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25 juillet 2019 4 25 /07 /juillet /2019 13:25
En Irlande du Nord, l’inquiétude accompagne le tracé de la future frontière européenne (Audrey Parmentier, Médiapart, 24 juillet 2019)
En Irlande du Nord, l’inquiétude accompagne le tracé de la future frontière européenne
Par Audrey Parmentier

En cas de Brexit, leur destin au sein de l’Union européenne prendra fin et ces villes resteront à seulement quelques mètres de la forteresse bruxelloise. Un coup dur pour les frontaliers. Balade nord-irlandaise à Newry, Belcoo et Strabane. 

Newry, Belcoo et Strabane (Irlande du Nord), envoyée spéciale.–  « Je veux mourir européen. Voilà ce que j’ai répondu à ma femme lorsqu’elle m’a demandé pourquoi je voulais un passeport irlandais. » Donal O’Donnell est un ancien journaliste nord-irlandais. Il sillonne le marché de Newry, petite ville de 27 000 habitants à cheval sur la frontière avec l’Eire. Lorsqu’il évoque le Brexit, le regard du petit homme chauve s’allume. « C’est un véritable bordel au Parlement, je n’ai jamais vu ça ! »

Donal O’Donnell raconte avoir couvert les remous de la politique nord-irlandaise « pendant plus de 30 ans ». À cette époque, le conflit – les Troubles (1968-1998) – entache la province britannique. Durant cette guerre civile, les protestants unionistes attachés à la couronne britannique étaient opposés aux nationalistes républicains en faveur d’une réunification des deux Irlandes. « Les Anglais penseront toujours qu’ils sont au sommet de tout le monde. Ils se sentent même au-dessus des Français », s’exclame Donal O’Donnell avant de trancher : « Aujourd’hui, il faut combattre le nationalisme anglais. »

Le journaliste à la retraite critique vivement le Parti unioniste nord-irlandais (DUP). Cette formation très conservatrice s’est positionnée il y a maintenant trois ans en faveur d’une sortie de l’Union européenne (UE). Devenu un allié du gouvernement minoritaire, le DUP est la clé de voûte des négociations sur le Brexit. Lors des trois votes sur l’accord négocié par la première ministre britannique Theresa May, le parti unioniste s’est distingué par son refus du backstop – filet de sécurité qui permettrait à l’Irlande du Nord de rester dans le marché unique européen en cas de Brexit.

 

« Le DUP ne prend pas en compte le souhait des Nord-Irlandais. La population a voté pour rester dans l’Union européenne », déplore Donal O’Donnell. Mais le DUP est le seul parti nord-irlandais à se faire entendre à Westminster. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’historique Sinn Fein, nationaliste et républicain, favorable à la réunification des deux Irlandes, refuse de siéger au Parlement. « Il n’y a personne pour se lever et défendre notre cause », proteste l’ex-reporter avant de s’arrêter devant l’un des maraîchers. « Vous ne pourrez pas parler à un homme plus raisonnable », s’arrête-t-il en pointant du doigt John Bradley.

Cet ancien professeur des écoles, sexagénaire, tient depuis une vingtaine d’années un stand d’antiquaire au marché de Newry. Anciennes revues, médaillons et bibelots sont disposés sur une table en bois dépliée devant lui. « Je pense que l’Union européenne devrait dire au DUP de dégager », fustige John Bradley, qui quitte son stand quelques instants pour exprimer ses craintes : « Le retour d’une frontière dure serait un pas en arrière. J’ai peur de ce qu’il peut se passer en cas de Brexit. » Et il n’est pas le seul.

