Les cheminots ont inauguré en fanfare leur grève en pointillé, en bloquant la majorité du réseau ferroviaire mardi. Des manifestations, soutenues par la présence des étudiants et d’agents de la fonction publique, ont eu lieu dans toute la France. Le gouvernement plaide la cause des usagers, alors que les syndicats tentent de tenir leur ligne unitaire.
Premier jour de grève réussi pour les cheminots : la mobilisation contre la réforme de la SNCF a non seulement mis la majorité des trains à l'arrêt, mais aussi littéralement saturé l'espace médiatique. Télés, radios, journaux de tous bords ont squatté les gares désertées par les passagers dès lundi soir dans plusieurs villes de France, les trains de banlieue bondés de la région parisienne, les passagers poussés sur la voie à la gare de Lyon, les assemblées générales de cheminots pleines à craquer…
Le mouvement est bien d'une ampleur rarement atteinte : selon la direction de la SNCF, le taux de grévistes était de 33,9 % mardi en milieu de matinée sur l’ensemble des« cheminots devant travailler ». Mais parmi les « agents indispensables à la circulation des trains », ce taux grimpait à 48 % mardi matin, contre 36 % le 22 mars, journée de défense des services publics.
Environ 77 % des conducteurs étaient grévistes, 69 % des contrôleurs, 39 % des aiguilleurs, 40 % des agents d'escale et du matériel, et 15 % chez le personnel administratif, toujours selon la direction. Le mouvement a également été suivi parmi les agents de maîtrise (40 %) et les cadres (17 %), malgré la prime de 150 euros en cas de remplacement d'un agent gréviste promise par la direction.
Résultat ? Un TGV sur huit en moyenne a pu rouler mardi, l’axe ferroviaire Sud-Est étant le plus touché avec un train sur dix seulement. Même régime pour les Intercités, avec sept lignes sur lesquelles aucun train n'a pu rouler. Dans les régions, un TER et un Transilien (en Île-de-France) sur cinq ont été assurés alors que la circulation des RER a également été perturbée. Il y a fort à parier que les cheminots ne vont pas s'arrêter en si bon chemin.
La journée de mardi marquait le coup d'envoi d'une grève intermittente, prévue pour durer trois mois, à coup de deux jours de grève consécutifs, suivis de trois jours de reprise de l'activité. Pour cette semaine, la grève reprendra donc, sauf coup de théâtre, samedi soir.
Un peu partout en France, des manifestations ont également émaillé la journée. À Paris, plusieurs centaines de cheminots grévistes ont marché de la gare de l'Est à la gare Saint-Lazare, rejoints par des agents de la fonction publique, des étudiants et le personnel hospitalier. Tout comme à Bordeaux, où les cheminots ont défilé au milieu d'une haie d'honneur, formée par les postiers locaux, en grève depuis plus de trois semaines. À Lyon, à l'issue d'une assemblée générale suivie par plus de 200 agents en gare de Perrache, le personnel hospitalier a gonflé la manifestation qui s'est acheminée vers l'hôtel de région.
L'attelage cheminots-étudiants-personnels de santé, parti de la gare de Lille, a quant à lui fait un détour inattendu par le centre commercial bordant la gare, pour soutenir les salariés de Carrefour, dont la grève samedi 1er avril a été bien suivie (300 magasins touchés en France). Au cours de l'AG de l'université de Nantes, où plus de 1 300 étudiants se sont décidés pour la poursuite du blocage, les cheminots ont été reçus en héros. À Toulouse, ville étudiante très mobilisée contre la mise sous tutelle de l'université, et Montpellier, électrisée après des incidents très violents à la faculté de droit, les étudiants ont pris fait et cause pour les grévistes de la SNCF.
La cagnotte de soutien aux grévistes, montée sur internet à la suite d'un appel lancé sur Mediapart par de nombreux intellectuels de gauche, avait pour sa part dépassé, à 19 heures mardi, les 120 000 euros et les 3 300 participants.
Ce mardi matin sur France Inter, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez avait donné le ton, appelant de ses vœux « un gouvernement qui écoute, et n'essaie pas d'opposer les cheminots aux usagers ». « Vous pensez que les cheminots font grève par plaisir ? On est obligé d'en arriver là, à cause du gouvernement », a-t-il affirmé. Une réponse à son homologue de la CFDT, Laurent Berger, qui avait pris les devants dans une interview au Figaro le matin même. « Le climat social est dégradé, oui. Mais je ne me laisserai pas enfermer à commenter la situation sociale sous le prisme de la convergence des luttes de la CGT », a prévenu le dirigeant de la CFDT, pour qui « il ne suffit pas de dire “allons manifester parce qu'on n'est pas content” ».
