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18 juin 2019 2 18 /06 /juin /2019 06:22
1948, l'année terrible de la Palestine ( Jean-Pierre Périn, Médiapart, 16 juin 2019)
1948, l’année terrible de la Palestine
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Ils sont la mémoire de la Naqba, la fin de la Palestine historique et l’exode forcé de ses habitants. Dans Palestine – mémoires de 1948, Jérusalem 2018, dix-huit hommes et femmes racontent ce qu’elle fut, la destruction des villages par l’armée israélienne, les massacres, la peur et la fuite.

L'histoire dominante est le plus souvent terrible à l’égard des vaincus. Ceux de 1948 ne font pas exception, bien au contraire. Alors, comment faire connaître leur histoire, celle de la Palestine avant, après et au moment de la Naqba (la « catastrophe » ou le « désastre » en arabe) ? Comment sauter par-dessus le mur épais et haut des versions officielles pour la sauver de l’oubli ? Comment se faufiler à travers une historiographie écrite par ceux-là mêmes qui chassèrent les habitants de leurs maisons, de leurs terres, abolissant au passage leur culture, niant même qu’ils aient eu auparavant une existence ? Comment ?  Par des récits personnels.

Des histoires au plus près du nu de la vie, qui diront comment cela se passait au village, comment on y travaillait, comment on y naissait et l’on s’y mariait, comment les soldats israéliens arrivèrent au petit matin ou pendant la nuit, comment ils détruisirent les maisons, comment fut orchestrée la peur qui jeta tant de Palestiniens sur les chemins de l’exil. Et ce que fut cet exil.

« Je ne connais pas de grande poésie qui soit fille de la victoire », écrivait le grand poète palestinien Mahmoud Darwich. À lire les dix-huit témoignages – huit femmes et dix hommes – recueillis par Chris Conti dans Palestine – Mémoires de 1948, Jérusalem 2018 (éditions Hesperus), on est vite convaincu que s’il y a quelque chose qui ne leur pas été pris, c’est la poésie, comme si, effectivement, elle était une enfant de la défaite. On l’entend dans les mots tout simples de Rushdieh al-Hudeib, une vieille paysanne originaire de Dawaimeh, non loin d’Hébron, quand elle raconte combien ses petits-enfants et la plupart des gamins palestiniens d’aujourd’hui, devenus comme elle des citoyens jordaniens, ont toujours mal à la Palestine.

 

Comment l’esprit des lieux, ces villages et villes où vivaient leurs parents, qu’ils n’ont jamais connus et où il leur est interdit d’aller, même en visite, et dont ils ignorent la beauté, coulent encore dans leurs veines. « Ils ne savent pas que des cactus poussent désormais sur les terres où se trouvaient jadis nos villages, comme s’ils voulaient combattre l’oubli avec leurs épines. C’est à nous, les anciens, de leur raconter, de leur transmettre l’odeur très particulière de la Palestine. Ce mélange de frais et de sucré, qui ressemble au parfum de miel ».

On le sait : l’année 1948 pour les Palestiniens fut un cataclysme historique. Mais on sait moins – et chacun des dix-huit témoignages, dont la plupart n’avaient jusqu’alors pas laissé de traces écrites de leur existence, nous le montre –, ce qu’elle fut au niveau personnel. Ou au niveau des familles, séparées dans la fuite, bousculées par la peur et prises dans la souffrance de l’errance. Aussi chaque récit est-il en soi une véritable odyssée illustrant les différentes stratégies de survie, de persévérance, de créativité et de résistance que ces témoins ont déployées. Et si, comme l’indiquent la chercheuse et l’une des préfacières Falestin Naili, « ces 18 expériences ne peuvent évidemment pas dessiner l’intégralité du vécu palestinien, elles en donnent une idée assez représentative », d’autant plus que, « de Gaza à Nazareth, les narrateurs sont originaires de différentes régions de la Palestine historique et sont aujourd’hui dispersés aux quatre coins du monde ».

Si l’on revient à Rushdieh al-Hudeib, son village de Dawaimeh fait partie de ceux qui ont tout simplement disparu, rasés et remplacés par des colonies israéliennes, « renommés afin qu’ils soient mieux effacés de la mémoire collective, de la mémoire tout court ». Ces villages engloutis dans le silence de l’Histoire, on les estime entre 418 et 530. La vieille paysanne raconte comment cela s’est passé, le 29 octobre 1948, vers midi, quand trois colonnes motorisées israéliennes sont arrivées à Dawaimeh et que, prévenue à temps par son oncle, sa famille a pu heureusement s’enfuir avec ses deux chameaux et quelques sacs de vivres : « Les soldats israéliens sont méthodiques : ils avancent comme une vague sombre, ouvrent les maisons les unes après les autres, déchargent leurs armes à l’aveugle. C’est ainsi qu’ils procèdent habituellement lorsqu’ils veulent vider totalement un village de ses occupants. Ils savent que les survivants prennent la fuite quand le carnage approche. »

