En refusant de « certifier » l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015, le président des États-Unis prend le risque de faire exploser un accord qui empêche l’Iran de se doter de l’arme atomique. Mais il laisse à son Congrès le soin de régler les détails, ce qui permet encore de sauver l’accord, comme le souhaitent les Européens.
La vengeance est bel et bien un plat qui se mange froid. Après avoir tempêté pendant des mois contre « le pire accord jamais conclu », après avoir entretenu l’incertitude pendant des semaines, après avoir laissé les membres de son cabinet s’exposer sans connaître la position de leur patron, Donald Trump a fini par dénoncer verbalement l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 par les grandes puissances et Téhéran. Mais comme Trump ne serait pas Trump s’il ne laissait son égo prendre le dessus, il a fait en sorte de ne prendre qu’une demi-mesure et de laisser à d’autres le soin de se coltiner la décision difficile de l’abandon ou non de l’accord et du rétablissement de sanctions contre l’Iran.
Surtout, il a ressorti des cartons la vieille rhétorique des ultraconservateurs américains, selon laquelle Téhéran est une « dictature » et « un régime fanatique », « le premier soutien des terroristes du monde entier ». Des mots et une vision du monde paranoïaque que l’administration de Barack Obama s’était efforcée de remiser aux oubliettes du passé. En tentant de montrer que l’Iran ne respectait ni « l’esprit ni la lettre » de l’accord, il n’a pu brandir que des violations mineures et insignifiantes au regard des bénéfices dudit accord, et s’est échiné à mélanger la question nucléaire à celle de la politique globale du régime iranien.
Pendant les longues années de négociations qui ont amené à sa signature en 2015, comme durant les deux années qui se sont écoulées depuis, les critiques – conservateurs américains et néoconservateurs internationaux – de l’accord sur le nucléaire iranien (dont l’intitulé officiel est « Plan global d'action conjoint ») l'ont toujours sciemment mal interprété afin de mieux le torpiller.
Afin de pouvoir conclure un accord qui préserve les règles de non-prolifération nucléaire en prenant Téhéran à ses propres mots (les Iraniens ont toujours clamé qu’ils ne souhaitaient pas obtenir l’arme atomique, mais juste une application du nucléaire à des besoins civils), les diplomates se sont concentrés sur la question unique et étroite de l’enrichissement de l’uranium. En limitant l’enrichissement de l’uranium à 3,67 % (il faut l’enrichir à plus de 80 % pour une bombe nucléaire), en restreignant les stocks d’uranium déjà enrichi et en assurant un processus de contrôle des laboratoires nucléaires iraniens par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’accord de 2015 a fait en sorte que la République islamique ne dispose pas de l’arme atomique et ne puisse pas en fabriquer une avant une quinzaine de mois si jamais l’accord était rompu.
« Cela a été un accord extrêmement difficile à conclure, expliquait à l’époque de sa signature un diplomate français ayant participé aux négociations. Pour y parvenir, nous nous sommes concentrés sur l’essentiel. Alors, il est bien entendu que cet accord ne concerne pas les missiles iraniens, les capacités militaires de Téhéran, et encore moins le financement du Hezbollah et du Hamas ou encore l’appui apporté à Bachar al-Assad en Syrie… Il permet juste de s’assurer que l’Iran ne développe pas une bombe atomique dans notre dos sans que nous nous en rendions compte. » L’administration de Barack Obama avait eu beaucoup de mal à découpler la question du nucléaire de tous ses autres griefs à l’encontre de Téhéran, mais elle s’y était finalement résolue. Et aujourd’hui, de l’avis de toutes les parties chargées de surveiller le respect de l’accord, AIEA en tête mais également le Pentagone américain, celui-ci fonctionne.
