Contrairement à ce qu'il affirme, Alexis Kohler n’a pas toujours révélé ses liens familiaux avec MSC et ne s’est pas toujours déporté sur tous les dossiers concernant l’armateur italo-suisse. Des documents officiels du port du Havre, auxquels Mediapart a eu accès, montrent que le plus proche collaborateur d’Emmanuel Macron, quand il siégeait de 2010 à 2012 au conseil de surveillance du Port, a pris part aux discussions et aux votes en faveur de MSC.
Le sujet a manifestement intrigué un membre de la commission de déontologie de la fonction publique en 2014. Sur la déclaration d’Alexis Kohler, transmise en juin de cette année-là, alors qu’il demandait à être mis à disposition de l’administration pour rejoindre l’armateur Mediterranean Shipping Company (MSC), une main anonyme a souligné « Grand Port maritime du Havre » (GPMH), comme pour mieux attirer l’attention sur le silence autour de ce dossier.
Car Alexis Kohler semble ne pas s’être étendu – pas plus d’ailleurs que son supérieur hiérarchique, Rémy Rioux, qui se porte garant pour lui – sur sa présence entre 2010 et 2012 comme administrateur, représentant l’État, au conseil de surveillance du port du Havre. La commission de déontologie a rendu en 2014 un avis défavorable à son pantouflage chez MSC en invoquant uniquement son rôle au conseil d’administration de STX France (les chantiers de Saint-Nazaire), mais n’a jamais évoqué le conseil du Havre. Un port où MSC, deuxième transporteur maritime mondial de marchandises (lire notre enquête), joue un rôle considérable en tant que client, mais aussi en tant qu’opérateur important, puisqu’il contrôle deux terminaux.
Quelle est la raison de ce silence ou de cet oubli ? La réponse est sans doute dans les documents obtenus par Mediapart. Nous avons en effet fait la demande, puis obtenu les procès-verbaux du conseil de surveillance du GPMH durant la période où Alexis Kohler y siégeait comme administrateur, dépêché par l’Agence des participations de l’État (APE) (voir notre Boîte noire). Or ces documents posent question sur l’attitude qu’a pu avoir le secrétaire général de l’Élysée, visé par une enquête préliminaire que le parquet national financier a ouverte. Ils révèlent que, lorsqu’il siégeait comme administrateur au conseil de surveillance du port du Havre, Alexis Kohler n’a jamais informé les autres membres du conseil de ses liens familiaux avec MSC : sa mère est la cousine germaine de Rafaela Aponte, cofondatrice et principale actionnaire, avec son mari Gianluigi Aponte, du groupe de transport maritime, comme l’a révélé notre enquête (voir Alexis Kohler, un mensonge d’État à l’Élysée).
Lorsqu’il est promu comme sous-directeur de l’APE en 2010 et prend la succession de Rémy Rioux comme responsable de la direction des transports et de l’audiovisuel, Alexis Kohler ne peut pas ignorer qu’il est en situation de conflit d’intérêts potentiel au moins sur deux dossier, STX France et le grand port maritime du Havre. Ces deux dossiers, où l’État est en première ligne parce que, dans un cas, il agit en tant qu’actionnaire et, dans l’autre, il s’agit d’un établissement public, sont importants : ils mobilisent l’un comme l’autre beaucoup d’argent public. Mais ce sont aussi deux dossiers essentiels pour MSC – le groupe de son cousin, Gianluigi Aponte –, en quête d’importants soutiens financiers de l’État français.
Pourquoi, si jamais sa hiérarchie a été informée, a-t-elle accepté malgré tout de nommer ce haut fonctionnaire à de tels postes, l’exposant à de tels conflits d’intérêts ? Cette hiérarchie a-t-elle considéré que ces risques étaient mineurs et qu’ils ne justifiaient pas en tout cas de bouleverser l’organisation interne de l’APE ? On n’en saura rien.
