Les projecteurs braqués par plusieurs ONG sur une livraison d’armes françaises pouvant servir potentiellement à la guerre au Yémen empêchent l’accostage du navire dans le port du Havre. Le gouvernement, lui, assume d’honorer ses contrats.
A l’aune des enjeux dramatiques de la guerre au Yémen et de ses dizaines de milliers de morts civiles, c’est une victoire presque anecdotique qu’ont remportée les ONG qui se battent contre les ventes d’armes face aux gouvernements des pays exportateurs de matériel militaire susceptible de servir dans ce conflit meurtrier. Mais c’est une petite victoire quand même.
En braquant les projecteurs sur le parcours d’un navire chargé de convoyer des armes européennes de leurs fabricants vers leur destinataire, l’armée saoudienne, des ONG françaises et belges ont mis en lumière l’hypocrisie et les mensonges de leurs gouvernements respectifs. Et en France, le navire n’a pas accosté comme prévu pour prendre son chargement.
Petit récapitulatif des événements. Vendredi 3 mai 2019, un navire battant pavillon de l’Arabie saoudite, le Bahri Yanbu, accoste dans le port belge d’Anvers. L’ONG flamande Vredesactie s’en inquiète immédiatement, car ses enquêtes ont déjà montré que les navires de la compagnie maritime saoudienne Bahri chargaient régulièrement des cargaisons d’armes à Anvers, au Havre, ou à Santander en Espagne.
Néanmoins, malgré la diligence de plusieurs organisations belges qui tentent d'empêcher « l'exportation de matériel qui ferait l'objet de licences dont la validité serait suspendue » en raison de la guerre au Yémen, les armes sont quand même chargées à bord du cargo durant le week-end. Les autorités belges, d’abord embarrassées, finiront par l’admettre mardi 7 mai. « L'envoi présent à bord du navire Bahri Yanbu a été effectué sous le couvert d'une licence valable qui n'a pas été suspendue », confirme l’administrateur général des douanes et accises aux avocats qui avaient déposé un recours contre cette livraison.
Après avoir repris sa route, le Bahri Yanbu est attendu au Havre. Les ONG françaises prennent le relais pour, à leur tour, essayer d’éviter tout transfert à son bord. D’autant que, selon le média d’investigation Disclose, qui a révélé sur Mediapart une note des renseignements militaires confirmant l’emploi d’armes françaises dans la guerre au Yémen, ce sont huit canons Caesar qui s’apprêtent à être transbordés.
Mardi 7 mai, lors des questions au gouvernement, la secrétaire d'État auprès de la ministre des armées Geneviève Darrieussecq balaie ces suspicions en répondant au député communiste qui l’avait interrogée : « Vous savez que le Havre est un grand port français et qu’il n’est pas étonnant qu’un cargo saoudien s’y arrête. » Cette non-réponse condescendante provoque le départ de l’hémicycle des élus communistes et insoumis.
Dès le lendemain, la ministre des armées Florence Parly confirme pourtant qu’« il y aura chargement d’armes en fonction et en application d’un contrat commercial » au port du Havre. Le gouvernement français est embarrassé et le Bahri Yanbu n’accoste pas au Havre comme prévu selon son plan de navigation. Il s’ancre au large et attend. Deux ONG, l’Aser (Action sécurité éthique républicaines) et l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) déposent des référés d’urgence pour empêcher la livraison.
Jeudi 9 mai, le président de la République, en déplacement en Roumanie, est contraint de justifier l’attitude de la France qui ne cesse de répéter sa préoccupation face à la guerre au Yémen, tout en armant le principal belligérant. « L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont des alliés de la France. Et ce sont des alliés dans la lutte contre le terrorisme. Nous l’assumons totalement. » Et Emmanuel Macron ajoute : « Il y a un comité qui gère ces exports, sous l’autorité du premier ministre, dans lequel les choses ont été durcies ces dernières années, et où nous demandons la garantie que ces armes ne puissent pas être utilisées contre des civils. Elle a été obtenue. »
En livrant cette réponse, le chef de l’État effectue un triple saut périlleux. Premièrement, en dépit de l’argumentaire saoudien et de l’amalgame macronien, la guerre au Yémen n’a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme, et les canons Caesar semblent d’une utilité plus que douteuse pour traquer les cellules de l’État islamique ou d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Deuxièmement, comme le demandent les ONG, « si de telles garanties existent, quelles sont-elles ? Et qu’on nous les montre ! ».
