au niveau mondial pour espérer agir à temps. D’autant que le Giec montre que certaines solutions mettront plusieurs dizaines d’années avant de produire leurs effets.
Il s’agirait également de réduire le gaspillage alimentaire, alors que 25 % des produits alimentaires fabriqués sont perdus. Il faudrait ensuite changer notre régime alimentaire, en particulier en mangeant moins de viande.
Certes, James Skea, coprésident du groupe III du GIEC, a affirmé lors de la conférence de presse jeudi que « le Giec ne recommande pas les régimes alimentaires des gens ». « Ce que nous avons souligné sur la base des preuves scientifiques, c’est qu’il y a certains régimes alimentaires qui ont une empreinte carbone plus faible », a-t-il ajouté. « Il y a des solutions entre les mains des agriculteurs. Mais il y a aussi des solutions entre les mains de chacun d’entre nous, quand nous achetons de la nourriture, et ne gaspillons pas la nourriture », a déclaré Valérie Masson-Delmotte jeudi matin.
Le Giec estime dans le résumé à l’attention des dirigeants que « les régimes alimentaires équilibrés, qui comprennent des aliments d’origine végétale, comme ceux à base de céréales secondaires, de légumineuses, de fruits et légumes, de noix et de graines, et des aliments d’origine animale produits dans des systèmes résilients, durables et à faibles émissions de GES, offrent d’importantes possibilités d’adaptation et d’atténuation tout en produisant d’importants avantages secondaires en termes de santé humaine ».
Mais un autre cercle vicieux menace : si la course à la baisse de nos émissions pour préserver notamment notre sécurité alimentaire vient à passer par le développement à grande échelle de la bioénergie, cela aurait un impact sur l’utilisation des terres, exacerbant les conflits d’usage.
« S’il est appliqué à l’échelle nécessaire pour éliminer le CO2 de l’atmosphère, le boisement, le reboisement et l’utilisation des terres pour fournir des matières premières pour la bioénergie avec ou sans capture et stockage du carbone, ou pour le biochar [sorte d’engrais obtenu par pyrolyse de biomasse – ndlr], pourraient considérablement accroître la demande de conversion des terres », écrivent les scientifiques.
Plus loin, ils soulignent : « L’utilisation de résidus et de déchets organiques comme matière première pour la bioénergie peut atténuer les pressions de changement d’utilisation des terres associées au déploiement de la bioénergie, mais les résidus sont limités et l’élimination des résidus qui seraient autrement laissés sur le sol pourrait entraîner leur dégradation. »
Pierre-Marie Aubert, de l'IDDRI, rappelle dans son analyse du rapport que trois des quatre scénarios « archétypaux » proposés par le Giec dans son précédent rapport spécial reposaient sur un développement poussé des bioénergies, sur de la reforestation à grande échelle, ainsi que sur des projets de « bioenergy carbon capture and storage » (BECCS) – nom de code pour désigner des projets technologiques actuellement non matures consistant à boiser de vastes espaces avec des essences forestières à croissance rapide, afin d’en exploiter la biomasse, de la brûler pour produire de l’énergie et de capter le CO2 émis au moment de la combustion pour le cristalliser sous forme stable.
Mais pour cet expert, « le deuxième enseignement majeur du rapport est d’alerter sur le fait que faire reposer la décarbonation de l’économie sur ces changements d’usage des terres à grandes échelles est incompatible avec l’atteinte d’une grande partie des objectifs de développement durable (ODD) tels qu’adoptés à New York en 2015 ».
« L’accent est notamment mis sur la pression sur l’espace qui serait induite par de tels changements d’usages des terres, poursuit-il. Une telle pression aurait des conséquences sociales importantes, en particulier en termes d’accès au foncier, ainsi qu’environnementales, comme par exemple les risques liés à une intensification dramatique des pratiques agricoles et donc à un recours accru aux pesticides et fertilisants de synthèse, polluant en retour terres, air et atmosphère. »
Réagissant au rapport, la ministre française de la transition écologique, Élisabeth Borne, a écrit sur Twitter : « Lutte contre l’artificialisation des sols, développement de l’agroécologie, meilleure gestion de l’eau : il n’est pas trop tard pour agir, et c’est ce que nous continuerons à porter avec détermination. Nous aurons besoin de la mobilisation de tous pour changer la donne. »
La ministre oublie un peu vite l’autorisation donnée à Total d’importer de l’huile de palme pour son usine de La Mède, la ratification de l’accord UE-Canada (Ceta), la conclusion des négociations pour un accord UE-Mercosur (dont le Brésil de Jair Bolsonaro), l’autorisation de nouvelles fermes-usines en Bretagne, ou encore l’autorisation de nouvelles recherches minières dans la forêt amazonienne en Guyane.
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