Une nouvelle manifestation sous tension doit se tenir vendredi 6 avril à Gaza, une semaine après les tirs de l'armée israélienne qui ont fait 16 morts parmi les manifestants. Alors que les demandes d'enquête se multiplient sur ces événements, Israël assume sa stratégie pour dissuader les Palestiniens de s’infiltrer sur son territoire. Mais cette stratégie s’est révélée contre-productive par le passé.
Malgré les appels au calme de la communauté internationale, la manifestation prévue vendredi 6 avril à Gaza s'annonce sous très forte tension. Droit dans ses bottes, le gouvernement israélien a annoncé le déploiement de renforts supplémentaires. Il a aussi prévenu que les règles d’engagement, autorisant l’armée à tirer sur quiconque s’approche de la frontière, resteraient en vigueur. De l’autre côté, les organisateurs de la protestation, qui prévoient plus de participants que la semaine dernière, ont appelé les Palestiniens à rester « pacifiques ».
Mercredi, des tas de sable ont été élevés pour protéger les manifestants des balles dans un campement installé près de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza. Sur les réseaux sociaux, les appels se sont multipliés pour que les Gazaouis amassent des pneus afin de les enflammer dans l’espoir que la fumée bloque le champ de vision des snipers. Des messages encouragent également les femmes à apporter des miroirs ou des lasers pour aveugler les soldats. Le Hamas a quant à lui publié des « recommandations de sécurité » à destination de ses membres pour leur expliquer comment éviter d’être pris pour cible, notamment en portant des masques ou des keffiehs sur la tête.
En dépit des mises en garde sans ambiguïté de l’armée israélienne, prétendre que le bilan meurtrier de vendredi dernier, en marge de la manifestation qui réunissait des dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza, était prévisible serait présomptueux. Seize Palestiniens ont été tués et plus de 700 blessés par des tirs à balles réelles provenant de l’armée israélienne à la frontière de l’enclave.
Des chiffres jamais atteints depuis la guerre de 2014 entre le Hamas et Israël. Alors comment expliquer que l’armée israélienne ait tiré à balles réelles sur autant de Palestiniens ? N’a-t-elle pas à sa disposition de nombreuses autres méthodes non-létales pour repousser ou maîtriser les manifestants qu’elle juge menaçants ?
Pour répondre à ces questions, les Nations unies et l’Union européenne ont réclamé une enquête indépendante. Mais le gouvernement israélien a exclu de but en blanc une telle perspective. Jugeant cette demande « hypocrite », le ministre de la défense israélien Avidgor Liberman, tenant d’une ligne dure vis-à-vis des Palestiniens, a affirmé à la radio publique israélienne que son pays ne coopérerait à « aucune commission d’enquête ». De son côté, le premier ministre Benjamin Netanyahou a réaffirmé son soutien à l’armée en félicitant les soldats israéliens. Au cours de la semaine, Tsahal a toutefois fait savoir qu’une enquête interne serait ouverte.
Aux yeux d’une grande partie de la communauté internationale, il ne fait aucun doute que l’armée israélienne a usé de sa force militaire de façon « disproportionnée ». Un sentiment partagé par la plupart des correspondants étrangers qui couvraient la « grande marche du retour » organisée à Gaza à l’appel de plusieurs organisations, dont le Hamas. Il s'agissait d'un mouvement de protestation réclamant « le droit au retour » des réfugiés palestiniens et dénonçant le strict blocus imposé à l’enclave.
Selon les observations effectuées sur place, la grande majorité des manifestants, dont des femmes et des enfants, étaient pacifiques et ne représentaient aucune menace pour l’armée israélienne. Estimés au nombre de 30 000 par Tsahal – peut-être davantage mais loin des 100 000 promis par le Hamas –, ces derniers ont afflué de cinq points de rassemblement.
Dans la journée, quelques centaines de jeunes Palestiniens se sont approchés de la clôture de sécurité séparant la bande de Gaza d’Israël, pénétrant dans la zone tampon d’environ 300 mètres qui la précède. Qualifiés d’« émeutiers » par l’armée israélienne, plusieurs d’entre eux étaient armés de lance-pierres et de cocktails Molotov, d’autres ont enflammé des pneus. Rien d’inhabituel dans cette zone où des affrontements rituels ont régulièrement lieu entre de jeunes Gazaouis et l’armée, et justifient rarement une riposte à balle réelle, à moins qu’un Palestinien ne vienne toucher la clôture de sécurité ou tente de la franchir.
