Carré blanc sur fond blanc
En 1918, un tableau de 79 cm sur 79 cm révolutionne l’histoire de l’art de façon radicale et définitive en inventant la modernité artistique. Sur cette toile de taille moyenne, le carré est légèrement de travers et un des angles touche le bord du cadre. Le blanc du carré est un peu plus gris que celui utilisé pour le fond, blanc crème. On y distingue les traces de pinceau et l’épaisseur de la peinture à l’huile. Le peintre s’appelle Kasimir Malevitch, il a 40 ans et il vient d’être élu député. Artiste et député, Malevitch est également enseignant. Il s’est fait remarquer dès 1915 avec un groupe de jeunes artistes lors de l’exposition « 0.10 ».
Exposition 0.10 : un art neuf pour accompagner un monde neuf
Deux ans avant la révolution de 1917, cette exposition inaugure le début d’un monde nouveau. Quatorze artistes participent : sept femmes et sept hommes, la moyenne d’âge est de 29 ans. Ainsi, le monde nouveau respecte la parité homme/femme et, bien évidemment, il est jeune. Dans le cas de ce groupe, il s’agit autant de révolutionner le monde de l’art que d’accompagner la révolution.
En 1910, en Italie, le poète Filippo Marinetti inventait le premier mouvement d’avant-garde avec un manifeste tonitruant publié dans Le Figaro. Le futurisme rejetait les traditions artistiques et exaltait les inventions industrielles, les machines, la vitesse : le monde ancien devait être détruit pour faire place au monde moderne. Puis, en 1914, de jeunes artistes européens se regroupent en Suisse pour créer Dada. Ils sont peintres, musiciens, poètes, et se moquent de la guerre, de la religion et des bourgeois. En 1917, à New York, Marcel Duchamp fait entrer un urinoir dans l’histoire de l’art ! C’est dire que les artistes répondent avec humour mais aussi avec une subversion déterminée aux événements de l’époque.
« Les avant-gardes ont été avant tout une aventure unique dans l’histoire : la rencontre du politique et de l’artistique, favorisée par l’enthousiasme de la révolution. »
Le monde doit changer totalement
La révolution ne pourrait pas exister dans un environnement où l’esthétique resterait la même qu’auparavant, poussiéreuse et bourgeoise. Il faut changer l’art, la musique, la littérature, mais aussi les décors, les vêtements et tous les objets de la vie courante. Dans cette logique, plusieurs revues vont naître pour diffuser les travaux révolutionnaires dans tous les domaines artistiques : peinture, cinéma, architecture, littérature, théâtre, poésie. Un tout jeune artiste, Lazar Lissitzky (dit El Lissitzky), va devenir le maître d’œuvre de ce nouveau monde. Diplômé d’architecture en 1915, il est également peintre, illustrateur, graphiste, photographe, designer. Lors de la révolution de 1917, il crée le nouveau drapeau soviétique et redécore entièrement les rues de Moscou. Il a seulement 27 ans et démarre alors une remarquable carrière qu’il va consacrer à diffuser les idées de la révolution. D’abord grâce à des affiches au graphisme très simple et direct (formes simples, couleurs primaires) puis grâce à des revues, dont il tient à ce que l’esthétique reflète les changements liés à la révolution, et aussi dans tous les objets du quotidien : mobilier, vêtements, vaisselle… En effet, « l’abstraction révolutionnaire » est utilisée dans tous les domaines de la vie courante.
Le poète de la Révolution
Le poète Vladimir Maïakovski a 24 ans en 1917 et déjà un long passé de révolutionnaire. C’est donc tout naturellement qu’il devient le poète de Lénine et le chantre de la révolution soviétique. Là encore, il s’agit de déconstruire la poésie du monde ancien pour introduire un langage nouveau : direct, parfois cru. Les poèmes de Maïakovski parlent du monde moderne, des ouvriers, de la jeunesse et de ses révoltes.