Financée par l’Union européenne, l’organisation Action Mental Health suit de près les avancées du Brexit. Situé à quelques mètres du marché, cet organisme accompagne les personnes atteintes de troubles mentaux. Dirigé par Brian Huge, le centre accueille actuellement 145 personnes. « La moitié de nos financements provient de l’Union européenne », déclare le directeur. En cas de Brexit, l’organisation perdra ces fonds européens. « Cependant, le gouvernement britannique a promis de débloquer de l’argent d’ici 2020-2022 », rassure Brian Huge. Mais cela n’empêche pas les patients du centre d’être très inquiets, à l’instar de Dell Rogers : « Où allons-nous aller si le centre vient à fermer ? »

À une dizaine de kilomètres de Newry, les pêcheurs de moules de Warrenpoint, deuxième port de l’Irlande du Nord, voyagent eux aussi en eaux troubles. Hank Waverton, un marin hollandais, fume une cigarette à l’entrée d’un pub. « Ici, il n’y a que des pêcheurs de moules. Mais la plupart des compagnies sont irlandaises ou hollandaises. Je crois que 95 % des revenus de la pêche sont reversés aux entreprises hollandaises », explique-t-il en regardant le port.

Hank Waverton témoigne des changements apportés par le Brexit. « Depuis quelque temps, la frontière est plus surveillée. Il y a deux mois, un bateau de Kilkeel, premier port d’Irlande du Nord, a été attrapé par la marine irlandaise », raconte le Hollandais. Les contrôles à répétition des deux côtés de la frontière font fuir les pêcheurs irlandais, « qui ne se rendent plus en Irlande du Nord ». Hank Waverton prend pour exemple ce qui est arrivé à l’un de ses amis : « Il avait amarré son bateau au port alors qu’il n’était pas référencé. Ça lui a coûté plus de 15 000 euros ! » Il marque une pause pour jeter son mégot : « Malheureusement, personne ne sait où se trouve la frontière. »

À l’instar des pêcheurs, les agriculteurs seront en première ligne en cas de Brexit dur. John Sheridan en est conscient. Ce fermier nord-irlandais habite à Belcoo, un petit village frontalier niché dans le comté de Fermanagh, au nord-ouest de Newry. Ce comté nord-irlandais dépend économiquement du tourisme et de l’agriculture. Depuis trois ans, cet éleveur de moutons avoue avoir gelé tout investissement pour faire face à l’incertitude liée au Brexit.

« On ne mord pas la main qui nous a nourris »

« Pour vendre de la viande, nous avons besoin d’une vingtaine de marchés pour une seule carcasse. Et ces vingt marchés n’existent pas au Royaume-Uni », se plaint John Sheridan. Il estime qu’en cas de no deal « ses moutons pourraient être taxés à 75 % ». Au volant de sa Jeep, cet éleveur de moutons roule sur les sentiers escarpés. « On traverse la frontière au niveau du pont entre Belcoo et Blacklion, en République d’Irlande. Quand j’étais enfant, les forces britanniques étaient postées au niveau de la frontière », raconte le fermier de 56 ans, sans quitter la route des yeux. Né au début des années 1960, John Sheridan a connu les Troubles, dont il garde un souvenir impérissable. « Dès qu’on voyait une boîte en carton sur la route, on se demandait s’il s’agissait d’un colis piégé », se remérore le fermier protestant.

En 1998, l’accord du Vendredi saint met fin à une guerre qui aura marqué l’Irlande du Nord pendant trente ans. « C’est un accord fantastique, très rare et unique. J’espère qu’il va continuer à nous protéger », confie John Sheridan, qui remercie l’Union européenne pour avoir facilité le processus de paix. « Bruxelles a injecté plus de 7 milliards de livres entre 2007 et 2020. C’est en partie grâce à Michel Barnier – à l’époque ministre délégué aux affaires européennes – si tout cet argent a été débloqué. On ne mord pas la main qui nous a nourris. » L’éleveur confie que sa ferme a été financée par l’Union européenne. « Je me considère comme un bébé européen », dit-il en souriant.

Un peu plus loin, il y a la bourgade de Ballyshannon, de l’autre côté de la frontière, en République d’Irlande. C’est là que vit Patrick Rooney, éleveur de moutons et de vaches laitières. « Je ne suis pas d’accord avec tout ce que l’UE a fait mais je pense que Bruxelles a coopéré correctement avec l’Irlande », estime-t-il. Le fermier irlandais craint l’arrivée sur le marché britannique des bœufs sud-américains. « Ce sont des produits inférieurs aux nôtres et dotés d’une moins bonne traçabilité », maugrée-t-il.