Par deux fois, en 2014 puis en 2016, Rémy Rioux, son supérieur hiérarchique d’abord à l’APE puis comme directeur de cabinet du ministre des finances, Pierre Moscovici, s’est porté garant – en lieu et place du ministre, d’ailleurs – d’Alexis Kohler auprès de la commission de déontologie lorsque ce dernier a demandé à rejoindre MSC. « J’atteste que dans le cadre de ses fonctions, Monsieur Alexis Kohler n’a pas été amené à exercer un contrôle ou une surveillance, ni à conclure des contrats, ni encore à proposer des décisions relatives à des opérations réalisées par la société MSC (…) qu’il souhaite rejoindre, ni par ses filiales », écrit-il alors sans hésitation à la commission de déontologie (voir notre enquête). Dans son attestation, Rémy Rioux prend garde de ne se référer qu’à la période où son collaborateur était son adjoint au cabinet de Pierre Moscovici, mais ne parle pas de la période antérieure : celle où ils étaient tous les deux à l’APE.
La question vaut encore plus pour Alexis Kohler. Car même s’il avait le feu vert de sa hiérarchie, il en allait aussi de sa responsabilité personnelle de refuser. Pourquoi a-t-il accepté de siéger au conseil de STX France, devenu un sujet politiquement très sensible, en sachant que MSC était alors quasiment le seul client des chantiers de Saint-Nazaire et qu’à un moment ou un autre, ne manquerait pas de se poser la question du soutien de l’État pour l’aider à passer ce mauvais cap ? La suite a prouvé combien ces aides ont été favorables à MSC : l’État joue le rôle de banquier pour l’armateur. Ce dernier bénéficie aujourd’hui de plus de 1,5 milliard d’euros de garanties financières signées par la puissance publique. Combien de groupes industriels ont obtenu de telles faveurs ?
Le Havre, cible de MSC
Mais à la lumière des documents obtenus par Mediapart, l’interrogation vaut encore plus pour le grand port maritime du Havre. Comment expliquer qu’Alexis Kohler ait siégé sans hésitation au conseil de surveillance du port normand, et soit même devenu membre du comité d’audit, en sachant combien ce dernier est une pièce essentielle dans la conquête du marché français pour MSC ?
D’autant que la période est importante, à ce moment-là, pour le port du Havre. Cruciale même. Car c’est le moment où le Port privatise ses terminaux, où tous les rôles se rediscutent entre les différents acteurs portuaires, où il y a des places et des positions à prendre, dans le nouveau cadre de la réforme portuaire.
En 2008, le gouvernement Fillon a imposé un changement législatif majeur pour l’ensemble des ports français. L’objectif affiché est de relancer les activités portuaires françaises, distancées aussi bien par la Belgique et les Pays-Bas au nord, et par l’Espagne et l’Italie au sud. Dans ce cadre, le rôle des autorités portuaires est redéfini, de nouvelles règles de fonctionnement portant notamment sur l’organisation de la manutention portuaire et sur les dockers sont arrêtées.
Dotés d’une plus grande autonomie, les ports se voient investis de nouveaux pouvoirs pour leur développement, accompagnés par de nouvelles règles de gouvernance. Le conseil de surveillance est donc un lieu très important de décision, tout à la fois pour les grands acteurs maritimes du Port qui sont tributaires ou bénéficiaires de ces décisions, mais aussi pour la vie économique et politique régionale. D’ailleurs, quand il accède à ce conseil de surveillance, Alexis Kohler retrouve dans la même enceinte le tout nouveau maire du Havre, Édouard Philippe, et l’ancien maire de la ville, Antoine Rufenacht, ou encore le préfet et des représentants du conseil départemental et du conseil régional.
À la faveur de cette réforme, le port autonome du Havre (PAH), qui s’est transformé en grand port maritime du Havre (GPMH), veut reconquérir une partie du transport de marchandises, capté par Anvers ou Rotterdam. Son plan stratégique est des plus ambitieux. Il est question de développer une liaison intermodale, afin de permettre aux conteneurs déchargés des bateaux d’être livrés par train dans le nord de l’Europe, ainsi que de prolonger le grand canal du Havre.