Hélas, pour tous ceux qui considèrent la République islamique comme un « État voyou », un facteur de déstabilisation au Moyen-Orient ou une puissance régionale à contrer, l’accord sur le nucléaire n’a rien changé ou presque. Certains l’admettent de bonne foi, mais la plupart des autres font porter à l’accord sur le nucléaire une part de responsabilité qui n’en a jamais fait partie. Ils voient dans cet accord un aveu de faiblesse des Occidentaux, incapables de s’engager dans une confrontation résolue avec le régime iranien afin de le faire fléchir.
Donald Trump fait évidemment partie de ce dernier camp, à l’instar de la quasi-totalité des républicains américains. En décrivant vendredi 13 octobre sa volonté de « neutraliser l’influence déstabilisante de l’Iran et de restreindre son soutien aux terroristes et aux militants », tout en refusant de certifier l’accord nucléaire, il mélange les deux questions et conditionne les deux politiques l’une à l’autre, ce qu’avaient évité de faire les diplomates en pariant qu’un accord sur le nucléaire ouvrirait la voie à un assouplissement de Téhéran sur les autres questions. Mais le président des États-Unis ajoute une dimension personnelle à ce rejet : sachant que le « Plan global d'action conjoint » est considéré comme un des grands succès du double mandat d’Obama, avec la réforme de l’assurance santé, il souhaite évidemment le démanteler, au risque de commettre « sa plus grande bévue de politique étrangère », selon de nombreux analystes, américains comme européens.
« Emmanuel Macron a plaidé auprès de Trump pour qu’il ne laisse pas tomber l’accord. Theresa May l’a fait également, au point que le ton est monté entre eux lorsqu’ils se sont vus à New York fin septembre », raconte un diplomate britannique. Malgré ce premier échange tendu, la première ministre britannique est revenue à la charge par téléphone le 10 octobre. « Mais Trump est pris entre ses déclarations passées dénonçant l’accord, sa méconnaissance des enjeux internationaux et sa volonté d’affirmation individuelle. Il ne veut pas bouger. »
Il faut dire qu’Obama n’a pas facilité la tâche de son successeur. Sachant qu’il n’avait pas la majorité nécessaire face à un Congrès républicain, il n’a pas fait ratifier l’accord. À la place, il s’est engagé à « certifier » tous les trois mois que l’Iran respecte bien l’accord afin que le Congrès ne rétablisse pas le régime de sanctions contre Téhéran. Aujourd’hui, c’est cette certification que Donald Trump a choisi de ne pas renouveler. Il a également « autorisé » son administration à imposer des sanctions supplémentaires sur le régime iranien, en particulier les Gardiens de la révolution, la milice des fidèles du régime qui gère également des pans entiers de l’économie nationale, sans préciser la nature exacte de ces rétorsions.
« L’accord nucléaire avait effectivement écarté toute menace de guerre avec l’Iran »
Refusant d’aller jusqu’au bout en annulant directement la signature américaine de l’accord, le président a transmis la patate chaude aux élus du Congrès qui doivent désormais décider eux-mêmes s’ils rétablissent les sanctions et, par conséquent, provoquent l’ire de Téhéran et sa dénonciation de l’accord. Or cela ne les enchante guère. Outre l’animosité croissante entre les sénateurs républicains et l’occupant de la Maison Blanche, les premiers estiment que la gestion de ce genre de problème est du ressort de l’exécutif. Par ailleurs, ils viennent juste de s’engager dans une réforme des impôts longue et délicate, qui s’annonce comme leur seule opportunité de montrer à leurs électeurs qu’ils sont capables de traduire leurs beaux discours dans la réalité (ce qu’ils n’ont pas réussi à faire avec la réforme de l’assurance santé d’Obama, qu’ils ont échoué à remplacer). Ils n’ont donc pas envie de se détourner de cet objectif pour se lancer dans une bataille qui n’est pas gagnée d’avance.
Car aujourd’hui, les élus modérés qui s’étaient montrés critiques de l’accord ont tendance à penser qu’il fonctionne correctement. Le patron du Pentagone, pourtant connu comme un « faucon » à l’égard de l’Iran, a confirmé que l’accord était respecté. Même l’ancien premier ministre et ministre de la défense israélien Ehud Barak, qui avait envisagé de bombarder l’Iran en raison de son programme nucléaire, estime désormais que les États-Unis doivent maintenir l’accord, « sinon cela servira les intérêts de l’Iran ».Il en va en effet de la parole des États-Unis.