Extrait du Nuage en pantalon, 1915 :
Votre pensée,
qui rêvasse sur votre cervelle ramollie,
tel un laquais obèse sur sa banquette graisseuse,
je m’en vais l’agacer
d’une loque de mon cœur sanguinolent
et me repaître à vous persifler, insolent et caustique.
Dès ses débuts, il se rapproche des « cubo-futuristes », peintres et sculpteurs, pratique également le graphisme et rédige des pièces de théâtre. En 1918, il réalise et joue dans un film dont il écrit le scénario : La Demoiselle et le voyou, drame dans lequel un jeune homme s’éprend de son institutrice. Amoureux d’Elsa Triolet puis de la sœur de celle-ci, Lili Brik, il se tue d’une balle dans le cœur en jouant à la roulette russe à 36 ans.
Le cinéma, un art très « jeune »
Inventé en 1895 par les frères Lumière, le cinéma est un art essentiellement populaire, un divertissement que l’on trouve dans les fêtes foraines. Dès les débuts, l’industrie s’intéresse à ce procédé grand public et la fréquentation des salles de projection explose très rapidement à travers le monde, de Los Angeles à Tokyo. Les Soviétiques vont en faire l’art majeur de la révolution. Ce sont huit très jeunes artistes qui vont s’engouffrer dans l’aventure cinématographique et y entraîner le pays tout entier.
À leur tête, Dziga Vertov et Sergueï Eisenstein, respectivement 21 ans et 19 ans en 1917. Avec l’énergie de leur jeune âge, ils vont écrire un grand pan de l’histoire du cinéma. Dziga Vertov est le plus radical des deux : il rejette la fiction, car trop théâtrale et divertissante selon lui, et prône un cinéma « vérité », qui documente la vie réelle et instruit le peuple. Son film expérimental L’Homme à la caméra (1929), suite d’images filmées dans la ville pendant une journée, sans scénario et au montage très rythmé, a profondément marqué les cinéastes européens des années plus tard (néoréalisme italien, nouvelle vague en France, etc.). Eisenstein, quant à lui, réalise des longs métrages qui font encore référence aujourd’hui : Le Cuirassé Potemkine avec la fameuse scène du landau dévalant le grand escalier d’Odessa. La première école de cinéma au monde sera créée à Moscou en 1919 avec à sa tête un directeur de 20 ans : Lev Koulechov, inventeur de l’ « effet Koulechov », principe de montage selon lequel la succession de deux images peut créer une infinité d’émotions chez le spectateur.
Fils de paysan, Alexandre Medvedkine, 17 ans en 1917, élabore un grand projet cinématographique dès les années 1920 : sortir le cinéma de ses murs et installer un studio dans un train. Ainsi, le « ciné-train » va parcourir l’ensemble de l’Union soviétique dès 1932 afin de réaliser des films montrant la réalité des paysans, des travailleurs, des habitants… puis il projette ses films immédiatement, créant ainsi des discussions dans le public.
Les avant-gardes soviétiques sont le fruit de deux mouvements européens : d’une part le futurisme italien, mouvement collectif né en 1910 de la main d’un poète, et d’autre part le cubisme et son tableau inaugural, Les Demoiselles d’Avignon, en 1907, fruit des recherches d’un génie de la peinture, Pablo Picasso. Mais les avant-gardes ont été avant tout une aventure unique dans l’histoire : la rencontre du politique et de l’artistique, favorisée par l’enthousiasme de la révolution. Ce sont de très jeunes hommes et de très jeunes femmes qui ont inventé ce qui est devenu aujourd’hui un héritage incontournable. Dans le cinéma, ce sont des gamins qui ont porté un projet artistique sans précédent. Il aura fallu qu’on leur fasse confiance, qu’on leur donne les moyens de leur énergie et de leur créativité débordantes. Il y a cent ans, des artistes révolutionnaires inventaient la modernité : une exposition zéro point dix et un carré blanc sur fond blanc.
*Chimène De est professeure d’arts plastiques à l’École d’architecture de Paris La Villette.