Les autorités portuaires, soutenues par l’État et tous les acteurs locaux, ont surtout un grand projet : Port 2000. Il s’agit de créer de nouveaux quais pour tripler la capacité du port du Havre. Ces extensions construites un peu au large doivent permettre à ce dernier d’accueillir des porte-conteneurs géants, avec toutes les infrastructures portuaires disponibles à quai, afin de renforcer son statut de grand port de marchandises. Il vise ainsi à devenir la première plateforme pour l’import-export des véhicules neufs (ici, les quelques chiffres clefs).
Voyant les efforts pharaoniques que la puissance publique est disposée à consentir, tous les opérateurs de manutention décident de prendre pied à Port 2000 et de s’y développer massivement, en signant avec le port des conventions d’exploitation de terminaux (CET). Plusieurs terminaux gigantesques prennent ainsi forme, dont l’un exploité par la Générale de manutention portuaire, alliée au troisième transporteur maritime mondial, la CMA-CGM.
MSC, qui est implanté au Havre, entend bien aussi profiter de cette nouvelle donne et des privatisations à venir pour assurer son ascendant sur le Port. Il contrôle déjà, en association avec la société normande Perrigault, deux terminaux – TNMSC et Seto – au Havre, par le biais de sa filiale Terminal Investment Limited (lire notre enquête sur le mystère MSC). Il veut plus.
À l’époque, le groupe a recours à une tactique qui a fait ses preuves dans sa conquête des ports italiens : il multiplie les engagements, ce qui lui vaut en retour soutien et légitimité auprès des pouvoirs publics, même si le groupe a parfois des difficultés à honorer ses promesses par la suite. Il annonce ainsi qu’il va mobiliser quelque 160 millions d’euros, ce qui « permettra à MSC de faire escaler sur le même site, à toute heure et à toute marée, tout navire de sa flotte », y compris les géants des mers.
« Nous sommes ravis que les travaux aient démarré avec une première livraison, prévue début 2012, en attendant la livraison des autres postes à l’horizon fin 2012. Les nouvelles installations nous permettront de faire escaler nos plus grands navires grâce à un tirant d’eau garanti de 16 mètres. Ceci amènera à coup sûr une hausse d’activité et un développement de MSC au Havre », se réjouit de son côté le directeur général de MSC France, Stephan Snijders, dans le rapport annuel 2011 du GPMH, que l’on peut télécharger ici (pdf, 1 B).
Un développement payé sur fonds publics
Mais à la vérité, c’est surtout l’État et les collectivités locales, c’est-à-dire les contribuables, qui vont mettre la main à la poche pour financer ce projet et accueillir tous les grands armateurs et manutentionnaires.
Comme d’habitude, la Caisse des dépôts et consignations est mise à contribution. « Les actions financières sont en cela intimement liées à la stratégie du GPMH, visant à attirer de nouveaux trafics et à répondre aux besoins des entreprises accueillies sur la ZIP. (...) Pour réaliser ces chantiers, le GPMH a signé un contrat avec la Caisse des dépôts et consignations qui lui permet d’emprunter près de 150 millions d’euros afin d’assurer (sur le long terme) son développement », indique le même rapport annuel 2011 de GPMH.
Mais les aides publiques vont à l’époque bien au-delà. En mars 2016 est publié un rapport de la Cour des comptes sur les exercices 2008 à 2013 du GPMH – couvrant donc la période 2010-2012 pendant laquelle Alexis Kohler occupe ses fonctions d’administrateur du Port. Passé relativement inaperçu au moment de sa publication, il permet de prendre la mesure des engagements publics. Ce rapport peut être consulté sur le site internet de la Cour des comptes ou bien, dans sa version intégrale, sous l’onglet Prolonger associé à cet article.
Le port a réalisé des investissements considérables pour sa modernisation et son extension. Selon le rapport de la Cour des comptes, ces engagements se sont élevés à 443,2 millions d’euros sur la période 2008-2013, dont 302,2 millions d’euros pour le seul projet de Port 2000. Le port a financé lui-même une partie de ces dépenses d’investissement, par ses réserves ou le recours à l’endettement. Mais les finances publiques ont aussi fortement été sollicitées, comme le rapport en établit le constat : « Pendant la période 2008-2013, les 443 millions d’euros d’investissement ont bénéficié de 88,9 millions d’euros de subventions (soit un taux de 20 %). L’État en représente l’essentiel (77,5 millions d’euros). Les contributions des collectivités locales sont limitées (7,9 millions d’euros soit 1,8 % des investissements du GPMH sur la période) et essentiellement apportées par la région Haute-Normandie (6,9 millions d’euros). Les financements européens n’apportent qu’une contribution marginale (2,36 millions d’euros, soit 0,5 % des investissements du GPMH) », peut-on lire.
