La Cour nationale du droit d’asile est chargée d’examiner les recours des demandeurs déboutés par l’Ofpra. En grève depuis le 13 février pour l’amélioration de leurs conditions de travail, ses agents s’opposent aussi au projet de loi asile et immigration, qui ne ferait que renforcer la logique comptable qui les accable.
Ils ne veulent plus de la « justice expéditive » dans laquelle la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a, selon eux, basculé. Une dérive que le futur projet de loi sur l’asile et l’immigration, avec ses délais de recours raccourcis, devrait encore aggraver. C’est pourquoi les agents de la CNDA sont en grève depuis le 13 février (lire leur communiqué), soutenus par les avocats. Pour l’instant, le mouvement n’a pas atteint ses objectifs, notamment celui de faire baisser la charge de travail.
Chargée d’examiner les recours des demandeurs d’asile déboutés par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), la CNDA est la juridiction administrative la plus rapide et la plus « productive » de France, rappellent les grévistes. En 2017, elle a rendu 47 814 décisions (5 000 de plus qu’en 2016), dans un délai moyen de cinq mois et six jours, soit deux fois plus vite qu’en 2010.
Les grévistes dénoncent un système entré depuis la loi de 2015 dans une « logique comptable » qui vise avant tout « le raccourcissement des délais de jugement ». La Cour, qui siège à Montreuil (Seine-Saint-Denis), a ainsi organisé l’an dernier 3 607 audiences, dont chacune a traité 13 affaires (voir son rapport annuel).
Selon l’intersyndicale, les rapporteurs qui y préparent les dossiers sont « presque à 90 % des contractuels » en CDD de trois ans renouvelables. Ils font valoir que c’est la seule juridiction à fonctionner avec des contractuels en grande majorité, « comme si des policiers étaient trois ans en CDD puis partaient ailleurs », déplore Delphine Lecombe, de l’intersyndicale SIPCE-CGT-FO, qui dénonce « une juridiction OVNI ».
« Notre responsabilité est importante », relève Delphine Lecombe, qui affirme gagner 1 790 euros net avec près de trois ans d’ancienneté. Les rapporteurs s’estiment pris dans une politique du chiffre qui n’est plus tenable, étant soumis à un objectif annuel de 325 dossiers qu’ils voudraient voir baisser à 275. Cette cadence les amène à rédiger « deux à trois rapports par jour », qui doivent analyser la cohérence interne du récit du demandeur et présenter l’état du danger qu’il court dans son pays d’origine. S’ils ne se prononcent plus sur le sort à réserver à la demande, les rapporteurs peuvent laisser poindre leur préférence, mais les juges ne les suivent pas forcément. La CNDA a délivré l’an dernier 8 006 décisions de protection, soit 16,8 %. Les autres recours ont été rejetés.
Agents administratifs, les rapporteurs réclament d’être intégrés à la formation de jugement, avec la création d’un corps spécifique. Pour l’instant, ils assistent au délibéré et rédigent le projet de décision mais n’ont aucun pouvoir. « Il doit être mis fin à cette situation baroque qui place le véritable “expert” du dossier sans voix décisionnaire », estiment les grévistes. Pour eux, il importe aussi de « stabiliser » les effectifs des rapporteurs, « dont l’ancienneté moyenne à la Cour n’excède pas deux ans », et de s’interroger sur la « qualité » des jugements rendus. La plupart des 287 juges officiant à la CNDA sont des vacataires venus d’autres juridictions, dont « une partie n’a jamais exercé dans le domaine de l’asile auparavant ».
D’après les grévistes, un quart du personnel (composé de 400 agents environ, dont la moitié de rapporteurs) suit le mouvement, ce qui, selon eux, permet d’empêcher la grande majorité des audiences. Mais leur direction – qui n’a pas répondu à Mediapart – jouerait le « pourrissement ». Mardi soir 27 février, le mouvement a été reconduit pour 24 heures. « Le dialogue se poursuit », affirme le Conseil d’État, qui chapeaute la CNDA, en précisant que « sept réunions de travail » ont eu lieu avec les syndicats.
L’autre cible du mouvement, c’est le projet de loi asile et immigration. Il accroîtrait la tension, en imposant « un délai moyen de traitement global de six mois » au total pour l’Ofpra et la CNDA, ce qui laisserait « seulement quatre mois, ou moins » à la Cour d’appel pour étudier les dossiers. Or, sans cela, la CNDA est déjà sous pression. En 2017, elle a enregistré 53 581 recours, soit une augmentation de 34 % en un an.
Parallèlement, toujours avec ce projet qui multiplie les obstacles à l’asile, le délai pour déposer un recours après un rejet de l’Ofpra passerait d’un mois à quinze jours, ce qui « revient clairement à nier le droit de recours » des demandeurs d’asile, dénonce un rapporteur (lire sa lettre ouverte dans le Club de Mediapart ).
Autre objet d’inquiétude, près de 30 % des décisions de la CNDA sont rendues sur simple ordonnance : pour ces rejets, aucune audience n’a eu lieu, les juges estimant les dossiers insuffisants. Ce taux augmente d’année en année. Il a presque doublé depuis 2014, où il était de 17 %, selon l’intersyndicale. Cette évolution la préoccupe, tout comme elle préoccupe les avocats du réseau Elena, spécialisés en droit d’asile, qui, très remontés contre le projet de loi, sont également en grève.
« Déjà, tout est fait pour que les demandeurs ne viennent plus sur le territoire français, assure Me Olivier Chemin, qui préside Elena. Et s’ils ont accès tout de même à la procédure, on va juger de plus en plus vite, souvent par ordonnance. » Il craint des cadences de plus en plus « infernales », avec des délais de recours réduits. « On est une terre d’asile et on fait tout pour que les demandeurs ne viennent pas déposer leur dossier ! », déplore l’avocat.
Me Chemin a signé une lettre à Emmanuel Macron dans Libération pour dénoncer les régressions que provoquerait la future loi, avec cette conséquence : « En multipliant les obstacles à l’exercice du droit d’asile, vous fabriquez par milliers des “rejetables”, des “fantômes”, ceux-là mêmes dont vous souhaitez pourtant vouloir maîtriser le flux. »
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