Sa position semble en léger décalage avec celle qu'a tenue jusque-là la fédération des cheminots de son syndicat. La CFDT ferroviaire affiche une fermeté de ton certaine, à l'unisson des autres fédérations sur la tactique de la grève « en pointillé », et défendant en premier lieu l'unité syndicale. Ce qui n'empêche pas Laurent Berger de déclarer :« Plus on discutera vite avec l'exécutif, plus on a de chances d'éviter un conflit dur que je ne souhaite pas. »
Discuter justement, le gouvernement et sa majorité ne demandent officiellement que cela, rappelant à longueur d'interviews que les concertations sont encore en cours, alors que la loi est déjà examinée à l'Assemblée, en commission des affaires économiques, depuis ce mardi. Rien que cette semaine, une grosse dizaine de réunions sont programmées au ministère des transports et à la SNCF avec les syndicats. Mais ces« concertations » ne sont bien sûr pas pensées pour remettre en cause l'essentiel de la réforme. Et l'exécutif avance donc sur cette ligne de crête : montrer qu'il est à l'écoute, mais aussi qu'il est ferme et tiendra bon face aux grévistes.
Illustration de cette délicate posture, la ministre des transports Élisabeth Borne a fait valoir mardi sur BFMTV que « le gouvernement tiendra bon, dans l'écoute, dans la concertation, dans le dialogue ». « J'ai annoncé deux mois de concertation. On est à mi-chemin », a plaidé la ministre, surjouant la carte du pragmatisme : « Je fais des avancées, les syndicats, eux, n'ont pas changé leur position. »
« J'entends autant les grévistes qui parfois le disent avec vigueur, que ceux qui n'acceptent pas cette grève, plus exactement que ceux qui veulent aller travailler, veulent continuer à bénéficier de leur liberté constitutionnelle d'aller et venir », a de son côté déclaré ce mardi après-midi le premier ministre Édouard Philippe pendant la séance de questions au gouvernement, à l'Assemblée. Une manière sans doute d’infléchir la ligne qui avait d’abord été empruntée par le gouvernement, consistant à cibler le statut des cheminots, et d’en faire le symbole, voire la cause, des dysfonctionnements de la SNCF.
La nouvelle stratégie gouvernementale consiste plutôt à prendre le parti des usagers, handicapés par le mouvement de grève. Illustration dans les propos de Richard Ferrand,mardi sur le plateau de LCP : « Moi, je les aime les cheminots, je vois comment ils se dévouent, je vois comment ils bossent », a déclaré dans un premier temps le président du groupe LREM à l’Assemblée nationale, avant de fustiger une minorité d'« agitateurs » qui prendraient le débat « en otage pour faire de l’anti-Macron primaire ».
La dette de la SNCF, élément clé de la négociation à venir
La vérité est que l'exécutif, même si certains de ses membres s'en défendent, ne peut que surveiller d'un œil inquiet la possible conjonction des mécontentements et des mouvements sociaux. Chez Air France, un quart des avions ne sont pas partis ce mardi, lors du quatrième mouvement de grève en un peu plus d'un mois dans la compagnie. Tous les personnels réclament une augmentation générale des salaires de 6 %, et trois autres jours de grève sont d'ores et déjà prévus, les 7, 10 et 11 avril.
La tension est également forte dans les universités, où pour l'heure une douzaine d'établissements sont bloqués, pour protester contre la réforme de l'accès à l'université(lire notre article sur la mobilisation étudiante). L'université parisienne de Tolbiac est par exemple bloquée jusqu'au 9 avril, après une AG très suivie ce mardi, de même que le site de Clignancourt de l'Université Paris-IV, ainsi que Paris-VIII. Au milieu de ce bouillonnement, un mouvement de grève pour défendre les agents « précaires », non-titulaires de l’Éducation nationale, a été lancé pour jeudi 5 avril par le Snes, la CGT et SUD.