Déclarations d’intérêts
Il est beaucoup question de MSC lors des conseils de surveillance de GPMH, d’après les procès-verbaux auxquels nous avons eu accès. « Nous sommes en danger (…) de voir les grands navires de MSC quitter Le Havre tant que les travaux de TNMSC n’auront pas été faits à Port 2000 », avertit lors d’un conseil le directeur Laurent Castaing, qui deviendra par la suite président des chantiers navals de Saint-Nazaire. « Il ne faut pas croire que MSC puisse ou doive venir automatiquement au Havre », prévient une autre fois le directeur, toujours très attentif aux désirs de son grand client. « MSC est très intéressé par Le Havre, d’autant qu’il a des problèmes de saturation à Anvers » ; « TNMSC est prêt à commencer les travaux. Il faut l’aider », poursuit-il à l’occasion d’autres conseils.
Au sein du conseil, les échanges sont d’autant plus libres que tout le monde semble ignorer l’étrange situation d’Alexis Kohler. Plusieurs élus siégeant à cette époque au sein de ce conseil de surveillance nous ont attesté qu’ils ignoraient tout de la situation familiale d’Alexis Kohler et qu’ils sont tombés des nues quand ils ont découvert très récemment ses liens avec MSC.
Pourtant, une procédure avait bien été engagée à la faveur des nouvelles règles de gouvernance de GPMH. Chaque administrateur devait faire une déclaration d’intérêts, en précisant jusqu’à ses liens familiaux, selon nos informations. Quelques membres du conseil ont manifestement eu des difficultés à se plier à cette règle, puisque le commissaire au gouvernement chargé de veiller au respect des déclarations d’intérêts fut obligé de faire des rappels à l’ordre. « Il n’est pas prévu que le président du directoire ou le commissaire du gouvernement fassent la chasse systématiquement à ces situations potentielles et c’est à chacun des membres concernés de veiller à signaler des situations potentiellement litigieuses », rappelle-t-il lors du conseil du 25 juin 2010, en soulignant que ces mesures « se justifient pour limiter le risque des membres du conseil de surveillance par rapport au délit de prise illégale d’intérêts ».
Qu’a écrit Alexis Kohler dans sa déclaration d’intérêts ? Nous avons demandé à y avoir accès et la direction du GPMH nous a fait savoir que ces documents étaient, au terme de la loi, détenus par le commissaire du gouvernement auprès du GPMH, qui est actuellement Alexis Vuillemin, par ailleurs directeur des services de transport à la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer du ministère de la transition écologique et solidaire. Alexis Vuillemin nous a fait savoir par un courrier que notre demande de communication de la déclaration d’intérêts d’Alexis Kohler ne serait pas satisfaite. Motif invoqué du refus de communication : « Les déclarations d’intérêts (…) sont susceptibles de comporter des informations relatives (…) aux fonctions exercées par le déclarant et sa famille dans les ”sociétés ou organismes” qui sont susceptibles de conclure des conventions avec le grand port maritime. » Alors que la justice s’applique à vérifier si Alexis Kohler n’a pas, dans ses fonctions publiques, avantagé MSC, le groupe de sa famille, le commissaire du gouvernement justifie son refus de nous communiquer la déclaration d’intérêts d’Alexis Kohler en faisant valoir que ce pourrait être une atteinte… à sa vie privée !
Les règles pour prévenir les conflits d’intérêts semblent pourtant avoir été souvent prises en compte au sein du conseil de surveillance de GPMH. À plusieurs reprises, des membres du conseil, à commencer par le maire du Havre Édouard Philippe, se déportent et s’abstiennent de participer à un vote, en invoquant un risque de conflit d’intérêts. Alexis Kohler, jamais.
