Préface de Friedrich Engels (18 mars 1891) à la réédition pour les 20 ans de la Commune de La Guerre Civile en France de Karl Marx (mai 1871):
"Le 28 mai, les derniers combattants de la Commune succombaient sous le nombre sur les pentes de Belleville, et deux jours après déjà, le 30, Marx lisait devant le Conseil général son ouvrage, dans lequel la signification historique de la Commune de Paris est représentée en traits brefs, puissants, mais si pénétrants, et avant tout si vrais, que cela n'a jamais été égalé dans l'ensemble de l'abondante littérature sur le sujet.
Grâce au développement économique et politique de la France depuis 1789, Paris depuis cinquante années s'est trouvé dans cette situation qu'aucune révolution ne pouvait y éclater qui ne revêtit un caractère prolétarien, de telle sorte que le prolétariat, qui achetait de son sang la victoire, apparaissait après la victoire avec ses revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins obscures et même confuses, selon le degré correspondant de développement des ouvriers parisiens, mais, en définitive, elles tendaient à la suppression de l'antagonisme de classe entre capitalistes et ouvriers. Comment cela devait arriver, on ne le savait pas à vrai dire. Mais la revendication même, si indéterminée qu'elle fût encore dans sa forme, contenait un danger pour l'ordre social établi; les ouvriers qui la posaient, étaient encore armés; pour les bourgeois qui se trouvaient au gouvernail de l’État, le désarmement des ouvriers était donc le premier devoir. D'où après chaque révolution où les ouvriers avaient été vainqueurs, une nouvelle lutte, qui se termine par la défaite des ouvriers.
C'est ce qui se produisit pour la première fois en 1848. Les bourgeois libéraux de l'opposition parlementaire tinrent des banquets en faveur de leur parti. Dans la lutte avec le gouvernement, forcés de plus en plus à faire appel au peuple, ils étaient obligés de céder peu à peu le pas aux couches radicales et républicaines de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Mais, derrière elles, se tenaient les ouvriers révolutionnaires, et ceux-ci, depuis 1830, se sont attribué beaucoup plus d'indépendance politique que les bourgeois et même les républicains ne le soupçonnaient. Au moment de la crise entre le gouvernement et l'opposition, les ouvriers engagèrent le combat de rues. Louis-Philippe disparut, avec lui la réforme électorale; à leur place se dressa la République, et justement une République que les ouvriers victorieux désignèrent eux-mêmes du nom de "sociale". Ce qu'il fallait entendre par République sociale, c'est ce que personne ne savait vraiment, pas même les ouvriers. Mais maintenant ils avaient des armes et étaient une force dans l’État. Aussi, dès que les bourgeois républicains qui se trouvaient au gouvernail sentirent sous leurs pieds un sol plus ou moins ferme, leur premier objectif fut de désarmer les ouvriers. Cela se produisit par le fait qu'on les précipita dans l'insurrection de juin 1848 par un manque de parole direct, par un défi ouvert et la tentative de bannir les sans-travail dans une province éloignée. Et comme on avait pris soin de réunir les forces suffisantes, les ouvriers, après une lutte héroïque de cinq jours, furent écrasés. Et il s'ensuivit un bain de sang de prisonniers sans défense, comme on en n'avait pas vu de pareil depuis les jours de guerres civiles. qui ont marqué le début de la chute de la République romaine. C'était la première fois que la bourgeoisie montrait à quelle folle cruauté de vengeance elle peut être éperonnée, sitôt que le prolétariat ose s'avancer en face d'elle, comme une classe à part, avec ses propres intérêts et revendications. Et pourtant 1848 n'était encore qu'un jeu d'enfant auprès de leur rage de 1871.