« En Irlande, nous avons des produits uniques et si le Royaume-Uni impose des tarifs à hauteur de 15 à 30 %, alors cela devrait détruire l’agriculture irlandaise », prédit Patrick Rooney, qui se revendique comme « européen mais irlandais dans le sang ». Lui aussi traverse régulièrement la frontière. Pour l’éleveur, son contrôle total serait impossible sans fermer les routes secondaires. « Nous allons devenir le seul pays européen qui partage une frontière terrestre avec le Royaume-Uni », continue-t-il.

Une frontière qui pourrait de nouveau séparer les villes de Strabane et Lifford. La première est nord-irlandaise et la seconde appartient à la République d’Irlande. Aujourd’hui, les voitures circulent librement entre les deux villages frontaliers. Certaines se garent au supermarché Asda implanté à Strabane. L’enseigne accueille 40 % d’Irlandais parmi sa clientèle. « S’il venait à y avoir une frontière européenne, ça nous affecterait directement, car les clients auront besoin de leur passeport pour venir faire leurs courses », explique l’une des gérantes du magasin, qui tient à rester anonyme.

Si une frontière européenne venait entraver les échanges entre Lifford et Strabane, le supermarché s’en trouverait affaibli. En effet, une partie des produits vendus dans le magasin viennent de l’Union européenne. Le retour à une frontière dure inquiète un certain nombre de commerçants à Strabane. Cette ville de 18 000 habitants est la deuxième du comté de Tyrone, après la cité d’Omagh. À Strabane, les rues du centre-ville sont bordées d’affiches électorales à l’effigie du Sinn Fein.

Le centre-ville se concentre autour de deux ou trois rues principales. Dans l’une d’elles, à l’entrée d’un magasin d’électroménager, un vendeur éclate de rire quand on lui parle du Brexit : « Ça n’arrivera pas, c’est impossible ! » Il part à la recherche du propriétaire de l’échoppe, Conor Devan. La trentaine passée, le directeur raconte l’impact du retour d’une frontière dure. « On livre beaucoup d’électroménager de l’autre côté. Avec le Brexit, on risque de connaître des difficultés en termes d’assurances. »

Mais comment se préparer au pire ? C’est la question à laquelle ne peut pas répondre Conor Doherty, le fils d’une fleuriste, à quelques pas du magasin d’électroménager. « C’est dur de se préparer car il y a trop d’incertitudes, du moins jusqu’à ce qu’une décision soit prise », explique le jeune Nord-Irlandais de 24 ans. Il reprend : « Le débat à Westminster est une vaste blague. Personne ne sait ce qu’il veut », poursuit-il.

À l’instar de Conor Devan, le fils de la fleuriste craint pour le commerce de sa mère, dont une partie se trouve en Irlande. « Nous livrons des bouquets dans le comté de Donegal [dans le nord de la République d’Irlande – ndlr] et une grande partie de nos fleurs viennent des Pays-Bas », explique le jeune homme. Il réajuste ses lunettes et reprend : « Déjà qu’on lutte contre les supermarchés qui proposent des fleurs à des prix très bas, alors le Brexit ne risque pas d’arranger les choses. »

Comme beaucoup de villages frontaliers, la ville de Strabane a voté massivement pour rester dans l’UE. Le 30 mars dernier, une centaine de personnes ont marché jusqu’à la frontière pour protester contre le Brexit. Conor Doherty aurait aimé faire partie du cortège « mais [il avait] un empêchement ». Né après les Troubles, le jeune homme avoue vouloir vivre dans l’unité. « J’ai grandi après la guerre civile et cela a affecté ma vision des choses, dit-il. Dans ma tête, je suis irlandais. Et davantage européen que britannique. »

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