Les occasions ratées de se déporter
Pourtant, les occasions de se déporter n’ont pas manqué pour lui durant cette période, qui fixe les nouvelles règles pour les acteurs portuaires. Ainsi, le 4 juin 2010, le conseil de surveillance se réunit pour délibérer sur les financements qui devront être dégagés pour le projet de chantier multimodal du Havre. Un sujet majeur pour le port du Havre, comme pour tous les ports d’ailleurs. Pour assurer leur développement et rivaliser avec leurs concurrents, tous ont compris qu’il leur fallait assurer un rayonnement le plus large possible – élargir leur “hinterland”, comme disent les géographes –, en s’appuyant sur le rail, sur l’eau et pas uniquement sur la route.
Dans son rapport, la Cour des comptes le décrit ainsi : « Le chantier multimodal est “la pièce maîtresse” du système industriel de massification, qui comprend également les améliorations du réseau ferré portuaire, la mise en place des équipements de chargement ferroviaires sur les terminaux maritimes, les navettes assurant le transfert entre ces terminaux maritimes et la plate-forme multimodale, ainsi que l’amélioration des conditions d’accès à Port 2000. Il s’agissait de permettre le développement du transport massifié ferroviaire et fluvial, en créant un lieu de regroupement des conteneurs et des caisses mobiles depuis les terminaux et la zone portuaire. »
Ce jour-là, les membres du conseil de surveillance entendent donc d’abord le directeur adjoint des opérations leur expliquer les coûts du projet. Celui-ci leur donne « le montant total du coût du chantier, 140 millions d’euros, qui se répartit en 42 millions d’euros pour le GMPH, 27 millions d’euros pour la société d’investissement et des subventions à hauteur de 70,4 millions d’euros (…). La part de l’État pourrait atteindre 37,5 millions d’euros ».
Le maire du Havre, Édouard Philippe, approuve : « M. Philippe fait remarquer que le chantier multimodal est un très beau projet et que l’on peut collectivement s’en réjouir. »Alexis Kohler se prononce naturellement en faveur du projet, en se félicitant « qu’il puisse avancer aujourd’hui puisque son intérêt stratégique pour le port, dès lors que l’équilibre économique et financier de l’opération est effectivement trouvé, est évident et ne semble être contesté par personne ». Et bien sûr, il le vote. En tant que représentant de l’État, ce choix paraît plus que naturel. Mais le fait-il seulement en tant que représentant de l’État ? Est-il totalement ignorant des grandes ambitions que MSC nourrit dans de tels développements, alors que le groupe commence à poser ses pions dans le port de Trieste, en prenant le contrôle des quais mais aussi en se voulant maître d’œuvre d’un projet multimodal pour transporter par rail les marchandises jusqu’à Vienne et au-delà ?
Puis les situations embarrassantes s’enchaînent. Le 24 septembre 2010, le directeur du port, Laurent Castaing, explique au conseil que deux sociétés manutentionnaires, dont TNMSC, demandent le rachat par GPMH des biens et des outillages qu’elles vont abandonner sur certains quais, lors de leur déménagement vers Port 2000.
Pour justifier cette procédure exceptionnelle, présentée dans l’urgence, il invoque la crise financière. « Ces deux sociétés sont aujourd’hui en train de négocier avec leurs banques. Les banques réclament à ces sociétés des contreparties, pour des investissements de l’ordre de 50 à 100 millions d’euros. Les sociétés ont remarqué que, dans les conventions de terminal de Port 2000, il est potentiellement prévu que le port, à l’issue des conventions de terminal, puisse leur racheter la partie infrastructure de ces terminaux (le revêtement, les réseaux et éventuellement les bâtiments). Ces sociétés nous sollicitent pour que nous n’attendions pas la fin des conventions de terminal pour affirmer notre volonté de rachat mais que nous le fassions tout de suite », explique le directeur.