Après le retrait des accords de Paris sur le climat et des négociations sur le traité trans-Pacifique, cela serait un troisième accroc au respect de la signature américaine, en attendant un éventuel quatrième renoncement au sujet de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). « Une telle attitude démonétise complètement la parole de la première puissance mondiale », juge un ancien diplomate américain sous George W. Bush, reconverti dans le privé. « Au moment où nous avons déjà une crise nucléaire sur les bras avec la Corée du Nord, comment allons-nous convaincre Pyongyang de négocier plutôt que de balancer une bombe sur ses voisins ? Et comment allons-nous convaincre nos alliés que nous sommes sérieusement engagés dans n’importe quel processus diplomatique ? »
Quant aux dirigeants iraniens, déjà partagés entre ceux qui étaient favorables à la négociation afin de sortir de l’impasse des sanctions internationales, et les tenants d’une ligne dure allant vers la confrontation, ils risquent désormais de faire front commun.« L’accord nucléaire avait effectivement écarté toute menace de guerre avec l’Iran. Il avait également permis de renforcer le camp des modérés iraniens, ceux qui veulent se consacrer à des réformes économiques et à un rapprochement avec l’Occident », estime Vali Nasr, chercheur en relations internationales à la Brookings Institution. « Mais désormais, les Iraniens vont interpréter la décision de Trump comme la preuve qu’il est inutile de discuter avec les Américains car Washington ne respecte pas ses engagements et interprète toute initiative diplomatique comme un aveu de faiblesse. »
La situation va s’avérer particulièrement délicate pour les Européens, notamment les trois puissances qui ont négocié, garanti l’accord, et tenté de ramener Trump dans le droit chemin (France, Grande-Bretagne, Allemagne). Le risque d’un rétablissement des sanctions américaines, qui aura forcément un impact sur les entreprises européennes ayant commencé à profiter de l’ouverture iranienne, n’est qu’un élément de l’équation. Quid de la diplomatie européenne à l’égard de l’Iran ? « Les Iraniens ont beau savoir que nous avons essayé de convaincre Trump, et que nous allons respecter notre part du marché passé avec eux, ils risquent tout de même de mettre tous les Occidentaux dans le même panier, et de juger que nous ne sommes pas des partenaires intéressants puisque nous ne sommes même pas capables de peser sur les Américains », redoute le diplomate britannique.
À Paris, au Quai d’Orsay, de même qu’à Londres, une stratégie de recours a commencé à être mise en place ces dernières semaines : essayer de convaincre les élus du Congrès américain de ne pas rétablir les sanctions. Les relations avec les représentants et les sénateurs américains sont toujours plus compliquées qu’avec l’exécutif, car ils sont nombreux et leurs idées et leur poids politique divergent grandement, même s’ils appartiennent au même parti.
Le conseiller diplomatique d’un ministre du gouvernement français ne veut pas s’étendre sur les initiatives qui ont été prises, mais il confirme que des échanges ont eu lieu entre les capitales européennes et quelques élus républicains influents. « Notre ambition est de préserver le statu quo actuel : que Trump ne certifie pas l’accord, mais que le Congrès ne rétablisse pas automatiquement les sanctions », explique-t-il. Pour cela, il existe une voie étroite : voter un amendement à la loi qui impose au président de certifier le respect du « Plan global d'action conjoint » tous les trois mois, en éliminant cette exigence. Ainsi, Trump échapperait à cette obligation, ce qui le satisferait, et les sanctions demeureraient dans les limbes. Autrement dit, laisser à Trump sa rhétorique belliqueuse, et noyer la perspective de nouvelles mesures de rétorsion, qui ne feraient qu’enflammer une situation déjà très combustible.
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