Cette opération n’est pas le fait des « irréguliers » de l’Irgoun et du Stern, responsables de plusieurs massacres, dont celui de Deir Yassin, le 9 avril 1948, qui joua un rôle central dans l’exode des Palestiniens et que Ben Gourion condamna. À Dawaimeh, c’est bien l’armée israélienne qui attaque la localité, en l’occurrence le 89e bataillon de Moshe Dayan. La suite est encore plus terrible : « Deux tanks s’arrêtent devant la mosquée Darawhish, où 75 personnes âgées se recueillent, la plupart sont des hommes. Parmi eux, mon grand-père Mahmoud Ahmed al-Hudeib, 90 ans. Les anciens n’ont pas le temps de s’enfuir, ils n’y pensent d’ailleurs même pas, persuadés que, vu leur âge avancé, les Israéliens ne leur feront aucun mal […]. Tous seront exécutés. » 

Après, il y aura le massacre de la grotte Iraq al-Zagh où se sont réfugiées trente-cinq familles. « D’abord, raconte encore la paysanne, ce sont les hommes qui sont sortis […]. Ils ont attaché leurs keffiehs au bout d’un bâton en bois et l’ont agité en signe de reddition. Puis ce fut le tour des femmes et des enfants. Les soldats leur ont intimé l’ordre de se mettre en rang et d’avancer. Au premier pas les tirs ont commencé, en rafales, leur crépitement a couvert les cris. Quand ça s’est arrêté, tout le monde gisait à terre. La femme de mon cousin et sa petite fille qu’elle tenait dans ses bras sont tombées elles aussi, mais par miracle elles ont échappé aux balles. Le reste de la famille a été décimé. »

Les dix-sept autres témoignages évoquent d’autres épisodes de la Naqba, la tragédie palestinienne qui se poursuit, sous d’autres formes, aujourd’hui.

Ainsi, Souleyman Hassan, 75 ans, un berger-agriculteur de Kafr Laqif, défend ses oliviers depuis des dizaines d’années. Il a vu les colons les arracher, a perdu son droit d’aller sur ses terrains, excepté six jours par an et sous bonne escorte de l’armée, mais il n’a jamais abdiqué, n’a jamais voulu les vendre, même pour devenir riche, et se saisit de tous les moyens légaux pour faire valoir son droit de propriété face aux colons après l’occupation de 1967. Ou l’avocat Fouad Shehadeh, de Ramallah, toujours en activité à 93 ans pour aider les Palestiniens à défendre leurs maisons, leurs fonds gelés par les autorités israéliennes et leurs terres depuis sept décennies, et qui, quoique devenu aveugle à la suite d’un accident, figure dans le Guinness World Record au titre de l’avocat ayant eu la carrière la plus longue du monde.

« Ce voyage dans la mémoire de Palestiniens, relève Rony Brauman dans sa préface, ne nous dit assurément pas toute l’histoire de la Palestine, mais il met à bas, et sous une forme vivante, un mythe encore tenace : celui d’une terre aride, abandonnée, parcourue par quelques chameliers, que les nouveaux Hébreux allaient faire fleurir ; celui d’un désert que le sionisme allait transformer en verger. Il nous rappelle qu’il existait une société palestinienne, au-delà d’une population clairsemée, avec sa bourgeoisie et ses paysans, ses notables, ses intellectuels, ses ouvriers que le grand récit sioniste s’efforce de rendre transparents. Il illustre ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling a nommé politicide, désignant par ce néologisme le “processus qui a pour but ultime la disparition du peuple palestinien en tant qu’entité sociale, politique et économique légitime”. »

« Edward Saïd, renchérit Falestin Naili, insistait en 1984 sur la nécessité d’élaborer des récits pour “absorber, soutenir et faire circuler” les faits, les incorporer dans l’histoire et les utiliser pour un récit historique dont l’objectif serait de rétablir la justice. Les mémoires palestiniennes constituent un pilier important de ce récit qui doit nécessairement ouvrir sur une histoire des possibles. »

Le livre nous emmène enfin chez les Palestiniens de la diaspora qui ont réussi leur nouvelle vie. C’est le cas de Nakhle Shahwa, 83 ans, originaire de Beit Jala, près de Jérusalem, installé au Chili, pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés palestiniens (entre 300 et 400 000 personnes) hors du monde arabe, que l’on appelle là-bas « Turcos », en raison du passeport ottoman qu’ils possédaient à leur arrivée en Amérique du Sud dès la fin du XIXe siècle, alors qu’ils fuyaient l’obligation de servir de chair à canon pour les Ottomans pendant la Première Guerre mondiale.

« Toute notre maison respire la Palestine : objets, broderies, tableaux, carte de Palestine et photos […] au-dessus de mon bureau, raconte-t-il. Elle est dans la nourriture que je prépare, dans la langue que j’apprends à mes enfants. Ils savent qu’ils ont des origines palestiniennes, mais ils sont chiliens […]. Mais eux ne veulent pas vivre en Palestine, alors que moi j’en rêve, parce que j’ai été jeté dehors, je n’ai pas eu le choix […]. Moi aussi je voudrais passer mes vieux jours là où je suis né, entendre le roucoulement des colombes, goûter au jus sucré des oranges et manger du pain trempé dans l’huile d’olive. »

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  • Palestine – mémoires de 1948, Jérusalem 2018,
    photos de Chris Conti & Altair Alcântara,
    préfaces de Rony Brauman & Falestin Naili,
    éditions Hesperus Press, diffusion par Librest.

Lire aussi:

COMMUNIST'ART: Mahmoud Darwich, le poète national palestinien, voix universelle de l'amour et de la nostalgie (1941-2008)

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