Pendant près d’un an, l’artiste subira tortures, humiliations et menaces dans la plus totale promiscuité. Julien Jaulin/Hanslucas
Le peintre syrien Najah Albukaï, réfugié politique en France depuis dix-huit mois, tente de faire connaître une œuvre majeure et bouleversante sur son expérience carcérale.
"Je suis né deux mois avant le coup d'Etat de Hafez el Assad en 1970. Année après année le pire s'est invité, dans nos quartiers, dans nos maisons. Et quand le pire s'invite, le pire s'installe".
Au milieu des piliers de béton de l'université Diderot transformé le temps d'un week-end en galerie, les mots du peintre et dessinateur syrien Najah Albukaï résonnent de tout leur poids. C'est la première fois, depuis son arrivée en France il y a 18 mois, que l'artiste expose à Paris, en catimini, une oeuvre aussi majeure que nécessaire, vestiges enfouis de sa propre expérience dans le milieu carcéral syrien. Autour de lui, dans un espace qui rappelle l'enceinte d'une prison, une quarantaine d'encres, de gouaches et d'aquarelles peintes sur de simples feuilles cartonnées recouvrant les murs. Extraite à coup de kalam (crayon utilisé en calligraphie) et de pinceau, la souffrance humaine s'étale devant nos yeux comme autant de clichés photographiques en noir et blanc pris de l'intérieur.
Là, sous le regard éteint des cadavres, une centaine d'hommes décharnés attendent pour aller aux toilettes. Ici, un mégot fumant aux lèvres, un militaire pose ses pieds sur le dos d'un homme nu et agenouillé ployant sous le poids des bottes. Plus loin, un grand tableau rectangulaire raconte la promiscuité des corps tête-bêche, par centaine enchevêtrés, rappelant La Porte de l'enfer de Rodin, mais reflétant simplement la nuit sans sommeil de prisonniers allongés sur le lit de ciment. Là encore, un homme attaché par les mains et les pieds est encastré dans une chaise. "On nommait cette torture la chaise allemande" , se souvient Najah en "hommage" au nazi Aloïs Brunner, responsable du camp de Drancy près de Paris et responsable de l'assassinat de quelque 130 000 juifs d'Europe. "Un jour, un prisonnier m'a appris que lorsque le parti Baas était arrivé au pouvoir en 1966 en Syrie, Brunner avait été embauché par le régime pour enseigner son savoir-faire en matière de maintien de l'ordre", évoque celui qui fut aussi professeur d'arts plastiques à Damas. La puissance du trait traverse aussi l'histoire de l'art. Formé aux Beaux-Arts de Damas puis à Paris, Najah Albukaï en est imbibé. Sur certaines gouaches qui évoquent les camps de concentration nazis, les visages aveugles rappellent l'univers de Munch. Des fusains aux corps suspendus font écho à des études de crucifixion du 16e siècle italien. Otto Dix et ses masques à gaz s'invitent également. Des saillies dignes de caricatures de périodique se mêlent aussi à ce musée de l'horreur humaine. Mais le tout n'imite jamais et s'impose dans une unité personnelle par la force même du peintre dont les souvenirs brûlants refont surface.
"J'ai été incarcéré une première fois en 2011 pendant le printemps arabe. J'avais soutenu une manifestation d'étudiants. Mais l'expérience de la prison, je l'avais vécue une première fois enfant. Mon père, qui était ouvrier dans une raffinerie de pétrole, était communiste mais discret sur ses engagements auprès de nous. Un jour, il ne revint pas à la maison pendant une semaine. Quand il fut de retour, il avait le visage souriant mais tuméfié et ses pieds étaient gonflés. Ce n'est que bien plus tard que je compris ce qui s'était passé". En mai 2011, Najah est relâché, mais en juillet 2012, le couperet tombe à nouveau. "Je revenais de l'université en bus. Il y avait un check-point. Un soldat a pris nos passeports, il avait une liste de noms inscrits sur une feuille, le mien en faisait partie".
L'artiste, qui avait osé moqué l'Etat syrien via ses dessins sur internet passe cette fois-ci un mois dans les geôles du régime. "J'étais accusé de troubles à l'ordre public et affaiblissement du sentiment national!" se souvient-il. Après que sa femme a pu trouver les 1000 dollars nécessaires pour que le juge le libère, il passe les deux années suivantes en quasi-clandestinité, mais continue, sous pseudonyme, de publier ses textes et dessins sur un compte Facebook.
"En 2014, j'ai été dénoncé. J'ai voulu partir. Un passeur m'a demandé 4000 dollars pour sortir du pays. J'ai été arrêté". Commence alors une plongée de onze mois au cœur de la folie ordinaire...."
Procès expédié et bâclé : « Un juge me posait des questions et il notait l'inverse de mes réponses. Vous filmez des manifs, Monsieur ? Vous philosophez beaucoup, Monsieur ? » Puis l'incarcération dans la prison principale d'Aadra de Damas. « Imaginez que tous ces lieux de torture- les centres 227, 48 ou 215 – dont la simple évocation fait trembler tout Syrien, sont situés à 100 mètres de la faculté de lettres, à 60 mètres du ministère de l'Education, à 500 mètres de l'opéra ! » Pendant près d'un an, Najah subira tortures, humiliations, et menaces dans la plus totale promiscuité. « Nous étions 3000 personnes dans des espaces ne pouvant en contenir que 300. A moitié nus pour ne pas s'échapper. Mal nourris, objets de toutes sortes de maladies. Nous nous occupions tous les matins de porter les cadavres et souvent nous nous demandions quand notre tour arriverait ». Seul l'amour indéfectible de sa famille et de son épouse en particulier a permis aujourd'hui à Jajah Albukaï de nous offrir ce témoignage essentiel à la mémoire des hommes. « Ma femme a dû réunir 20 000 dollars – 100 fois son salaire- pour réussir à convaincre juges et geôliers de me sortir de là. Et obtenir l'exil. ». En octobre 2015, le peintre et sa famille ont obtenu pour 10 ans le statut de réfugié politique en France. Aujourd'hui cet artiste au talent immense tente de faire connaître son œuvre. Ce serait l'honneur de la France de l'y aider.
Stéphane Aubouard
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