Le prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur les revenus du capital ne pèsera pas sur le budget en raison d’une envolée des dividendes distribués en 2018. Un succès pour les défenseurs du gouvernement, mais c’est en réalité la preuve que le gouvernement met ses pas dans ceux de Ronald Reagan et croit bel et bien dans la théorie du ruissellement.
La « flat tax » sur les revenus du capital était une des mesures phares des réformes fiscales du gouvernement au début du quinquennat. Mis en place au premier janvier 2018, ce prélèvement forfaitaire unique (PFU) est une forme de bouclier fiscal qui limite la taxation des revenus du capital à 30 %, tout compris. Cette taxe devait, dans le projet de loi de finances 2017, coûter 1,3 milliard d’euros au budget de l’État ; finalement, il ne coûtera rien puisque l’augmentation des versements de dividendes a élargi sa base fiscale et donc les recettes. Un succès, donc, proclame dans son éditorial de ce 20 juin le journal Les Échos, évoquant les « bons comptes de la flat tax ». Selon son rédacteur Étienne Lefebvre, tant l’État que la Sécurité sociale ont profité de cette mesure in fine.
Qu’en est-il réellement ? Effectivement, la flat tax ne devrait rien coûter formellement aux comptes publics. Mais ce constat ne représente qu’une partie de l’histoire. Ce meilleur résultat s’explique effectivement par une très forte augmentation des versements de dividendes en 2018, de 24,34 % en un an, pour atteindre le niveau de 37,11 milliards d’euros. C’est effectivement près de 8 milliards d’euros de plus de versés, ce qui a permis de combler le manque à gagner attendu. On notera immédiatement qu’un manque à gagner nul ne représente pas un gain et que, partant, si l’État n’a pas perdu d’argent, il n’en a pas gagné alors même que la hausse des versements de dividendes est vertigineuse et que les prix ont progressé de 1,6 %. La stabilité des recettes fiscales sur des revenus du capital en hausse de 24 % ne peut guère être considérée comme une bonne affaire. Les « bons comptes » ne sont donc pas si bons. Ils sont, à la limite, « pas aussi mauvais » qu’attendu.
Évolution de la croissance de l'EBE des entreprises et de celle des dividendes versés. © Insee, note de conjoncture de juin 2019.
Mais dès lors se posent plusieurs autres questions. D’abord, sans cette réforme, les dividendes auraient-ils été aussi importants ? La réponse est sans doute négative. Dans sa note de conjoncture publiée le 19 juin, l’Insee reconnaît, page 104, qu’il y a « sans doute » eu un effet PFU. Autrement dit, les entreprises ont décidé de verser davantage de dividendes pour profiter d’une aubaine fiscale. La courbe attachée par l’institut statistique semble le prouver avec éclat. Alors que la croissance du résultat brut d’exploitation des entreprises a ralenti à 3 % en 2018, le versement de dividendes a explosé. Il n’est donc pas possible d’invoquer une croissance « naturelle » du dividende liée à celle de l’activité. Le PFU a ainsi alimenté la hausse des dividendes, ce qui a permis de limiter les pertes fiscales… du PFU.
Car une autre interrogation surgit aussitôt. Si ces versements de dividendes ne sont pas « naturels », d’où viennent-ils ? Il y a, à cela, plusieurs réponses qui permettent immédiatement de relativiser le succès de la flat tax et ses « bons comptes ». La première est que dans le partage de l’EBE, on ait versé plus de dividendes au détriment des autres usages du profit : reversement aux salariés et, surtout, investissement. De fait, on constate que la croissance de l’investissement des entreprises non financières a ralenti, passant de + 5 % en 2017 à + 3,9 % en 2018, avec un coup de frein plus marqué dans les investissements en produits manufacturés (de + 3,1 % à + 2 %), dont l’investissement en machines et en modernisation de l’appareil industriel ne représente qu’une partie.