Comme l’ont déjà démontré Mediapart et Disclose, des armes françaises sont bel et bien employées contre des civils au Yémen : des frégates servant à appliquer un embargo qui contribue au risque de famine au Yémen, des instruments de guidage de missiles, des chars Leclerc et des canons Caesar. Notons que pour avoir révélé la note du Renseignement militaire qui met à mal la version officielle du gouvernement, trois journalistes seront entendus mardi 14 mai par la DGSI dans le cadre d’une plainte déposée par la ministre des armées.
Troisièmement, enfin, la réponse du président français (et de ses ministres) ne tient pas la route sur le plan du droit. Le Traité international sur le commerce des armes, dont la France est signataire et qui est entré en vigueur en 2014, stipule dans son article 6 qu’« aucun État partie ne doit autoriser le transfert d’armes classiques […] s’il a connaissance, au moment où l’autorisation est demandée, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels ».
En langage courant, comme l’explique Benoît Muracciole, le président d’Aser, « le traité se réfère à la potentialité d’usage, c’est-à-dire à la possibilité que les armes vendues soient utilisées. Il n’y a pas besoin d’avoir de preuve : le simple risque que les armements soient employés contre des civils suffit pour être en infraction au traité ».
Par ailleurs, comme ne cessent de le marteler les ONG, les licences autorisant les exportations d’armes sont à tout moment révocables dès lors que la destination d’usage des armes change. Le gouvernement ne peut donc pas s’abriter, comme le fait régulièrement Florence Parly, derrière l’exécution de contrats signés des années auparavant.
Pendant ce temps-là, le Bahri Yanbu est resté au large du Havre, la capitainerie justifiant cette attente de manière assez peu crédible par un manque de place dans le port. Puis, vendredi 10 mai, alors que le référé d’urgence des ONG était rejeté, le navire saoudien a remis les moteurs… vers sa prochaine destination, Santander en Espagne. Sans faire escale au Havre, donc sans prendre livraison de sa cargaison.
C’est ainsi une petite victoire qu’ont obtenue les ONG. En utilisant de manière efficace la politique du « name and shame » (« dénoncer et humilier »), mais aussi les recours juridiques. Si le tribunal administratif a jugé qu’il y avait « absence de danger imminent » constitué par la livraison d’armes au Havre, il n’en a pas moins reconnu « l’atteinte à la vie que constituerait le transfert de ce matériel de guerre ».
Par ailleurs, le référé plus général pour s’opposer aux ventes d’armes susceptibles d’être utilisées au Yémen qui a été déposé par l’Aser devant le tribunal de Paris n’a pas encore été jugé.
À l’heure où ces lignes sont écrites, vendredi 10 mai au soir, ni l’Élysée ni le ministère de la défense n’ont souhaité commenter le départ du Bahri Yanbu. On peut néanmoins penser que face à la polémique créée par ce transfert devenu soudainement très public, le gouvernement français a jugé bon de renoncer à son exécution. Jusqu’à quand ? Bernadette Forhan, présidente de l’Acat, s'est néanmoins réjouie : « L’annonce de ce chargement a soulevé un mouvement de protestation de citoyens, d’ONG et de certains parlementaires. Par cette action et cette mobilisation, nous démontrons que la société civile française peut constituer un réel contre-pouvoir face à des intérêts internationaux qui mettent à mal les droits fondamentaux de millions de personnes. »
Les Saoudiens, de leur côté, vont recevoir au moins les armes belges et, qui sait ?, peut-être une livraison espagnole, puisque le port de Santander a déjà servi pour expédier des bombes de précision à Riyad.
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