La punition était à leurs talons. Si le prolétariat ne pouvait pas encore gouverner la France, la bourgeoisie ne le pouvait déjà plus. Du moins, pas alors qu'elle était encore en majorité de tendance monarchiste, et était divisée en trois partis dynastiques et un quatrième républicain. Leurs querelles intérieures ont permis à l'aventurier Louis Bonaparte de prendre possession de toutes les forteresses du pouvoir - armée, police, machinerie administrative - et de faire sauter le 2 décembre 1851 le dernier bastion de la bourgeoisie, l'Assemblée nationale. Le second Empire commença: exploitation de la France par une bande d'aventuriers politiques et financiers, mais à la fois aussi un développement industriel, comme il n'en avait jamais été possible sous le système mesquin et peureux de Louis-Philippe, avec la domination exclusive d'une partie seulement de la grande bourgeoisie. Louis Bonaparte enleva aux capitalistes leur pouvoir politique, sous prétexte de les protéger, eux, les bourgeois, contre les ouvriers, et par contre, de protéger les ouvriers contre eux; mais pour cela sa domination favorisait la spéculation et l'activité industrielle, bref, l'essor et l'enrichissement de la bourgeoisie entière à un degré jusqu'alors inouï. Il va sans dire que c'est à un degré encore plus élevé que se développa aussi la corruption et le vol en grand qui se groupèrent autour de la cour impériale, et tirèrent de cet enrichissement de forts pourcentages.
Mais le second Empire, c'était l'appel au chauvinisme français, c'était la revendication des limites, perdues en 1814, du premier Empire, tout au moins celles de la première République... Avec le second Empire, la revendication de la rive gauche du Rhin, d'un coup ou par morceaux, n'était qu'une question de temps. Le temps en vint avec la guerre austro-prussienne de 1866: frustré des "compensations territoriales" attendues, par Bismark et sa propre politique de tergiversations, il ne resta alors à Bonaparte rien d'autre que la guerre, qui éclata en 1870, et le précipita à Sedan et de là à Wilhelmshoehe.
La suite nécessaire en fut la révolution parisienne du 4 septembre 1870. L'Empire s'écroula comme un château de cartes, la République fut de nouveau proclamée. Mais l'ennemi se tenait aux portes: les armées de l'Empire étaient ou enfermées sans espoir dans Metz ou prisonnières en Allemagne. Dans cette extrémité, le peuple permit aux députés parisiens de l'ancien Corps législatif de se constituer en gouvernement de "Défense Nationale". On le permit d'autant mieux qu'alors, en vue de la défense, tous les parisiens capables de porter les armes étaient entrés dans la garde nationale et s'étaient armés, si bien qu'ainsi les ouvriers en formaient la grande majorité. Mais bientôt éclatait l'opposition contre le gouvernement composé presque uniquement de bourgeois et le prolétariat armé. Le 31 octobre, des bataillons d'ouvriers assaillirent l'hôtel de ville et firent prisonniers une partie des membres du gouvernement; la trahison, un véritable manquement à sa parole de la part du gouvernement et l'interposition de quelques bataillons de petits bourgeois leur rendirent la liberté et, pour ne pas allumer la guerre civile à l'intérieur d'une ville assiégée par une force armée étrangère, on laissa en fonction le même gouvernement.
Enfin, le 28 janvier 1871, Paris affamé capitulait. Mais avec des honneurs, jusque-là inconnus dans l'histoire de la guerre. Les forts furent rendus, les fortifications désarmées, les armes de la ligne et de la garde mobile livrées, elles-mêmes considérées comme prisonnières de guerre. Mais la garde nationale conserva ses armes et canons et ne se mit que sur un pied d'armistice avec les vainqueurs. Et ceux-ci même n'osèrent pas faire dans Paris une entrée triomphale. Ce n'est qu'un petit coin de Paris et encore un coin plein de parcs publics, qu'ils ont osé occuper, et cela même rien que quelques jours! Et pendant ce temps, ils furent, eux qui avaient cerné Paris pendant 131 jours, cernés eux-mêmes par les ouvriers parisiens armés qui veillaient avec soin à ce qu'aucun "Prussien" ne dépassât les étroites limites du coin abandonné au conquérant étranger. (...)
Pendant la guerre, les ouvriers parisiens s'étaient bornés à exiger la continuation énergique de la lutte. Mais maintenant, après la capitulation de Paris la paix s'était faire, Thiers, la nouvelle tête du gouvernement, était forcé de comprendre que la domination des classes possédantes - grands propriétaires fonciers et capitalistes - se trouverait en danger constant tant que les ouvriers parisiens garderaient les armes à la main. Son premier acte fut une tentative de les désarmer.