« Une société dont les actionnaires ont une robustesse inconnue ou variable »
« Ce n’était pas la philosophie du conseil d’administration du PAH [port autonome du Havre, l’ancêtre du GPMH – ndlr] lors du lancement de Port 2000 dans la mesure où les investissements des opérateurs devaient se faire à leurs risques et périls », concède-t-il. Mais il y a la crise, les circonstances difficiles. « Pour le sort des biens en fin de convention, la proposition est que le Port fasse une promesse d’achat de ces infrastructures, mais pas pour l’ensemble du terminal, car il est important que les opérateurs conservent une part de risque réel sur les terminaux. C’est une façon de les “enraciner” au Havre. La valeur qui ferait l’objet du rachat serait 80 % de la valeur non amortie », poursuit-il.
Lors de la discussion qui s’ensuit, Alexis Kohler apporte sa contribution. Mais d’une drôle de manière : il soutient la proposition avancée par le Port, tout en suggérant qu’elle peut poser problème : « M. Kohler souscrit entièrement à la démarche proposée de conduire cette négociation en deux temps. Il reconnaît que dans ce cas, pour des raisons notamment liées à la conjoncture, le port est amené à jouer le rôle de banquier pour ces opérateurs, en tout cas intervenir financièrement alors qu’il ne devrait pas le faire. Il faut regarder l’intérêt du port mais aussi avec un effet possible de contagion sur les autres opérateurs… », lit-on dans le procès-verbal. Malgré ces précautions oratoires, Alexis Kohler a voté la mesure proposée par Laurent Castaing.
Mais que voulait dire Alexis Kohler en affirmant que le Port a raison de vouloir « intervenir financièrement alors qu’il ne devrait pas le faire » ? Savait-il déjà qu’une telle intervention financière du Port au profit des opérateurs, dont MSC, outrepassait les règles ?
La Cour des comptes, dans son rapport sur le port du Havre, donne une lecture sans ambiguïté : jamais GPMH n’aurait dû entériner une telle disposition de rachat. S’appuyant sur le code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP), elle rappelle que « les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier dont le maintien à l’issue du titre d'occupation a été accepté deviennent de plein droit et gratuitement la propriété de l'État, francs et quittes de tous privilèges et hypothèques ».
Pour la Cour des comptes, point de doute : le GPMH a outrepassé le droit. « Le GPMH s’engage ainsi à acheter des biens à l’issue des conventions à des prix dont les modalités de calcul sont fixées à l’avance, alors que le CGPPP prévoit que ces biens immobiliers deviennent gratuitement sa propriété à l’issue de ces conventions. Si le GPMH fait valoir que les conventions d’exploitation de terminal sont des conventions sui generisemportant occupation du domaine public, il n’en reste pas moins qu’à défaut de dispositions législatives leur permettant de déroger aux dispositions législatives du CGPPP, elles doivent être conformes à celles-ci », écrit le rapport. Avant d’enfoncer le clou : même si des dérogations existent, elles « ne sont possibles que dans la mesure où elles ne sont pas contraires à la loi ».
Ainsi, en tant qu’administrateur représentant l’État, Alexis Kohler a apporté son soutien à une disposition amenant le port du Havre à se transformer en banquier. Le port a accepté d’apporter une garantie de rachat à deux opérateurs, dont TNMSC, alors que les biens auraient dû devenir « gratuitement et de plein droit la propriété de l’État ».
Non seulement Alexis Kohler ne se déporte pas d’un dossier qui concerne directement MSC, mais il apporte le soutien de l’État à une disposition qui est illégale et qui contrevient à l’intérêt public ! Et tout cela se réalise pour le plus grand bénéfice de l’armateur italo-suisse, sans que le conseil ne s’interroge un instant. Car il est tout de même curieux qu’un opérateur se plaigne d’être en difficulté financière auprès de ses interlocuteurs et promette en même temps d’investir des centaines de millions d’euros au Havre.
TNMSC occupant décidément beaucoup le conseil de surveillance du port du Havre, il en est fréquemment question, notamment lors d’une séance du 30 septembre 2011. Ce jour-là, le conseil examine le ripage (ou, si l’on préfère, le déménagement) du manutentionnaire du quai Bougainville vers Port 2000.
