Hommage à Jack Ralite, un ministre tourné vers la culture (Fabienne Arvers, Les Inrocks, 31/08/2015)
A lire comme à écouter Jack Ralite, on songe aux pages superbes du Marbrier de Carrare de Charles Péguy : tailler dans l’excès de matière qui enveloppe la forme, la sculpter par soustractions successives, être l’artisan au geste humble et sûr… Et ne pas craindre de se répéter, de s’en tenir à la poutre maîtresse d’une pensée architecturée par la mise en tension du poétique et du politique, s’en remettant à leur dénominateur commun, seul à même de les harmoniser : la croyance en l’homme.
Un homme politique partisan de la culture ? C’est l’exception qui confirme la règle : en cinquante ans de vie politique, Jack Ralite n’aura jamais dévié d’un pouce de ses convictions, lesquelles s’enracinent dans une filiation historique où se croisent et finalement se mêlent figures politiques (Robespierre) et artistiques (Louis Aragon, Victor Hugo, René Char, Saint-John Perse, Merce Cunningham, Jean Vilar, Julien Gracq…).
Dans son livre La Pensée, la Poésie et le Politique – Dialogue avec Jack Ralite, Karelle Ménine scinde à parts égales des entretiens réalisés en 2014 et des textes ou des prises de parole publiques s’étalant de 1966 à 2014. Journaliste de profession, homme politique par passion, communiste lucide et rêveur impénitent, Jack Ralite rétorque que “communisme est un mot extraordinaire” lorsque Karelle Ménine constate que c’est aujourd’hui “un mot blessé”.
La culture, indispensable levier pour ériger une communauté humaine
Il poursuit : “Moi, j’écris le mot ‘communisthme’, comme un isthme, parce que c’est exactement ça. Aucune des idées contenues dans le communisme n’a jamais été appliquée, cela reste donc une aventure à mener. Et puis j’ai pris le chemin du communisme depuis mon passage en prison (durant l’Occupation – ndlr), sans en avoir conscience, mais vivant comme témoin et victime de sa signification profonde. C’était alors un sentiment indicible, une connaissance en actes. Parcourant mon histoire personnelle, ce n’est pas parce que d’autres détournent ce mot qu’il faut se laisser détourner, et ce n’est pas parce qu’il y a du désaccord qu’il doit y avoir du désamour. En vérité, j’ai une fidélité inaltérable pour l’ouvrier-menuisier communiste de Vitry-sur-Seine qui, en déportation, a refait le chapelet de l’abbé, arraché par les nazis…”
Successivement maire-adjoint d’Aubervilliers de 1959 à 1984, député de Seine-Saint-Denis de 1973 à 1981, ministre de la Santé (de 1981 à 1983) et de l’Emploi (de 1983 à 1984), maire d’Aubervilliers de 1984 à 2003, sénateur de la Seine-Saint-Denis de 1995 à 2011, Jack Ralite a toujours fait de l’art et de la culture un cheval de bataille, indispensable levier pour ériger une communauté humaine. C’est le seul homme politique que l’on croise aussi souvent dans les rangs du public, spectateur aux visées émancipatrices qui aime à citer Diderot : “Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant.”
Un acteur inlassable de la défense des artistes
Depuis son compagnonnage avec Jean Vilar au Festival d’Avignon dans les années 60, il est un acteur inlassable de la défense des artistes, fondant en 1987 les Etats généraux de la culture. Je garde en mémoire ce récit qui le résume, paru dans le supplément du Festival d’Avignon 2014 des Inrockuptibles, qui retraçait les événements s’étant déroulés au cours du Festival de1968. Une démonstration saisissante de la façon dont la pensée se traduit en actes quand le politique tient son rôle de soutien irréductible en faveur de la liberté d’expression et des artistes.
“Je voudrais rappeler une chose qu’a faite le PC à Avignon et dont les comptes rendus de l’époque ne parlent pas beaucoup. La droite voulait faire des mauvais coups à cet étonnant homme de théâtre qu’était Julian Beck. Il faut dire qu’il s’y prêtait… Il logeait depuis un mois dans une école et ne parlait pas de politique à ce moment-là. Le soir, comme ils vivaient quasiment nus, vous imaginez ce que les journaux en pensaient. Ça ressemble beaucoup à ce qui se dit aujourd’hui sur le mariage pour tous. Il y a une similitude de pensée. On voyait ces gars d’une droite bien dure, le crâne rasé et, personnellement, j’étais très inquiet. Alors, j’ai fait une réunion à la cellule des cheminots communistes. Eux, le Festival, ils s’en foutaient un peu. Mais peut-être ne s’en foutaient-ils pas autant que leur silence ou leurs sourires nous le laissaient croire."
"Je leur ai dit : ‘Je sais bien que vous n’êtes pas de grands adeptes du Festival. Mais il y a au moins une chose pour laquelle vous êtes, c’est les libertés. Alors, nous, on se bat contre Julian Beck, mais pour pouvoir se battre contre lui, encore faut-il qu’il existe ! Et moi, je serais cheminot communiste, je considérerais qu’il est de notre devoir de faire un service d’ordre pour le protéger autour de l’école où il vit.’ Et ils l’ont fait. Ils étaient quatre ou cinq tous les soirs et c’était capital : des gars qui vont garder un homme pour qu’il soit intègre afin de pouvoir polémiquer avec lui le lendemain !”
Un combat inscrit dans la durée, qui lui permet de conclure sans mâcher ses mots : “Avec les cinquante ans du ministère de la Culture, (on est) passé d’une grande politique publique nourrie du Front populaire et de la Libération, à une communication culturelle, puis une marchandisation culturelle, ensuite une financiarisation culturelle, enfin à une mise sous tutelle des affaires de l’esprit par l’esprit des affaires.” C’était en 2009, dans un article paru dans L’Humanité. Le constat reste valable en 2017.
La Pensée, la Poésie et le Politique – Dialogue avec Jack Ralite (Les Solitaires Intempestifs), 219 pages, 14,50 €
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