La CGT a également mobilisé d'autres secteurs susceptibles de causer du désordre. Les fédérations des transports et des services publics ont lancé un appel commun à la grève dans l'ensemble de la filière déchets, « du balayeur à la collecte, au centre de tri, à l'incinérateur ». Elles réclament la création d'un « service public national » des déchets avec un « statut unique public » pour les salariés de la filière.
En Île-de-France, environ un tiers des collectes n’a pas été assuré ce mardi, et les trois centres d’incinération étaient à l'arrêt. La fédération CGT de l'énergie, première organisation syndicale du secteur, a également appelé à la grève jusqu'au 28 juin, calquant son calendrier sur celui des cheminots. Elle demande notamment« l'organisation d'un nouveau service public de l'électricité et du gaz qui réponde à l'intérêt général ».
Chacun le pressent, le conflit qui s’ouvre se gagnera, au moins en partie, du côté de l’opinion. Les grévistes sauront-ils convaincre sur la longueur de la pertinence de leur mobilisation ? Le gouvernement jouera-t-il habilement de l’exaspération attendue des usagers privés de transports ? Mais nul doute que chaque partie a aussi envisagé quelle serait la porte de sortie qu’elle jugerait honorable, voire victorieuse.
Le gouvernement a fait de la réforme de la SNCF un symbole, il entend bien montrer que ce n’est pas la rue qui gouverne. Face à lui, les syndicats les plus revendicatifs, CGT et SUD, affirment qu’ils attendent l’abandon de toute ouverture à la concurrence pour le transport des passagers pour cesser le mouvement. Une voie entre ces deux positions monolithiques, aussi étroite soit-elle, est-elle envisageable ?
Même s’il ne s’agit que d’un symbole, Élisabeth Borne a acté l’abandon du recours aux ordonnances sur le volet de l’ouverture à la concurrence. Elle a aussi proposé la création d'un « sac à dos social », qui garantirait un paquet de droits pour tous les cheminots qui seraient transférés dans une entreprise concurrente, si cette dernière remportait des marchés lorsque l’ouverture à la concurrence sera possible. Le 28 mars, la ministre s’est encore engagée « solennellement » à ce que la SNCF reste une entreprise publique.
Une promesse mal reçue par Philippe Martinez. « On a connu d'autres ministres et d'autres PDG, en d'autres temps, qui juraient la main sur le cœur qu'il n'y aurait pas de privatisation, a-t-il rappelé sur France Inter. Ils restent quatre ans, et ceux qui viennent derrière ne sont pas engagés par la parole du prédécesseur… » Enfin, le gouvernement a laissé entendre à tous les syndicats qu’il était ouvert à la discussion sur la date à laquelle les nouveaux venus à la SNCF ne bénéficieront plus du statut de cheminot.
Jusqu’à présent, ces positions n’ont pas suffi à désarmer les représentants des salariés, y compris la CFDT et l’Unsa, d’ordinaire assez conciliants. L’ensemble de l’intersyndicale demande que les enjeux réels des problèmes de la SNCF soient traités : modernisation du réseau, relance du transport de marchandises, aménagement du territoire avec le maintien des « petites lignes », sous-traitance, ouverture à la concurrence… Ils refusent aussi catégoriquement que le statut d’entreprise publique disparaisse.
Si le conflit dure ou qu’il se révèle très tendu, un dernier point pourrait éventuellement permettre aux syndicats et au gouvernement de reprendre un vrai dialogue : celui de la dette de l’entreprise. Emmanuel Macron avait déclaré dans un premier temps que l’État serait prêt à reprendre une partie des 50 milliards d’euros de dette, contre des transformations radicales de l’entreprise. Aujourd’hui, le gouvernement ne dit plus un mot sur le sujet. Pour mieux le poser sur la table des négociations une fois les premiers rounds achevés ?
La situation échappera peut-être de toute façon aux états-majors qui montrent les muscles aujourd’hui. Sur le terrain, rien ne dit que les cheminots suivront jusqu’au bout la stratégie de grève intermittente imaginée par leurs syndicats. SUD-Rail, troisième syndicat à la SNCF, a d’ores et déjà déposé un préavis de grève reconductible tous les jours. Et dans les gares, lors des assemblées générales ayant lieu tous les jours de mobilisation, cette proposition de grève reconductible et illimitée pourrait rallier les suffrages. Et faire alors s’effondrer les subtiles stratégies élaborées en amont du mouvement.
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