À la veille de la manifestation, deux Palestiniens étaient toutefois parvenus à traverser la frontière avec un coupe-boulon et un couteau en leur possession. Le quatrième incident du genre depuis le début de la semaine. Autre élément invoqué par les Israéliens : à la suite de l’échec de sa réconciliation avec le Fatah, et dans une volonté de réaffirmer son autorité sur la population gazaouie, le Hamas aurait pu vouloir profiter de la mobilisation pour mener des actions violentes. Une crainte nourrie par le discours de reconquête du groupe islamiste qui, malgré sa nouvelle charte réclamant un retour aux frontières de 1967, avait appelé les Palestiniens à faire de cette marche le « début du retour de toute la Palestine », c’est-à-dire des terres conquises par Israël en 1948.
Dans la hantise que des tentatives d’infiltration massives ou isolées, préméditées ou spontanées, n’aient lieu, les autorités israéliennes avaient donc déployé cent snipers le long de la frontière. Selon l’armée, vidéo à l’appui, au moins deux Palestiniens auraient été tués vendredi dernier alors qu’ils essayaient de franchir la clôture de sécurité au nord de la bande de Gaza. Un autre, toujours selon Tsahal, aurait été abattu après avoir tiré en direction des soldats. Aucun détail n’a en revanche été fourni concernant les circonstances dans lesquelles les quatorze autres Palestiniens ont été tués.
Éléments troublants : une vidéo relayée samedi par le journal israélien Haaretz montre qu’un des jeunes Palestiniens qui se trouvaient dans la zone tampon a été touché d’une balle dans le dos alors qu’il s’éloignait de la frontière en courant avec un pneu à la main ; une autre vidéo montre qu’un Palestinien qui était en train de prier avec plusieurs autres personnes a, lui, été touché à la jambe.
L’armée israélienne s’est défendue en affirmant que le Hamas a l’habitude de publier des enregistrements tronqués et trafiqués. Mais la question demeure : pourquoi les soldats israéliens ont ouvert le feu sur des individus qui ne représentaient visiblement pas de menace immédiate ?
« Sur le papier, l’armée israélienne n’engage la force létale qu’en dernier ressort, mais si l’on en juge par les déclarations de Tsahal et l’ampleur du bilan, cela n’a pas été le casvendredi », constate Yehuda Shaul, porte-parole de l’ONG Breaking The Silence, qui rend publics depuis plusieurs années les témoignages de vétérans de l’armée israélienne.
« Depuis le début de la seconde Intifada jusqu’à aujourd’hui, lors des manifestations de masse, l’armée donne l’ordre de tirer dans les jambes des meneurs. C’est quelque chose que nous avons observé et qui n’est pas rare », affirme le militant. Mais selon lui, cette pratique ne suffit pas à expliquer le bilan meurtrier de vendredi dernier. « Dans de nombreux cas, quand l’armée fait face à des soulèvements de Palestiniens dans les Territoires occupés, elle considère que le moyen de les calmer ou de les faire stopper est d’infliger des dommages sérieux », poursuit-il.
Le blanc-seing d’une grande partie de la société israélienne ?
Cette stratégie, Yehuda Shaul raconte en avoir été témoin pendant son service militaire« au plus fort de la seconde Intifada, entre 2000 et 2004 ». À l’époque, l’Israélien est posté à l’extérieur de Bethléem près de la colonie de Beitar Illit. « Beaucoup de pierres »sont jetées par les Palestiniens du village voisin sur la route menant à la colonie. « Le général trouvait cela inacceptable, alors il a décidé d’apprendre aux Palestiniens à se calmer en postant des snipers. Il était persuadé qu’une fois qu’un lanceur de pierres serait touché, les Palestiniens auraient reçu le message. »
De fait, tandis que les condamnations affluaient samedi dernier, l’armée israélienne a affirmé sur son compte Twitter avoir agi de façon « précise et mesurée ». « Nous savons où chaque balle a atterri », a assuré le porte-parole de l’armée. S’il a depuis été supprimé, ce message sonne comme un terrible aveu.
En substance, l’armée israélienne laisse penser qu’elle a tiré pour tuer. En frappant fort dès le premier jour à Gaza, elle aurait ainsi cherché à dissuader les Palestiniens susceptibles de pénétrer sur le territoire israélien, mais aussi à tuer dans l’œuf la mobilisation qui doit durer six semaines. Si elle est pour l’heure invérifiable, la théorie est en tout cas invoquée côté palestinien. Dans un communiqué publié mardi, l’Autorité palestinienne affirme que le « massacre » de vendredi a été planifié sur ordre de l'état-major israélien.