Le 18 mars, il envoya les troupes de la ligne avec l'ordre de voler l'artillerie appartenant à la garde nationale, fabriquée et payée par souscription pendant le siège de Paris. La tentative échoua, Paris se dressa comme un seul homme pour la défense, et la guerre entre Paris et le gouvernement français siégeant à Versailles fut déclarée; le 26 mars, la Commune est élue; le 28 elle est proclamée; le Comité central de la garde nationale qui jusque là avait exercé le pouvoir, démissionna entre les mains de la Commune, après avoir aboli par décret la scandaleuse "police des mœurs" de Paris.
Le 30, la Commune supprima la conscription de l'armée permanente et reconnut la garde nationale, à laquelle tous les citoyens valides devaient appartenir, comme la seule force armée; elle remit tous les loyers d'octobre 1870 jusqu'en avril, en portant en compte les termes déjà payés pour l'échéance à venir et suspendu toute vente des gages au mont-de-piété municipal. Le même jour, les étrangers élus à la Commune furent confirmés dans leurs fonctions, car le "drapeau de la Commune est celui de la République Mondiale.
Le 1er avril fut décidé que le traitement le plus élevé d'un employé de la Commune, et donc aussi de ses membres, ne pourrait dépasser 6000 francs.
Le jour suivant, furent décrétés la séparation de l’Église et de L’État, et la suppression de toutes les subventions d’État pour des buts religieux, ainsi que la transformation de tous les biens ecclésiastiques en propriétés nationales; en conséquence de quoi, le 8 avril, fut ordonné, et peu à peu réalisé, le bannissement dans les écoles de tous les symboles, images, prières, dogmes religieux, bref de "tout ce qui relève de la conscience individuelle de chacun".
Le 5, en présence des exécutions renouvelées chaque jour des combattants de la Commune faits prisonniers par les troupes de Versailles, un décret fut rendu, mais jamais exécuté, concernant l'arrestation des otages. Le 6, la guillotine fut sortie par le 137e bataillon de la garde nationale et brûlée publiquement au milieu d'une bruyante joie populaire. Le 12, la Commune décida de renverser la colonne triomphale de la place Vendôme, coulée par Napoléon avec la fonte des canons conquis, après la guerre de 1805, comme symbole du chauvinisme et de la discorde des peuples. Cela fut exécuté le 16 mai.
Le 16 avril, la Commune ordonna un recensement statistique des fabriques immobilisées par les fabricants et l'élaboration de plans pour la gestion de ces fabriques par les ouvriers qui y travaillaient jusque-là, réunis en associations coopératives, et aussi pour l'organisation de ces associations en une grande fédération.
Le 20, elle abolit le travail de nuit des boulangers, ainsi que les bureaux de placement gérés en monopole depuis le second Empire par des individus choisis par la police, exploiteurs d'ouvriers de premier ordre; ceux-ci furent réunis aux mairies des vingt arrondissements de Paris.
Le 30 avril, elle ordonna la suppression des monts-de-piété, qui constituaient une exploitation privée des ouvriers à leurs instruments de travail et au crédit. Le 5 mai, elle décida la destruction de la chapelle expiatoire élevée en réparation de l'exécution de Louis XVI.
Ainsi, à partir du 18 mars, ressortit clairement et vivement le caractère de classe du mouvement parisien jusqu'alors relégué à l'arrière-plan par la lutte contre l'invasion étrangère. Comme dans la Commune ne siégeaient presque que des ouvriers ou des représentants reconnus des ouvriers, ses décisions portaient un caractère nettement prolétarien. Ou elle décrétait des réformes, que la bourgeoisie républicaine avait négligées rien que par lâcheté, mais qui constituaient pour la libre action de la classe ouvrière une base indispensable, comme la réalisation de la formule suivant laquelle à l'égard de l’État, la religion n'est qu'une affaire privée; ou elle prenait des décisions directement dans l'intérêt de la classe ouvrière, et quelques-unes même entamant profondément le vieil ordre social. Mais tout cela, dans une ville assiégée, ne pouvait avoir tout au plus qu'un début de réalisation. Et à partir de mai, la lutte contre les troupes de Versailles, toujours plus nombreuses, absorba toutes ses forces.
