Un jour du monde (Chroniques de ce soir). 1939, jusqu’au pacte germano-soviétique Louis Aragon Delga, 465 pages, 22 euros.
Les Annales de la Société des amis d’Aragon et Elsa Triolet offrent à lire plus de 400 pages de chroniques écrites par le poète entre janvier et août 1939.
«Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… » : pourquoi cette phrase de Rilke m’est-elle revenue en mémoire, à la lecture des articles d’Aragon ? Quel rapport entre cet éloge de la contemplation et la suractivité journalistique et militante d’Aragon à la direction de son journal, Ce soir ? Publié par les soins de François Eychart, ce second tome d’Un jour du monde accompagne cette fois l’année 1939, du 1er janvier à la fin d’août, quand la signature du pacte germano-soviétique offre l’occasion au gouvernement français de suspendre les journaux communistes. Cet ensemble, qui passionnera aussi bien l’historien que le littéraire, comble un manque considérable.
« L’hospitalité française »
La frénésie du travail saisit, à traverser ces plus de 400 pages qui se lisent comme un roman – ou comme une tragédie dont nous savons la fin. Chaque jour, Aragon étudie l’actualité politique et culturelle, en extrait une chronique de six ou sept feuillets, nourrie d’une lecture exhaustive de la presse. Si l’on connaissait son engagement au service de la République espagnole, on découvrira son dévouement pour l’accueil des orphelins, forçant ainsi la main à un gouvernement français dont il montre la barbarie. Les réfugiés furent en effet enfermés dans des camps, ou sur des plages glacées, sous la garde de soldats maltraitants, dans la famine et la maladie – et ces pages concernant « l’hospitalité française » des exilés se recolorent d’une terrible actualité… Dénonçant le faux-semblant de la politique de « non-intervention » qui laissa l’Allemagne et l’Italie soutenir Franco, Aragon organise les collectes de fonds et condamne la complaisance à reconnaître le pouvoir franquiste, à lui restituer l’or de la République déposé à la Banque de France, non sans avoir expédié en mars à Madrid un ambassadeur dont le nom dit tout : Philippe Pétain.
De renoncements en renoncements, les conséquences des accords de Munich sont analysées et dessinent, d’un trait hélas fort net, la montée en puissance des fascismes. Aux yeux d’Aragon, le capitalisme français (et en particulier le ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet, cible incessante de ses attaques : « Bonnet brun et brun Bonnet » !) a fait son choix entre péril brun et peur du rouge. Un dossier précis prouve que l’alliance avec l’URSS fut « recherchée dans l’espoir qu’elle soit inefficace », que le « pacte-que-tout-le-monde-désire » était délibérément voué à l’échec.
Préambule de la résistance
On pourra à loisir reprocher des outrances d’époque : la foi jusqu’au bout dans l’antifascisme soviétique, ou la crédulité à déclarer traître le maréchal Toukhatchevski, victime des purges staliniennes. Mais demeure une ligne forte et claire : l’appel à la fermeté et à l’unité nationales, préambule de ce qui sera la résistance. Aragon y croise des hommes éloignés de lui, comme dans la lutte antimunichoise le droitier Henri de Kérillis, capable d’écrire : « J’ai toute ma vie combattu le communisme. Mais je crois qu’actuellement la meilleure manière de le combattre est de ne pas permettre qu’il soit seul à avoir raison. »
D’un feu à l’autre, d’une première de théâtre à celle du film Espoir, sierra de Teruel, de Malraux, de New York à l’horreur de la frontière espagnole, Aragon a aussi, comme disait Rilke, été « auprès de mourants », « assis auprès des morts ». Fort de cette expérience, humaine et politique, à l’automne, après cinq années de silence poétique, il écrivait les premiers vers du Crève-cœur.
Olivier Barbarant écrivain et Poète