La nouvelle plateforme d'orientation des bacheliers, ouverte le 15 janvier, et la réforme du lycée, attendue après le rapport de la mission Mathiot le 24 janvier, engagent des changements minutieusement calculés. Au menu : sélections et inégalités accrues. Un autre modèle ségrégatif d'enseignement se profile.
Progressivement, le bahut se vide. Nina, Robin et Alix s'attardent un peu aux abords de l'établissement pour une pause cigarette avant le déjeuner. Élèves en terminale L au lycée polyvalent George-Sand, à Domont (Val-d'Oise), ils doivent, depuis le 22 janvier, se familiariser avec Parcoursup afin d'y inscrire leurs voeux d'études supérieures. Alix, comédienne potentielle, espère suivre les cours de théâtre de la prestigieuse Sorbonne. « Pour l'instant, le lycée n'a toujours pas donné d'informations sur la plateforme qui remplace APB. Ça a cafouillé sérieusement l'année dernière, alors on espère que ça sera mieux. On est l'année test ! » ditelle, un soupçon d'inquiétude dans le regard. Nina, elle, ne se préoccupe pas de tout ça. Elle sait déjà qu'elle intégrera une prépa arts appliqués dans une structure privée parisienne à 6 000 euros l'année parce que « le public, c'est trop compliqué ». Quant à Robin, le jeune homme reste confiant. Il espère bien être pris en psycho à Nanterre. « J'ai entendu que la fac allait recruter par dossier... Pourquoi pas. De toute façon, ça ne peut pas être pire que l'année dernière. »
Simple et transparent ?
Les quelque 700 000 élèves de terminale découvraient le 15 janvier le site de la nouvelle plateforme, sésame de la poursuite de leurs études dans l'enseignement supérieur. Parcoursup promet une « procédure simple, transparente et juste », « pas d'affectation par tirage au sort », « un accompagnement assuré pour comprendre les enjeux »... Exit donc l'admission postbac (le trop fameux APB), l'algorithme qui laissait, en juillet dernier, 87 000 bacheliers dans le brouillard. Et qui faisait pleurer dans les chaumières des élèves se retrouvant sans affectation. La faute à pas de chance lors de la grande loterie, carrément injuste certes, mais pourtant marginale. Pas possible de faire pire, assure Robin.
Bon, voire très bon niveau en anglais, en sciences: les « filières sous tension » poseront leurs conditions.
Pas si sûr... Les lycéens auront jusqu'au 13 mars pour formuler 10 voeux non hiérarchisés. Des choix accompagnés d'une « fiche avenir » remplie par l'établissement. Bulletins de notes, avis du conseil sur les choix d'orientation, lettre de motivation devront satisfaire les « attendus » que les universités publieront sur Parcoursup (un document de 48 pages que les lycéens vont éplucher avant de formuler leurs voeux). Côté fac, on se doit d'étudier chaque dossier (lire entretien page 25) et de répondre « oui », « non », « en attente » ou « oui si » sous réserve d'une remise à niveau. Car les « filières sous tension » (les plus demandées) peuvent poser leurs conditions. En psychologie, comme dans beaucoup de licences, il faut bien voire parfaitement maîtriser l'anglais. Manque de chance, tout le monde ne peut pas se payer des séjours linguistiques ou des cours privés. Il faut aussi être bon dans les disciplines scientifiques, en français ou en histoire... « À l'université de Paris-I, en droit, il a été proposé des lettres de recommandation de professionnels du droit, dénonce le sociologue à l'université d'Amiens Romain Pudal. C'est délirant ! On ouvre la boîte de Pandore d'attendus les plus farfelus ! »
Pour Frédérique Rolet, secrétaire générale du syndicat Snes-FSU, l'affaire coule de source : il s'agit de dissuader trop d'élèves de vouloir devenir étudiants, « de barrer la route aux élèves qui seront jugés les plus fragiles », plutôt que de donner les places et les moyens nécessaires à l'accueil des 40 000 futurs étudiants supplémentaires encore attendus la rentrée prochaine. Tout est dit.
Renoncer à la démocratisation
Du lycée à l'université, en passant par les bacs pros (lire page 24), les réformes engagées s'inscrivent dans une logique minutieusement calculée faite de sélections, d'inégalités accrues entre élèves et entre établissements.
Et il faut en mesurer l'ampleur. Un autre modèle de l'enseignement se profile. Celui qui consiste à renoncer une fois pour toutes à la démocratisation de l'accès au savoir et in fine à l'enseignement supérieur. « Cette réforme va toucher en premier lieu les élèves issus des classes les plus populaires. D'abord parce qu'ils posséderont moins l'ensemble des codes attendus pour leur orientation. Beaucoup vont s'autocensurer », déplore Aurélien Boudon, cosecrétaire de SUD éducation.
« Les élèves dont le milieu socioculturel le permet sauront choisir le parcours Sud éducation le plus valorisant. »
La réforme en gestation du lycée ne fera que renforcer la sombre histoire. En prévision, la fin des séries S, ES et L. L'instauration d'un lycée modulaire dès le deuxième semestre de la seconde avec un système de matières majeures et mineures qui démultiplie des parcours sorte de lycée à la carte. Le bac nouveau millésime prévoit une épreuve en français en première et quatre épreuves finales en terminale : deux épreuves écrites dans les disciplines majeures inscrites dans des parcours, deux épreuves universelles, une épreuve écrite de philosophie et un grand oral sur la base d'un minimémoire interdisciplinaire.
la guerre des disciplines
« Avec ce nouveau bac, on risque d'ouvrir une foire d'empoigne et une guerre des disciplines », souffle-t-on déjà du côté des enseignants. « La modularité permettra d'affiner encore les stratégies de différenciation sociale, insiste-t-on à SUD éducation. Les élèves dont le milieu socioculturel le permettra sauront choisir les parcours les plus valorisants et la hiérarchie des parcours sera d'autant plus forte. » Sinistre prévision qui induit, à terme, des lycées spécialisés dans certains parcours, plus ou moins cotés selon les modules proposés... Sans grande surprise, les parcours du lycée correspondront très vite aux attendus définis par chaque filière post-bac. « Le bac n'est certes pas officiellement détruit, estime SUD éducation, mais, en pratique, il deviendra accessoire et ne jouera à terme quasiment aucun rôle pour la poursuite d'études et pour les employeurs. Chaque élève aura désormais son curriculum personnel de modules de lycée qu'il aura acquis avec plus ou moins de réussite. » Le diplôme national, premier grade universitaire, ne sera plus ainsi une condition ni suffisante ni nécessaire pour la poursuite d'études.
En devenant autoentrepreneur de sa scolarité, l'élève au lycée comme à l'université sera rendu toujours davantage responsable individuellement de ses choix, de son parcours, de ses « réussites » ou de ses « échecs ». « C'est aux bacheliers de faire les bons choix, aux professeurs du secondaire de bien les évaluer, aux universités de bien construire leur parcours...
Et, en cas de problèmes, ces acteurs ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes, analyse la sociologue Sophie Orange dans « Alternatives économiques ». Le sous-financement chronique de l'université et les inégalités de dotation entre établissements de l'enseignement supérieur sont totalement évacués du tableau. » C'est bien le but du jeu.
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