Comme souvent sous la direction de Laurent Castaing, le conseil est appelé à se prononcer en urgence, découvrant quasiment le sujet en séance, sans avoir eu le temps de l’étudier. Le directeur du port ouvre les débats ce jour-là, en insistant sur le fait que ce projet est d’une importance considérable pour MSC. « Je vous rappelle que MSC, second armateur mondial, dès l’idée de la création de Port 2000, a fait acte de candidature. (…) Aujourd’hui, le temps est venu, vu par MSC et TNMSC, de s’installer à Port 2000 », explique-t-il.
Mais dans quelles conditions ce ripage doit-il intervenir ? Et surtout, de combien de postes TNMSC doit-il disposer : trois, comme convenu antérieurement, ou quatre, comme le demande la filiale de l’armateur ? Même si TNMSC ne remplit pas toutes les conditions d’exploitation, ne faut-il pas faire une exception, alors que le développement de Port 2000 est handicapé par une querelle entre deux manutentionnaires, dont l’un – justement l’associé de MSC dans TNMSC – refuse de bouger, malgré les engagements pris ?
Alexis Kohler ne manque pas d’intervenir dans la discussion. D’abord, il revient sur le rachat des biens en fin de convention qui va accompagner l’opération de ripage, et confirme qu’il n’ignore rien de l’illégalité de la mesure adoptée quelques mois auparavant : « Je suis toujours un peu mal à l’aise avec la question du sort des biens en fin de convention. Le Port se trouve à jouer un rôle de banquier que, naturellement, il n’aurait pas à jouer. Cela est un peu gênant », dit-il.
Mais c’est surtout la suite de son propos qui est étonnante : Alexis Kohler fait comme s’il ne connaissait pas MSC, insistant sur la nécessité d’obtenir auprès du groupe de fortes garanties : « Premier point très positif par rapport à la façon dont nous avions vu le dossier en septembre 2010 : cette fois-ci cette garantie est tarifée. Une fourchette nous est présentée et cette garantie se situerait au niveau haut de la fourchette. »
Et parlant de TNMSC, contrôlée à 50 % par MSC, il ajoute : « Cela suppose de se faire une idée sur la robustesse financière de l’opérateur en question. Ce n’est pas le lieu d’en débattre mais j’insiste sur la nécessité d’être extrêmement vigilant et d’être très clair sur le fait qu’il faut faire une appréciation la plus objective possible sachant qu’on a en face de nous une société dont les actionnaires ont une robustesse inconnue ou variable. »
« On a en face de nous une société dont les actionnaires ont une robustesse inconnue ou variable. » On ne saurait mieux dire pour parler de MSC, groupe où l’opacité règne en maître, où tous les intérêts aboutissent dans un trust à Guernesey ! Mais voir Alexis Kohler parler comme s’il ignorait tout du groupe contrôlé par sa famille laisse rêveur.
Avantage concurrentiel
Après cette prise de distance, il poursuit en appuyant la disposition qui va profiter à MSC : « Ce qui affermit ou solidifie la proposition qui nous est faite, c’est le fait que nous ayons un engagement en volume. » Un argument auquel le conseil est très sensible. Malgré les réserves du commissaire du gouvernement, le conseil votera sans hésitation la proposition présentée dans l’urgence par la direction. Et Alexis Kohler avec lui.
Grâce à ce vote, TNMSC a obtenu les quatre postes à Port 2000, comme il le souhaitait, à prix d’occupation domaniale calculé sur des références de 2006 grâce à un avenant voté lui aussi dans l’urgence, et en se faisant racheter ses installations antérieures. Il est le seul à disposer de quais ayant des profondeurs de 17 mètres, contre 15 mètres pour les autres, ce qui lui donne un avantage évident par rapport à tous ses concurrents. Les engagements de volumes pris, en revanche, semblent avoir eu du mal à être tenus. Comme le relève la Cour des comptes, « le projet stratégique a été trop optimiste en ce qui concerne les trafics ». La crise, la conjoncture, n’est-ce pas ?