Malgré tout, la croissance de l’investissement s’est poursuivie, ce qui suppose que les entreprises ont eu recours à l’endettement pour financer ces dépenses et augmenter les versements de dividendes. Et de fait, la dette des sociétés non financières n’a cessé de croître en 2018. En décembre 2018, la croissance annuelle de cette dette, selon la Banque de France, était de 5,8 % contre 4,8 % en janvier. En un an, toujours selon la Banque de France, le taux d’endettement des sociétés non financières est passé de 69,8 % à 72,6 % du PIB. Un taux désormais supérieur à ceux de l’Espagne et du Royaume-Uni, ce qui n’était pas le cas fin 2017. En d’autres termes : les entreprises françaises s’endettent beaucoup plus vite que la création de richesses. Le Haut Conseil de stabilité financière ne cesse de s’en émouvoir et durcit légèrement, en conséquence, les contraintes sur les banques. Mais la clé est peut-être ailleurs. Le PFU pourrait ainsi avoir alimenté cette forte hausse de l’endettement afin de répondre à l’aubaine fiscale pour les actionnaires. Résultat : il a fallu investir plus prudemment et, pour financer l’investissement, avoir recours à la dette. Quand on sait, par ailleurs, que les choix d’investissement des entreprises françaises sont très discutables et ne portent pas en priorité sur la modernisation de l’outil productif, il y a de quoi s’interroger sur l’opportunité du PFU.
De fait, le PFU a été mis sur pied en urgence dès le 1er janvier 2018 pour soutenir l’investissement productif. C’était la justification du gouvernement, qui appliquait l’idée libérale classique selon laquelle le capital, moins taxé, s’allouerait mieux et pourrait ainsi davantage financer l’outil productif hexagonal, lequel est effectivement le talon d’Achille de l’économie française. De ce point de vue, la prétendue « bonne nouvelle » de la PFU n’est qu’un leurre. En alimentant l’immense croissance des versements de dividendes, le PFU n’a guère conduit à l’effet désiré puisque la croissance de l’investissement productif a ralenti. En revanche, il est venu alimenter les revenus des plus fortunés.
Dans la note de conjoncture déjà citée, en effet, l’Insee pratique quelques rappels bienvenus. Ceux qui bénéficient le plus des revenus de la propriété, autrement dit des dividendes, ce sont les plus riches. Ces revenus ne pèsent rien dans les revenus disponibles bruts des 60 % les plus pauvres. Ils pèsent en revanche 14 % du revenu disponible brut des 20 % les plus riches, et l’on sait que plus le niveau de revenus augmente, plus cette part s’accroît. Le PFU n’a donc pas soutenu l’investissement, mais le revenu des plus riches. Autrement dit, dans les faits et contrairement à ce que l’exécutif n’a cessé d’affirmer, la politique du gouvernement a bien été une politique de « ruissellement », qui a alimenté les revenus des riches en espérant que l’économie en profite dans son ensemble. Cela n’est pas arrivé et de fait, le gouvernement a subventionné le transfert de richesses vers les plus hautes classes de la population.
L’autre conséquence du PFU est plus difficile à identifier. L’économiste Gabriel Zucman, de l’université de Berkeley en Californie, avait dans une tribune du Monde, fin 2017, mis en garde contre un effet de transfert des revenus du travail vers les revenus du capital. Ce phénomène, qui a pu être constaté en Finlande notamment, s’observe lorsque la taxation des revenus du capital est inférieure à celle du travail. Dans ce cas, plusieurs entrepreneurs préfèrent réduire leurs salaires, qui sont plus fortement taxés (en France, jusqu’à 45 % pour tout euro gagné au-delà de 153 000 euros) pour se verser des dividendes, taxés à 30 % au plus. Cette situation peut aussi inciter certains à basculer du statut de salarié à celui d’entrepreneur pour bénéficier de l’aubaine. Si un phénomène de ce type se produisait, alors le surplus de recettes du PFU (ou plutôt son absence de pertes) ne serait que le reflet d’une perte de recettes par ailleurs, sur l’impôt sur le revenu, la CSG salariale et les cotisations sociales.
