"Les solutions ne sont ni simples ni uniques, mais s'offusquer des crimes commis à l'encontre des migrants en Libye tout en continuant à mener une politique assumée de renvoi et de maintien du plus grand nombre de ce côté de la Méditerranée relève au mieux de l'indécence"
(Thierry Allafort-Duverger, directeur général de MSF France, tribune pour Le Monde, 1er décembre)
"Il s'agit d'une politique raciste et xénophobe car, si on y regarde de près, on se rend compte que sont principalement concernés les demandeurs d'asile venus d'Afrique. Plus on bloque les voies légales d'entrée, plus on fait le jeu des trafiquants"
(Marie-Christine Vergiat, députée européenne Front de Gauche - PGE)
"L'Europe est en train de financer la création d'innombrables centres de détention dans les Etats maghrébins, qu'elle soudoie à coups de subsides quand ce n'est pas à coup de contrats inégaux. La plupart des prisons de la honte et l'économie sur laquelle elles reposent sont privatisées. Pour son fonctionnement, cette économie requiert la capture, la détention et la vente à l'encan de migrants noirs et bientôt, la chasse et la déportation de milliers d'entre eux".
(Achille Mbembe, philosophe et enseignant universitaire )
Vers la fin du droit d'asile?
Derrière les grandes déclarations des dirigeants européens se lamentant bien tardivement sur le retour de l'esclavage en Libye se dessinent en réalité d'autres projets pour les migrants qui tentent de fuir vers l'Europe. A Bruxelles, au sein du Conseil européen, un nouveau règlement "instituant une procédure commune en matière de protection internationale" est en discussion. Le texte en question prévoit une disposition qui remettrait en cause le droit d'asile tel qu'il existe dans la convention de Genève.
Il prévoirait notamment de pouvoir déclarer irrecevables les demandes d'asile formulées par des réfugiés à partir du moment où ils ont transité dans "un pays sûr". Ainsi, ils pourraient être reconduits directement dans le "pays tiers sûr" en question.
Quelle est cette notion de "pays sûr"? Jusqu'ici l'espace Schengen, c'est la règle du pays d'arrivée qui prévaut: un réfugié arrivant dans un pays de l'espace Schengen y fait sa demande d'asile. C'est ce pays d'accueil qui l'examine et les réfugiés peuvent ensuite être dispersés dans d'autres pays européens selon les quotas.
Le concept de "pays tiers sûr" est en réalité en train de remettre en cause cet accueil au sein des pays membres de l'Union européenne. Un concept déjà présent dans la directive européenne datant de juin 2013, à la différence que ce règlement ne s'imposait pas aux pays qui ne souhaitaient pas l'appliquer.
L'accord intervenu entre l'Union européenne et la Turquie d'Erdogan, en 2016, a été le premier à instaurer ce principe concrètement. Depuis la Turquie est censée accueillir et retenir les migrants sur son sol, moyennant une rétribution des pays de l'UE (6 milliards d'euros dans les trois ans qui suivaient cet accord).
Avec le changement en gestation dans les tiroirs du Conseil européen d'autres pays hors de l'Union européenne pourraient devenir des "pays tiers sûrs", vers lesquels on renverrait donc les demandeurs d'asile parvenus sur le sol européen. Si certaines zones de Libye, par exemple, se retrouvaient sécurisées ou normalisées au milieu de ce vaste chaos qu'est devenu le pays après la chute du régime de Khadafi, la règle du "pays tiers sûr" pourrait donc s'y appliquer également... malgré les grandes déclarations scandalisées après la révélation du trafic d'esclaves en cours dans certains camps de réfugiés.
En interne, certains pays, comme la France, commencent déjà à se projeter dans ce sens et durcissent davantage les conditions d'examen des demandes d'asile formulées sur leur territoire. La loi française prévoit en effet que, jusqu'ici, un demandeur d'asile relevant de Dublin ne pouvait être placé en centre de rétention avant d'avoir fait l'objet d'une décision d'expulsion vers un pays tiers.
Le 29 novembre, la Commission des lois de l'Assemblée nationale, au moment où Emmanuel Macron faisait sa tournée africaine en dénonçant "le crime contre l'humanité" de l'esclavage en Libye, a adopté un texte permettant le placement en rétention des réfugiés jusqu'à l'examen de leur dossier et l'éventuelle décision d'expulsion vers le "pays tiers", c'est à dire celui par lequel ils sont rentrés sur le territoire de l'UE.
"Nous reconduisons beaucoup trop peu", avait déclaré le président de la République au mois de septembre dernier.
Ces nouvelles mesures législatives françaises sont faites pour répondre à ce souci du gouvernement.
Hypocrisie totale et chasse aux pauvres
L'attitude des gouvernements européens est donc totalement hypocrite. Si ce principe du pays tiers sûr entrait en vigueur, il leur permettrait de "relocaliser" les migrants hors du sol européen. A travers ces manœuvres, que dissimule mal l'indignation affichée par les dirigeants européens, se cache la véritable conception de l'Europe à l'oeuvre: celle d'une forteresse qui se ferme aux migrants venus de pays dont notre continent a pourtant sa propre responsabilité dans leur état de pauvreté. La réponse des chefs d'Etat européens, en durcissant le régime de l'asile et en repoussant hors des frontières de l'UE des milliers de personnes en détresse, s'apparente à une chasse aux pauvres.
Diego Chauvet, dossier L'Humanité Dimanche (du 7 au 13 décembre) - "Réfugiés, les damnés de l'Europe néocoloniale".
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