Dès lors, la position de MSC au Havre est acquise. Par la suite, Alexis Kohler, bien que toujours représentant de l’APE jusqu’en juin 2012, ne reviendra plus siéger au conseil de surveillance. Il ne semble plus y porter le même intérêt et confie son pouvoir de vote à d'autres représentants. Dans le même temps, le conseil change : Laurent Castaing, jusqu’alors directeur du port du Havre, est nommé, en février 2012, président de STX France. Dans son rapport, la Cour des comptes saluait le changement de direction au port du Havre, soulignant qu’après avoir pris de multiples risques, « on peut néanmoins noter une inflexion dans le traitement du dossier dans le sens d’une plus grande fermeté vis-à-vis des opérateurs avec l’arrivée en 2012 du directeur général actuel ».
Les règles oubliées de la déontologie
À la lecture de ces différents documents, l'attitude d'Alexis Kohler au conseil de surveillance du port du Havre ne laisse guère de place au doute : contrairement à ce qu'il a soutenu, dans ce cas-là, il ne s’est jamais déporté quand les dossiers concernant l’armateur ou ses filiales ont été abordés. Il a pris part aux discussions et il a voté, quitte à entériner des décisions problématiques.
Comment croire qu’il a pu avoir par la suite, au conseil d’administration des chantiers de Saint-Nazaire, comme directeur adjoint de cabinet du ministre des finances, Pierre Moscovici, en tant que directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, un comportement exemplaire et respectueux des lois et de la déontologie ? Qu’il s’est tenu à l'écart à chaque fois que le cas MSC était évoqué ? Tout montre, dans son attitude au Havre – comme par la suite, en mars 2017, sa visite à Bercy en tant que directeur financier de MSC, pour défendre les intérêts de l’armateur dans le dossier des chantiers de Saint-Nazaire (voir notre article) –, qu’il ne s’est guère embarrassé des règles relatives au conflit d’intérêts.
Mais l’attitude d'Alexis Kohler soulève d'autres interrogations. Notamment sur tous ceux qui se sont portés garants de lui. Que dire de Rémy Rioux, qui a accepté de se substituer à Pierre Moscovici pour attester auprès de la commission de déontologie qu’Alexis Kohler n'avait jamais été en situation de porter un avis sur un contrat avec MSC ? Il ne pouvait ignorer les fonctions de son collaborateur au port du Havre – ce dernier lui avait succédé – et les sujets qui se discutaient au conseil de surveillance. Mais Rémy Rioux a préféré passer le sujet sous silence.
La question se pose aussi pour l’attestation faite par Emmanuel Macron en 2016 auprès de la commission de déontologie : soit le chef de l’État a été abusé par celui qui est devenu son principal collaborateur ; soit il a produit sciemment une attestation qui n’est pas conforme aux faits. Des deux hypothèses, laquelle est la bonne ? La réponse à la Cour des comptes, cosignée par le ministre des finances Michel Sapin et le ministre de l’économie Emmanuel Macron, lève en tout cas une interrogation : ce dernier n’ignorait rien des passe-droits concédés à MSC par l’établissement public alors que son principal collaborateur était membre du conseil de surveillance.
Enfin, un nouveau protagoniste est apparu dans cette affaire : Édouard Philippe. Le premier ministre ne connaissait sans doute pas les relations familiales d’Alexis Kohler quand il siégeait comme maire du Havre au conseil de surveillance du Port. Mais il ne pouvait plus être dans l’ignorance après nos révélations et l’ouverture d’une enquête préliminaire. Des souvenirs précis des conseils de surveillance de GPMH lui sont peut-être revenus. Pourquoi a-t-il alors laissé l’Élysée apporter un tel démenti, lui qui savait la réalité des faits ? Parce qu’à l’instar du ministre de l’intérieur Gérard Collomb dans l’affaire Benalla, c’était un dossier qui concernait l’Élysée ?
Sans attendre les résultats de l’enquête préliminaire, ces nouveaux faits soulèvent déjà une grave question : au vu de ce mélange des genres entre intérêts privés et responsabilités publiques, le secrétaire général de l’Élysée peut-il être maintenu dans ses fonctions, au sommet de la République française ?
commenter cet article …