(...) Le 21 (mai) ils réussirent à pénétrer dans la ville grâce à la trahison et aux suites de la négligence du poste de la garde nationale. Les Prussiens qui occupaient les forts du Nord et de l'Est permirent aux Versaillais d'avancer par le terrain au nord de la ville qui leur était interdit par l'armistice, et, par là même, d'attaquer sur un large front que les Parisiens devaient croire protégé par l'armistice et par là même seulement gardé faiblement. En conséquence de quoi la résistance ne fut que faible dans la moitié ouest de paris, dans la ville de luxe à proprement parler. Elle devint plus violente et tenace, à mesure que les troupes envahisseuses s'approchaient de la moitié est, de la ville ouvrière, à proprement parler. Ce n'est qu'après une lutte de huit jours que les derniers défenseurs de la Commune succombèrent sur les hauteurs de Belleville et Ménilmontant, et alors le massacre des hommes, des femmes et des enfants sans armes, qui avait fait rage toute la semaine, en croissant sans cesse, atteignit son point culminant. Le fusil ne tuait plus assez vite, c'est par centaines que les vaincus furent exécutés avec des mitrailleuses. Le Mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise, où le dernier massacre en masse fut accompli, est aujourd'hui encore debout, témoignage d'une éloquence muette de la furie dont la classe dirigeante est capable, dès que le prolétariat ose se dresser pour son droit. Vinrent ensuite les arrestations en masse, lorsque l'abattage de tous se révélé impossible, la fusillade des victimes tirées arbitrairement des rangs des prisonniers, la relégation du reste dans de grands camps où ils attendirent la comparution devant des conseils de guerre.
(...) Contre cette transformation inévitable, dans tous les États jusqu'à présent, de l’État et des organes de l’État, de serviteurs de la société en maîtres de la société , la Commune employa deux moyens infaillibles. Premièrement, elle soumit toutes les places, de l'administration, de la justice et de l'enseignement, à l'élection au suffrage universel des intéressés, et bien entendu, à la révocation à tout moment de ces mêmes intéressés. Et deuxièmement, elle ne paya pour tous les services, élevés comme bas, que le salaire que recevaient les autres ouvriers. Le plus haut traitement qu'elle payât dans l'ensemble était de 6.000 francs. Par là, un frein sûr tait mis à la chasse aux places et à l'arrivisme, sans en appeler aux mandats impératifs des délégués aux corps représentatifs, qui étaient encore ajoutés par-dessus le marché.
Cette abolition violente de la puissance de l’État, telle qu'elle a été jusqu'ici, et son remplacement par une nouvelle, en vérité démocratique, est dépeinte d'une façon pénétrante dans la troisième partie de la Guerre civile. Mais il est indispensable de revenir ici brièvement sur quelques-uns de ces traits, parce que précisément en Allemagne, la superstition de l’État a passé de la philosophie dans la conscience commune de la bourgeoisie et même dans celle de beaucoup d'ouvriers. D'après la représentation philosophique, l'Etat est "la réalisation de l'Idée" ou le règle de Dieu sur la terre traduit en langue philosophique, le domaine sur lequel la vérité éternelle et la justice doivent se réaliser. Et de là découle ensuite une vénération superstitieuse de l’État et de tout ce qui est lié à l’État, qui s'installe d'autant plus facilement qu'on est, depuis le berceau, habitué à s'imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière ne peuvent être réglés que comme ils étaient réglés jusqu'alors, c'est-à-dire par l’État et ses autorités établies. Et l'on croit déjà avoir fait un pas d'une hardiesse tout à fait considérable, quand on s'est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu'on jure par la République démocratique. Mais, en réalité, l’État n'est rien qu'une machine pour l'oppression d'une classe par une autre, et bien entendu, pas moins dans la République démocratique que dans la monarchie; et dans le meilleur cas, un mal dont le prolétariat vainqueur, dans la lutte pour la domination de classe hérite, et dont aussi bien que la Commune, il ne pourra pas ne pas retailler immédiatement, dans la mesure du possible, les côtés les plus nuisibles, jusqu'à ce qu'une génération grandie dans des circonstances nouvelles, libres, soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac de l’État.
Le philistin social-démocrate entre une fois de plus dans une terreur sacrée au mot de dictature du prolétariat. Allons-bon, voulez-vous savoir, messieurs, de quoi cette dictature a l'air? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat.
Londres, pour le 20e anniversaire de la Commune de Paris. 18 mars 1891.
F. Engels. "
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