« Je crois que la nature des événements qui se sont produits vendredi est plus complexe que les médias étrangers voudraient le présenter. Je ne pense pas qu’il y ait eu une intention délibérée de la part de l’armée israélienne de tuer un maximum de Palestiniens », objecte Amos Harel, spécialiste des questions militaires pour Haaretz.
« Quand la branche militaire du Hamas est impliquée et prend part à la manifestation, je ne peux pas blâmer uniquement l’armée israélienne. Il n’y a pas eu d’enfants ou de femmes tués. Je ne crois pas que les Palestiniens qui ont approché la barrière avaient des intentions pacifiques, et selon plusieurs sources, les Palestiniens tués étaient des membres du Hamas ou d’autres organisations », souligne-t-il.
L’armée israélienne a en effet affirmé qu’au moins dix des Palestiniens tués vendrediétaient des « terroristes avec des antécédents ». Huit seraient des membres du Hamas (cinq seulement selon les revendications du groupe islamiste), un du Djihad islamique et un autre des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, la branche militaire du Fatah. Selon le Djihad islamique, un autre des Palestiniens tués appartiendrait également à ses rangs.
La façon, très rapide et détaillée, dont ces informations ont été livrées par l’armée a cependant de quoi surprendre. En Israël, la révélation des noms des« terroristes » est généralement retardée par de longs embargos. Et « même longtemps après que [leurs]identités ont été publiées dans les médias ou par le service de sécurité du Shin Bet, l’armée s’abstient généralement de les désigner par leur nom », souligne le journaliste Judah Ari Gross du Times of Israël.
Pour Yehuda Shaul, il est « insensé » de croire que l’armée israélienne ait pu savoir exactement sur qui elle tirait vendredi. « Ce n’est pas comme si les snipers avaient eu entre les mains des photos de membres du Hamas et avaient pu les identifier dans la foule au moment de tirer », balaie-t-il. Selon le porte-parole de Breaking The Silence, « l’armée a tiré sur ces Palestiniens à cause de ses règles d’engagement » et aurait ensuite tenté de « se blanchir en cherchant dans ses bases de données pour leur trouver une proximité avec le Hamas ou un dossier incriminant ».
Les esprits les plus sceptiques pourraient toutefois se demander si le bain de sang devendredi dernier sert vraiment les intérêts d’Israël. Depuis plusieurs années, de hauts gradés de l’armée israélienne répètent à l’envi qu’un trop grand nombre de victimes risque de mener à l’escalade. Chaque enterrement supplémentaire attiserait les flammes de la résistance palestinienne. « Le meilleur exemple est le début de la seconde Intifada. Cela a commencé par des manifestations de masse. Et à l’époque, l’armée a pensé que si elle infligeait des dommages importants, elle éteindrait la protestation. Mais c’est l’inverse qui s’est produit », rappelle Yehuda Shaul.
D’un autre côté, une grande partie de la société israélienne estime que l’usage de la force par l’armée est légitime pour éviter et même prévenir toute atteinte à l’intégrité d’Israël. Le regard tolérant porté par les Israéliens envers le soldat Elor Azaria, qui avait abattu un assaillant palestinien blessé au sol en 2016, l'a prouvé. Le bilan de vendredi, intervenu à la veille de la pâque juive et très vite éclipsé par d’autres affaires domestiques, n’a de ce point de vue pas suscité de vive émotion au sein du public israélien.
Si ce blanc-seing populaire pourrait en partie expliquer la force de la répression israélienne, un autre facteur peut jouer : le soutien de l’administration Trump. Samedisoir, les États-Unis ont bloqué un projet de déclaration du Conseil de sécurité de l’ONU appelant « toutes les parties à la retenue » et demandant une enquête. Quelques heures avant les événements de vendredi, l’envoyé spécial de la Maison Blanche au Proche-Orient, Jason Greenblatt, avait quant à lui considéré que le Hamas encourageait une« marche hostile » le long de la frontière israélienne. Un vocabulaire qui disqualifiait d’emblée l’éventualité d’une mobilisation pacifique des Palestiniens et laissait toute latitude à la droite israélienne pour imposer sa narration.
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