Identifier un tel mouvement est très complexe, parce qu’il est nécessairement lent à se mettre en place. Il faut que les agents fassent des calculs compliqués pour réaliser cet arbitrage. Mais il est intéressant de souligner que l’éditorial des Échos n’évoque guère cette possibilité. Pourtant, rien n’est sûr à ce sujet. Contacté par Mediapart, l’Insee refuse de se prononcer sur cet effet de la « flat tax », estimant que « ces éventuels effets nous sembleraient […] assez difficiles à identifier spécifiquement, compte tenu des données disponibles ». On peut cependant relever quelques pistes. Si l’éditorialiste des Échos estime que le PFU aurait « rapporté un milliard d’euros de plus que prévu » à la Sécurité sociale, il oublie de dire que, hors effet des réformes fiscales, la croissance des recettes des cotisations sociales (3 %) a été inférieure en 2018 à celle de 2017 (+ 3,4 %) et à la croissance de la masse salariale du secteur privé (+ 3,5 %). Ce simple ralentissement annule déjà l’effet positif du PFU et pourrait bien s’expliquer par la décision de certains de basculer une partie de leurs revenus sous formes de dividendes. En tout cas, selon le rapport de la Cour des comptes publié le 19 juin 2019, malgré le « miracle » du PFU, les recettes globales de la Sécurité sociale en 2018 sont inférieures aux prévisions du projet de loi de financement de la Sécurité sociale de 100 millions d’euros « sous l’effet, annonce la Cour, d’une baisse des cotisations sociales plus forte qu’anticipé ». Ce qui a été gagné par le PFU a donc été nécessairement perdu ailleurs. Et les choses se présentent mal pour 2019.
La commission des comptes de la Sécurité sociale a lancé une alarme en raison de l’effet de la nouvelle baisse des cotisations. Mais le ralentissement de la croissance de la masse salariale malgré la hausse des créations d’emploi est aussi préoccupant. Selon l’Acoss, au premier trimestre 2019, la masse salariale soumise à cotisations a progressé de 2,6 % sur un an, contre 3,5 % au trimestre précédent. Autrement dit, il n’y a pas de miracle : si une base fiscale stagne, celle des dividendes, une autre est freinée, celle des cotisations. Il est même possible que Gabriel Zucman ait ici vu juste et que le phénomène de basculement accélère encore dans les prochaines années.
Une machine idéologique au profit des plus riches
Le PFU n’a donc pas de « bons comptes » : c’est une machine idéologique mise en place pour profiter aux bourses des plus fortunés et pour accélérer le démantèlement du système assurantiel et salarial français. Il permet de réduire le produit des cotisations, tout en plafonnant celui de la CSG sur les revenus du capital. Au bout du compte, il affaiblit donc la Sécurité sociale tout en encourageant le remplacement d’une relation salariale par une relation interentreprises. Ce que permet le PFU, c’est bel et bien l’individualisation de la relation au travail et à l’assurance sociale, ce qui est le socle de la pensée néolibérale au cœur du projet gouvernemental.
Cet éloge exagéré et grossier du PFU est donc loin d’être anodin. Au moins à deux titres. Le premier tient à la stratégie du gouvernement. On sait que, le 25 avril dernier, le président de la République a concédé, du bout des lèvres, qu’il pourrait revenir sur le PFU et la réforme de l’ISF si les évaluations montraient l’inefficacité de ces mesures. L’éditorial des Échos montre que ces évaluations n’auront guère besoin d’être convaincantes. Il suffira de montrer le meilleur angle pour justifier la poursuite de la manœuvre. C’est du reste ce qu’ont montré les évaluations du CICE, qui n’ont retenu des travaux empiriques que les meilleures hypothèses
Le second élément important est la justification générale des baisses d’impôts, qui constituent le cœur du programme du gouvernement et du quinquennat. Le PFU serait la preuve éclatante de l’existence de la « courbe de Laffer », cette fameuse courbe qui traduit en un graphique approximatif l’adage « trop d’impôt tue l’impôt ». Avant le PFU, les recettes auraient ainsi été entamées par un taux de prélèvement trop élevé. Ce taux baissant, la base fiscale se renforce et les recettes augmentent. On a vu que l’on n’en était pas là, et que les gains liés au PFU sont peut-être des pertes ailleurs. On notera aussi que le but du PFU n’était pas officiellement d’accroître le versement de dividendes dans un pays qui était, comparativement et avec une fiscalité plus forte, déjà très généreux dans ce domaine, mais d’augmenter l’investissement productif. Mais en réalité, peu importe : si la courbe de Laffer a raison, alors il faut continuer dans les baisses d’impôts. Or ces baisses d’impôts et de cotisations ont un revers : ils affaiblissent le système de redistribution et mettent la pression sur le budget de l’État. Car même si le PFU n’a pas pesé sur les comptes publics, il ne les a pas améliorés. Compte tenu de l’inflation et de la tendance naturelle des dépenses, il a donc in fine bel et bien pesé sur les comptes publics. Il en sera évidemment de même des autres baisses d’impôts du gouvernement.
En réalité, la courbe de Laffer a été, de l’aveu même de son concepteur Arthur Laffer – décoré et honoré de la médaille présidentielle par Donald Trump le 19 juin –, rédigée sur un coin de nappe (laquelle est conservée au Musée national d’histoire américaine de Washington) lors d’un dîner en 1974 avec Donald Rumsfeld et Dick Cheney. Elle n’est rien d’autre qu’une parole de café du commerce et les études empiriques n’ont jamais été capables de la confirmer. Par ailleurs, elle est toujours restée extrêmement abstraite, aucun niveau maximal de l’impôt n’a jamais pu être établi avec certitude. Dès lors, il ne reste de la place que pour l’idéologie. Et c’est bien ce qui s’est passé lorsque les républicains, derrière Ronald Reagan, ont repris cette courbe comme étendard et comme justification à leur politique de baisses d’impôts dans les années 1980.
Et c’est bien ce qui se passe pour le PFU. L’éditorialiste des Échos voit dans cette taxe la preuve que la taxation du capital « doit être plus que toute autre adaptée de manière pragmatique et non idéologique ». Deux termes qui, comme d’habitude en régime néolibéral, cachent évidemment une position fort idéologique, puisque l’on a pu constater comment le résultat du PFU avait été tiré vers le haut. En réalité, les dividendes distribués en France ont été entre 2010 et 2012 encore plus élevés qu’aujourd’hui, avec un régime fiscal moins favorable. De plus, en considérant que la courbe de Laffer doit être le seul critère du succès de la « flat tax », l’éditorialiste suppose que le rôle de l’État doit bien être de favoriser la distribution de dividendes. Or cette distribution excessive ne peut se faire qu’au détriment de l’investissement et de la santé financière des entreprises. Son intérêt réside principalement dans l’amélioration du revenu disponible des plus riches. Et l’on retombe sur l’une des conséquences inévitables de la croyance dans la courbe de Laffer : la théorie du ruissellement qui n’a pas davantage de soutien scientifique. On demeure donc plus que jamais dans l’idéologie et, plus précisément, l’idéologie de classe.
En réalité, le PFU est bien une pierre essentielle à la construction d’une politique économique favorable au capital et aux plus riches. Il permet la distribution généreuse de revenus à des plus fortunés qui, précisément, viennent d’être exonérés de l’ISF. Parallèlement, les réformes structurelles affaiblissent les plus fragiles des travailleurs par la flexibilisation de l’emploi et, plus récemment encore, par le durcissement des conditions d’accès à l’assurance-chômage. Tout ceci n’a qu’une ambition : peser sur les salaires pour augmenter le taux de marge des entreprises et ainsi permettre encore davantage de versement de dividendes aux plus riches. Au premier trimestre 2019, le salaire moyen par tête a ainsi reculé de 0,3 % selon l’Acoss alors que, selon l’Insee, les revenus du capital versés aux ménages devraient encore progresser cette année de 3,5 % (soit 1,2 point de plus que les revenus d’activité) après une hausse de 8,3 % en 2018… Emmanuel Macron mène une politique économique connue : elle est absolument copiée sur celle de Ronald Reagan, elle-même inspirée par Arthur Laffer…
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